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DE L'ORIGINE
ET DES DÉBUTS
DE L'IMPRIMERIE
EN EUROPE.
A PARIS, CHEZ JULES RENQUARD ET C'F\
LIBRAIRES-ÉDITEURS ET LIBRAIRES-COMMISSIONNAIRES POUR L'ETRANGER.
RUE DE TOURNON, N° 6.
SE TROUVE AUSSI CHEZ L'AUTEUR, RUE LE PELETIER, N° 25.
DE L'ORIGINE
ET DES DÉBUTS
DE L'IMPRIMERIE
EN EUROPE,
PAR AUG. BERNARD,
MEMBRE DE LA SOCIETE DES ANTIQUAIRES DE FRANCE.
PREMIERE PARTIE.
P1RIS.
IMPRIME PAR AUTORISATION DE L'EMPEREUR
A L'IMPRIMERIE IMPÉRIALE.
MDCCC LUI.
il1
/*
A MONSIEUR
GOTTHELF FISCHER DE WALDHEIM,
CHEVALIER DE PLUSIEURS ORDRES,
CONSEILLER D'ETAT,
PRÉSIDENT DE LA SOCIETE IMPERIALE DES NATURALISTES,
À MOSCOU.
Pardonnez-moi, Monsieur, la liberté que j'ai prise, ne
vous étant pas connu, de vous dédier ce livre : il m'a
semblé que rien ne pouvait être aussi favorable à mon
œuvre que de paraître sous les auspices du doyen des
historiens de la typographie; d'ailleurs, je n'ai pas cru
pouvoir me dispenser de rendre un hommage public au
savant dont les découvertes précieuses et les ouvrages in-
téressants1 m'ont en grande partie engagé à entreprendre
ce travail.
Votre tout dévoué serviteur,
Aug. BERNARD.
Paris, le ier mai 1 85 1 .
1 Voici , pour ne parler que de ce qui nous intéresse , la liste des
A.
iv AVANT-PROPOS.
doute de me prêter son concours pour traiter ce
sujet, qui lui était à lui-même agréable et familier.
La merveilleuse subtilité de son esprit, suppléant
aux connaissances pratiques, eût pu me fournir le
moyen d'éclaircir plus complètement que je ne l'ai
fait une question fort obscure encore, malgré les
découvertes nouvelles de la bibliographie.
Ce n'est pas un panégyrique que j'ai entrepris :
il n'est heureusement pas nécessaire de se mettre
en frais d'imagination pour prouver que l'imprime-
rie est la plus importante invention des temps mo-
dernes. Mon livre est purement historique. Jusqu'ici
on s'est plus attaché aux raisonnements et aux hypo-
thèses qu'à l'étude des monuments : c'est le contraire
que j'ai fait. Je laisse au lecteur à juger jusqu'à quel
point j'ai su éviter le défaut que je signale chez mes
devanciers. Toutefois, je crois devoir le prémunir
tout d'abord contre une idée peu exacte que pour-
rait lui faire concevoir de mes recherches le mot
origine employé dans le titre de mon livre. Je n'ai
pas entendu suivre dans toutes leurs déductions ces
chercheurs de quintessence qui rattachent directe-
ment l'art de Gutenberg à l'opération que faisaient
subir jadis à leur mobilier vivant certains proprié-
taires d'esclaves, opération consistant dans Y impres-
sion d'une ou plusieurs lettres au front de ces der-
AVANT-PROPOS. v
niers au moyen d'un fer gravé rougi au feu. Pour
moi, l'imprimerie c'est l'art de faire des livres : je
ne vais pas au delà. Par le mot d'origine j'entends
donc seulement parler des essais qui ont précédé
immédiatement la réalisation des caractères mobiles
de fonte. Vouloir pousser plus loin les investiga-
tions me semble une chose puérile, car, si l'on se
laisse entraîner dans cette voie, on remonte forcé-
ment à l'antiquité la plus reculée. Tous les faits s'en-
chaînent dans l'humanité, et il n'y a pas à proprement
parler d'invention : il y a seulement des modifica-
tions et des perfectionnements successifs. Si donc
j'appelle l'imprimerie une invention, c'est unique-
ment au point de vue du résultat pratique, car phi-
losophiquement il n'en est pas ainsi : l'imprimerie
est la conséquence naturelle de faits antérieurs. Dans
cet ordre d'idées, le mot imprimerie n'est peut-être
pas celui que j'aurais dû inscrire sur mon livre , ce
mot s'appliquant à plusieurs arts dont les procédés
sont bien distincts , quoique donnant un résultat
analogue; mais le mot typographie , que j'avais d'a-
bord adopté, a paru à quelques-uns de mes amis
trop technique ou trop scientilique, et j'y ai renoncé ,
sur leur avis, pour prendre celui qui seul est bien
connu de tout le monde.
J'ai dit, que mon livre était tout historique : ce
vi AVANT-PROPOS.
n'est cependant pas un pur récit de faits que j'ai
entrepris. Les écrivains qui se sont occupés de ce
sujet avant moi, presque tous étrangers à la profes-
sion d'imprimeur et à ses mille détails, ont soutenu,
les uns après les autres, les plus étranges hypo-
thèses, et il fallait les réfuter d'abord. Avant de bâtir
une maison , il convient de déblayer le terrain des-
tiné à recevoir l'édifice : c'est ce que j'ai fait. J'ai
rencontré sur mon chemin tant de traditions er-
ronées encore debout, que j'ai dû consacrer beau-
coup de temps à les renverser. Toutefois, je n'ai pas
entrepris, on le comprendra, de réfuter tous les
systèmes et tous les auteurs qui ont écrit sur l'im-
primerie : dix volumes n'eussent pas suffi pour cette
besogne ingrate; je me suis attaché seulement aux
erreurs les plus accréditées ou les plus spécieuses,
abandonnant les autres au simple bon sens des lec-
teurs. Mais j'ai eu soin de recueillir partout, sinon
de mettre en œuvre, les matériaux qui m'ont paru
bons à conserver, et j'en ai rassemblé d'autres qui
n'avaient pas encore servi. On reconnaîtra, je l'es-
père, qu'il était difficile de réunir plus de docu-
ments que je ne l'ai fait en si peu d'espace.
Maintenant, en quoi consiste l'invention de l'im-
primerie ? Ce n'est pas, comme une foule d'auteurs
le répètent, dans l'art de graver des poinçons, car
AVANT-PROPOS. vu
les Romains, les Grecs et les Egyptiens eux-mêmes
ont pratiqué la gravure sur métal, et n'ont pas fait
de livres imprimés; ce n'est pas non plus, comme
l'a dit un auteur moderne , uniquement dans la
découverte de Y impression, car l'impression a été
connue de tout temps, ainsi que le prouve l'anti-
quité de ce mot pris dans son sens général : c'est
dans la combinaison de divers procédés, plus ou
moins anciens , dans le but spécial de multiplier des
livres pour les mettre à la portée des masses. C'est
ainsi que l'application de la vapeur aux chemins de
fer, usités depuis fort longtemps, mais restés jusqu'à
nos jours sans importance sociale, a donné à ce
mode de locomotion toute sa valeur civilisatrice.
Beaucoup de personnes étrangères à la profession
croient que l'imprimerie est un art fort simple, dont
tout l'ensemble dut se présenter à la fois dans le cer-
veau d'un seul homme : c'est une erreur que con-
tredisent et l'histoire des progrès de cet art et l'état
actuel des choses. Lorsqu'on étudie le mécanisme
de l'imprimerie dans toutes ses parties, on est émer-
veillé des efforts de génie qu'il a fallu faire pour en
combiner les mille ressorts, et pour atteindre cette
précision admirable en toutes choses qui a permis
de réaliser les miracles quotidiens sur lesquels sont
fondées la gloire et la puissance de cette merveil-
vin AVANT-PROPOS
leuse industrie , qui fait de la science de chacun le
patrimoine de tous.
Si Ton en croyait les adorateurs du dieu Hasard ,
il ne manquait plus au peuple romain, pour réa-
liser l'imprimerie, que la permission de leur divi-
nité, permission quelle refusa constamment, sans
qu'ils en puissent indiquer la raison. Ils ne songent
pas qu'avant de trouver l'imprimerie , les Romains
avaient à inventer la mécanique , la chimie , et
une foule d'industries qu'il serait trop long d'énu-
mérer. A quoi aurait servi, par exemple, la décou-
verte de l'imprimerie avant qu'on eût trouvé l'art
de faire du papier? Quelques personnes se récrie-
ront sans doute, en disant qu'on aurait pu impri-
mer sur vélin : oui, c'est vrai; mais le vélin, qui
manquait déjà au moyen âge, à ce point que les
moines étaient souvent forcés pour écrire, soit le
cartulaire de leur abbaye, soit Y Office de la Vierge,
de gratter un Tacite ou un Cicéron, ne pouvait
suffire à l'imprimerie , qui n'a d'importance que
par la masse des produits qu'elle met au jour1. Cet
art serait mort d'inanition s'il fût né alors, et ce
1 Les grandes choses tiennent souvent à de fort peliles. Ainsi
l'on n'aurait pas pu employer les mécaniques pour l'impression ,
si 1 on n'avait trouvé d'abord le moyen de remplacer les balles par
les rouleaux.
AVANT-PROPOS. ix
n'est pas pour mourir qu'il devait naître. Non, non,
toute chose vient en son temps. C'est un enfan-
tillage de regretter que les Romains n'aient pas
connu l'imprimerie; car ils ne pouvaient la con-
naître, n'en ayant pas besoin1. Des millions d'es-
claves étaient là pour satisfaire les goûts littéraires
du petit nombre de lettrés des temps anciens. C'est
à tort qu'on cite Cicéron, saint Jérôme et je ne sais
plus qui encore comme ayant conçu l'idée de l'im-
primerie : ce que ces auteurs ont écrit n'a aucun
rapport avec l'impression des livres.
Je le dis hardiment, le hasard n'est pour rien
dans ces sortes d'inventions. On ne les trouve que
parce qu'on les cherche, et on ne les cherche que
parce qu'on en a besoin. Voilà pourquoi le peuple
chinois, qui a devancé les Européens dans la civili-
sation, a aussi trouvé longtemps avant eux un pro-
1 Si l'on s'en rapportait au commentaire fait de nos jours sur
un passage de Pline , les anciens auraient connu l'art d'imprimer
les portraits; ce procédé aurait même été employé par Varron, qui
aurait reproduit avec son secours les nombreux portraits dont son
livre intitulé De imaginibus était enrichi. Mais je dois dire que ce
commentaire n'a guère trouvé jusqu'ici que des incrédules. (Voyez
au reste dans le Précis analytique des travaux de l'Académie de
Rouen, année 184.7, un article de M. A. Deville intitulé Examen
d'un passage de Pline relatif à une invention de Varron. Cet article
a été tiré à part en une brochure in - 8° de 16 pages , avec une
planche.)
x AVANT-PROPOS.
cédé particulier d'impression approprié à ses be-
soins. Malheureusement son système d'écriture met
obstacle au développement de son art. Pour les
Chinois, la mobilité des caractères, ce qui fait tout
le mérite économique de l'imprimerie, est sans
avantage, et ils continuent à faire graver leurs livres
sur des planches fixes : ils sont ainsi privés tout à la
fois du bénéfice des corrections d'auteur et de l'emploi
réitéré des mêmes caractères. Au reste, la civilisation
de ce peuple, qui s'est mis de lui-même en dehors
de la marche de l'humanité vers le progrès, s'est
arrêtée au point où nous en étions au commence-
ment du xve siècle. Les instruments d'imprimerie du
peuple chinois sont encore tout primitifs : non-seule-
ment il ignore l'existence de ces admirables machines
qui peuvent tirer en une heure dix mille exemplaires
d'un journal comme le Times anglais, par exemple,
renfermant la matière d'un volume, mais il n'en est
pas même arrivé à la presse à bras , qui tire deux à
trois mille par jour. C'est donc bien gratuitement
que quelques auteurs ont voulu faire remonter jus-
qu'aux Chinois l'honneur de l'invention de la typo-
graphie : ce peuple étrange connaît à peine l'imprime-
rie, en prenant ce mot dans son sens le plus large1.
On peut consulter sur ce sujet un curieux article qu'a publié
M. Stanislas Julien , clans le Journal asiatique (n° 1 2 de 18/17) , sous
AVANT- PROPOS. xi
D'ailleurs, d1 après ce que Ton sait des premiers im-
primeurs européens, on ne peut contester à la ty-
pographie son origine moderne et européenne.
C'est ce qui ressort jusqu'à l'évidence du travail
qu'on va lire, et dans l'intérêt duquel je n'ai pas
hésité à entreprendre un grand voyage pour visiter
successivement toutes les villes qui ont joué un
certain rôle dans les débuts de l'art typographique,
et interroger sur les lieux mêmes les savants, les
livres et les traditions.
Paris, 16 novembre i85i.
P. S. La date qu'on vient de lire est celle du jour
où j'ai remis mon manuscrit à l'Imprimerie natio-
nale , pour être soumis au jugement du Comité des
impressions gratuites. Ce Comité ayant émis un vote
favorable dans sa séance du 28 mai 185a1, l'Impri-
le titre suivant : Documents sur l'art d'imprimer à l'aide de planches
en bois, de planches en pierre, et de types mobiles, inventé en Chine
bien longtemps avant que l'Europe en fît usage. (Tiré à part de 16
pages in-8°.) On fera bien toutefois de se mettre en garde contre
les préventions bien naturelles de l'auteur en faveur du peuple
chinois.
1 Ce comité, pris dans le sein de l'Institut, était alors composé
de MM. Arago, Burnouf, Cousin, Dumas, Girod, Hase, de La-
grange, Mobl, Naudet, Pardessus, Vite t.
xn AVANT-PROPOS.
merie nationale en a commencé l'impression dans
le mois de juin suivant.
Dans le cours de mon livre j'ai souvent employé
le terme de point, suivant l'usage actuel, pour indi-
quer la force des caractères ou la hauteur des pages;
comme les points ne sont pas précisément de même
force dans toutes les fonderies et imprimeries de
Paris, je dois prévenir le lecteur que j'ai adopté le
système qui donne vingt-cinq points au centimètre :
cela convenu, il sera facile de faire la conversion des
points en mesure métrique.
N'ayant pu reproduire avec les caractères typo-
graphiques en usage aujourd'hui les nombreuses
abréviations usitées au xve siècle (abréviations dont
l'interprétation aurait, du reste, offert des difficultés
à la majorité des lecteurs) , j'ai restitué tous les pas-
sages des livres de cette époque transcrits dans le
mien, sauf dans quelques cas rares, qui présentaient
du doute.
Paris, 20 octobre i85a.
DIVISION DE L'OUVRAGE.
PREMIERE PARTIE.
DE L'INVENTION ET DES INVENTEURS DE L'IMPRIMERIE.
Pages.
Ch. Ier. Des premiers produits de l'imprimerie i
II. Laurent Coster et son école (1 42 3-i 45o) 56
III. Jean Gutenberg à Strasbourg (î 420-1 444) 1 1 5
IV. Gutenberg à Mayence (i445-i4Ô7) i55
V. Jean Fust et Pierre Schoiffer (i455-i466) 216
VI. Pierre Schoiffer et Conrad Fust, dit Hanequis (1467-1 5o3). 269
DEUXIEME PARTIE.
DE LA PROPAGATION ET DES PREMIERS PROPAGATEURS
DE L'IMPRIMERIE.
Ch. Ier. Allemagne ( i454-i48o) 1
Si. Mayence et Eitvil (Henri et Nicolas Bechtermuntze,
Wigand Spyess , Jean Numeister, Henri Keffer,
Jean et Jacques de Meydenbach , Frédéric Misch ,
Pierre de Friedberg, les frères de la Vie commune
de Marienthal , Jean de Petersheim) 4
§ 2. Bamberg ( Albert Pfister) 20
S 3. Strasbourg (Jean Mentelin, Henri Eggestein, etc.) .. . 61
§ 4. Cologne (Ulric Zell, Arnold Ther Hoernen) 109
S 5. Nuremberg (Henri Keffer, Jean Sensenschmidt, etc.). 1 1 5
§ 6. Bâle (Berthold Bot, Bernard Biche!) 119
§ 7. Augsbourg (Gunther Zainer, Jean Schùssler, Mel-
chior de Stanheim , Jean Bamler) 121
§ 8. Munster en Argovie (Hélie de Louffen, etc.) 127
§ 9. Spire (Jean et Vindelin de Spire [?] , Pierre Drack). 1 33
xiv DIVISION DE L'OUVRAGE.
Pages.
Cii. II. Italie (i465).
§ 1 . Rome et Subiaco (Conrad Sweinheim et Arnold Pan-
nartz, Ulric Hahn, Simon Nicolaï de Chardelle,
Georges Laver, Philippe de Lignamine, etc.) 1 36
S 2. Venise (Jean et Vindelin de Spire, Nicolas Jenson,
Christophe Valdarfer, Jean de Cologne , Jean Her-
bort, André de Asula , Aide Mannce , etc. ) 174
§3. Lucqnes (Clément Patavinus, Rarthélemy de Civitale). 198
S 4. Foligno (Jean Numeister, Émilien de Orfmis). . . . 208
S 5. Milan (Antoine Zarot, Philippe de Lavagna, Chris-
tophe Valdarfer, Denis Paravisinus, Archange Un-
gardus , etc. ) 211
S 6. Rologne (Balthazar Azzoguidi, André Portilia) 234
S 7. Florence (les Cennini père et. fils , Jean de Mayence ,
Nicolas d'Allemagne, etc.) 237
§ S. Trévi , Trévise, Ferrare , Pavie , Vérone, Gênes (Jean
Raynardi d'Eningen, Pamphilo Gastaldi, Gérard
de Lisa, André Belfort , Matthias Moravus) 262
§9. Naples (Sixtus Riessinger, Arnold de Bruxelles, etc.). 257
§ 10. Sicile (Henri Alding, André de Bruges) 258
Ch. III. France.
§ 1. Paris (Pierre Schoiffer, Jean Fust, Nicolas Jenson,
Ulric Gering, Michel Friburgier, Martin Crantz,
Pierre Cœsaris, Jean Stoll, etc.) 260
§2. Lyon (Guillaume le Roy, Rarthélemy et Jacques
Ruyer, etc. ) 33g.
§ 3. Rruges ( William Caxton , Colard Mansion , Jean
Rrito [?]) 3/17
§4. Alost et Louvain (Jean et Conrad de Westphalie,
Thierry Martens, Jean Veldener) 4oi
S 5. Anvers (Vander Goes, Thierry Martens) 4i6
S 6. Utrecht (Nicolas Ketelaer et Gérard de Leempt) ... 419
Ch. IV. Angleterre (William Caxton, Thierry Rood, etc.) 422
Ch. V. Espagne (Lambert Palmart, Nicolas Spindeler, etc.) 43g
TABLE DES PLANCHES.
FAC-SIMILE DE DOCUMENTS ORIGINAUX.
i et 2. — Extraits des Mémoriaux de Jean le
Robert, abbé de Saint-Aubert de Cambrai
(à Lille) t. I, p. 98
fi. 1. ... 7 3 — Extraits de l'Obituaire ou Nécrologe de
Saint-Victor de Paris (à Paris) Ibid. 254
.4. — Extrait du Registre capitulaire de l'église
de Saint-Pierre de Mayence (à Paris). .... Ibid. 260
5. — Quittance de Pierre Schoiffer (à Paris). . Ibid. 272
6. — Autre quittance du même (à Paris) .... t. II, 328
PI. II. . . / 7. — 'Note écrite par Louis de Lavernade sur
j un Cicéron de i466 (à Genève) Ibid. 290
' 8. — Signature du même (à Paris) Ibid. 290
FAC-SIMILE DE CARACTERES 1.
PI. III.. n° 1. — Spéculum humanœ Salvationis (sans date), t. I, îii
Pl. IV . . 2. — Donat (sans date ) Ibid. \ 54
' 3 et 4- — Lettres d'indulgences de i454-i455
(édition de 3i lignes) Ibid. 176
5 et 6. — * Lettres d'indulgences de i454-i455
(édition de 3o lignes) Ibid. 176
PI. VI. . . n" 7. — Rible de 42 lignes Ibid. 182
PI. VII. . nos 8 et 9. — Psautier de 1457 (les deux caracl.). . Ibid. 192
' Tous ces fac-similé (sauf les trois qui sont marqués d'un astérisque) ont été
pris sur les originaux, à la Bibliothèque nationale, à Paris. Les irrégularités qu'on
remarque dans la forme de certaines lettres , ou même dans l'ensemble de certains
fac-similé, pourraient faire croire que ces derniers représentent des caractères fixes
en bois; mais tous nos fac-similé figurent des caractères mobiles, et les irrégularités
signalées ici doivent être attribuées aux accidents éprouvés par les originaux, soit
papier, soit parchemin.
PI. VIII.
PI. IX..
PI. X . . .
PI. XI . .
PI. XII. .
Pi. XIII.
TABLE DES PLANCHES.
nus 10 et 11. — * ïraclatus de celebratione missa-
rum t. I , p.
12. — Spéculum sacerdotum Hermani de
Saidis Ibid.
n° i3. — Rationaie Durandi (de 1 /(. 5 9 ) Ibid.
i4- — Grammatica latina (de 1468 ) Ibid.
i5. — Bible de i46*j (souscrip. avec écusson). Ibid.
n° 16. — Catholicon (de i46o) t. II,
17. — * Lettres d'indulgences de i46i Ibid.
n° 18. — Bible de 36 lignes Ibid.
n° 19. — Lactance de Sweinheim et Pannartz
(Subiaco, i465) Ibid.
20. — Cicéron, des mêmes (Rome, 1467). . . Ibid.
2 1 et 2 2 . — Cicéron de Hahn ( Rome , 1 468 ) . Ibid.
23. — Cicéron de Jean deSpire (Venise, 1 469). Ibid.
n° 24. — Recueil des histoires de Troyes (sans
date) Ibid.
2 5. — Lettres deGasparin de Bergame (Gering,
Paris, 1470) Ibid.
26. — Eusèbe (Jenson , Venise, 1470) Ibid.
204
209
232
276
236
3o
i4o
i48
i63
176
36a
CORRECTIONS.
T. I, p. 91 , ligne 2 4, au lieu de l'abbé des Roches , lisez Jean des Roches.
p. 2o5, ligne 17, au lieu de le n° 6, lisez les n°s 10 et 11.
p. 287, à la note, au lieu de n" 7, lisez n° 6.
Pl. 1. (Documents)
J° 1
N° 2.
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Pl.IL (Documents).
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Pl. III. (Caractères).
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^tfErCatUV tUI iffrn* rtoftet utfupM Ggo te abfoluo ab omibj penetuie strttte sFcflts ^ oblitk reftituenoo te Milita =
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UÎUECuôcTrtllifiOelibjpûteelrâeinfpcehtrie ^flUUUUBjt^ûjp^CôriltûriçâmBafi'ûf-inî.peuratoigcneralie #cr«nifTïmi
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^l'ff fCiltUr tUt K ÏPiïe nofter îbefut? vpe p fiiâ fandifTmiâ et pnf/imâ mtoj te ab/oluat (ft aïïctc ipiçi beatcttûqî petri î pault
ciplbu eio ar aûclc aplïca iittcbi omifta t tibi zcelTa (?go te abfoluo ab onubi pcâe tuic- rtrttie sfc/fie toblt'tt'ô € tio. ab omîbj cafib
(Forai a plciitiuc rcmîflîoms in morne articule
iffl'CÛtUr tUI "H ^"G nofter urfup:a(fgo te abfoluo ab ottub) pcâs tuÎ6côt*tti6 ofcflle et obh'ci'6 reftitucnootevntfari
Pl. VI. (Caractères)
N°7.
artts te altart Ht liante fttt|tm>
qua& Ijabtbtt quîq? rubttae in
Jonçttuîïim:^ toriîé m larituirint io
tft quaîirûict nte rubitos in aitîtubî
nt JXo2nua auttg mtatunî anplne
tgîpfl ttûtttt tq|tts illuîï tte. Jfaritftn
ht orne tins Itbttte aîï uiwpimîïne
rintttsrtt ftutîptô-attn fuftinulao^
îgnhl reoptatta. ffltma oala t£ m &
britabîa JCraurfanutt in raobû rttir
tntanuç rui9 quatuo: angulne toit
mtatuiw anuh «nuquoe ponte wbf
arulâ altarte. ifcïtqî ttatitfa uftp au
alrarîe mtùriLjfatite* ntdce altanf
Ht liante ïtrtfim Duoequoe optrit*"
lanume cntie*tr iuDurce g rirculoe:
tcuntq; t| tmtwn lance altarie ûD po**
tanîm. Jfton fnïioû fto înant * tanû
tntrînftcue fonce îlhm: fttuîj ribi m
raontetnôutatû tft.jfatitett atrium
Pl VII. (Carac
Nos 8 et 9.
gjatecDotretuimîiua
omîrfalufifatrrçrê,
^aiuûfatpapuiflm
£3
tat pa? irrumute tu
remuôjpomîtena
ro mfimue i raptiu
Innftîiijôtya*
tolUto nos Hnt,
b mftîHja oîra
Pl. VIII. (Caractères
N°10 et 11.
ht iûimmta mfmutfanûm a*
frcuftoms ftrmitri^
tDoniïrrica^riniapDft bieafcennois bni
o fTtciû b ni cale (Eraiid i«£to ht] cû fuff ia£n s
bnob AlFa*Seqiïtia*et pfctcoe be fefto afcen
fioirifc necno (5fta rn e;ccelfis Oebo et 1 tenti f*
fabmcaltter bicefcur.
Jbmriliter bicendn$ eft fi facïa eft alïqua ad
bîcô crroneaificut fuit addicô arrtf vel ftiiwe
addicô cnnptincfé baptisas nuliomô credat
fiei pDiïc bapfcfmû.^bi^babiliter bubitat*
te obmnTis an fmt &nibftâtïa»an & addicoe
an nnpcduitbaptirmiï an nô-ad fb?tnâ côdû
côn aie returiatur*que fil p pfi ta eft m prmi a
fpcrae be materna fq be emcndâdis arca mate
rt'atm§ï tn obtmffa funt 1 Ua que nô funt &
fubftâtU.utego»etamé-Tel fine onn malitia
facïa eft binuuucô\*:l addicô»v:l co:rup cô ar
ca fine bicl:ôi6«qucnônocet:etcertû eft omïa
alta rite bicfca etpacta»tatis miliomô rebap
iijâduG necabfolute*nccfib odtcôe:cpvaibe
cauendû eft ncTcrebaptifatus rebapfcfetui\
c>bicûcp<pbabiU bubixi; eft fb^inaodîcôna^
iis teneatur ut bîcfcum eft.
Pl. IX.
ÏP 13.. 14 et 15.
ceûto loco'pafcaf cerc? bfidteer^Cit qt> fci«
en6 c cp îptictpio ofFici) tôt? m cccfat^tg-s
cytuig"ut.xncm? te lapite pcufTo cû calîte
"WcycftaUo folîobiectafc? cHciTtc farméto Jôucn
tg-uiôAttt? "veteré ltgfl-icatlcgv.au? fig-uc m môrc
£pt côplete fuere* atteo Wut cytni<H-c cciïac tebuc *
rut.Ç te lapitc ici c te ypo.qm c (apts angulane.q
'Verbe miwôpcufJuôfpmfcrn nobift cffudit^vl te
criftallo inter folenn.lnnâmcd»âtc.id cft-ypo qui
ÇSpçricmbo nup btrf#p*tii
f ticttaquedâg-tâmaticeru*
tmneta cerro p cndtîiê mi*
meropôdercctmenfurahi
rmi cobcrcémg-ctilaboc conattiffiï
quobifcébô a ccrtioîmcneftcrctTab
fSns boc optifailu* firritû ac côplctû*<t ad
cwfcbiaj fccinuiuftrie iti cuutatv Q)agunttj
pzr"Jobannc fliO ciué'Ct JSetrû fd:pifmrr te
gerti£bepm clcnai fciotep cuifde3 cil- confus
matû. Antio iîicarnacôiô t>nicc-AV-cccc»l>:t)»
"Jn vig-ilia affumpcôis fjtbfcvirginiô marie.
Pl
N° 16.
"cuuo.fl.mn. in loua exponitur.
^cx leçje.t>7 a lecco.çie.leccj.qz Icccîtur.Çt cfr
Icxjîtô fcn'ptiï afcifccns bonel>u.fpbibcn'à conf
riO.u? lex ê fcnptû populo cpniulçttû maçjiftm
tu quercnre et populo refpontxmfe.Ç'olcbat enij
maçifter ciuiratfe aim aliquâ leçjem udlet iitftitu
en? afeencere pnlpifii m meoia concône c?t que*é*
a populo f) ucllot îîluo ràtû cOc.ct- arroptu rïîfio
tic A populo ttinceps <p (ccje babebaf .Fni bucj.
ÎGt feias q> lec^o.çis.eofïe in piîti fi in pteriro
roti.VnDe lex Icçio tenet naturam bumo preri
ti leçf.aini prirnam prob\*\?.flon ûcect illa !egi
ÉjL£unt contraria lecji.De leçe nâli uioo in confcfa
2Qgxîs in te pratu: paufàcû ucl formo.et fîî ba*
barolexio £ buaj.pap ucro oicit.Lexiô greo? lati
ne loaiOD.î.queubet filFa nV uox que faibi fccbj
Nc .
Li-O ôtamurvnuuj^pnc g iui rmpzcmm \-? q««<a
î»iôc pzo repacône ccdïc Aubufen et ad op9 fabnee n5i9 intentû* cd i
pzo 5uo£ccim ôicb?&ifpo»u polîlt )&x>qspavticcpslneul$cnnau. m
emm nrm pium papa fcfcm coceflaij elfe fccbebit viîchcetq? eltcjc po
moztiô arneulo çfeflTorem T»&oneum q cutn ab orn\b9<Dcntcnni$ c:
inquas nonfcfi incibilTê îtdarar9 e(> Accnô et ab oriïib9 crinubP peri
cafib9 ceu fcfci aplïcc retmaris abfoluê et p le n aria rcmilïionë aûcte j
pofT\t6ic tîi q> fariffariat û alicui p eu farilTactio impen&êda fit tt Ç\
vl loco fcxtr rcric qfî aliunôe in »lla tetunare renenir alto Mo in fep
pictatie iuxta ôictamen fui conheffbris maxïc afc fabricam Dicte ceci
fariat £t in obebiêda (coi* aplïce ac pfati (ctiflimî oni nri pij pan
bulla&tctï bni pape p\) pleni9 conrieturfn cui9 reft'n îoïuinSicjillui
ftepnbazdûtpm âc ftuflolpbum îecunû vVo:irwuLn pio bac?nî)u
a oicto brio p»o fûmo ponrifice cft î5an\ Pacultae pnhbus efb ajpen
OOillehnAoquabrinçjcnrd'imolcxaarcfimopzimo
N°18.
atelptamfr
$iïmvâ tut ftcht t ufebm
qui lîttccài^ tuariï mûtp g/am
miplmtumrcfafa ïjontftatmt
moîû tuoi|* tontemptu ftû* fi
îftn amîtiiif amoH rpi ^am
pmîratîâ tt umuûatêf (otjuiî
main aïjfc^ îllo îpa tpfa pfecc^
baMfdttna tmtfo tetrt tfttmf
f faio nanîtulf ♦ toi magîs p^
tiîf aiiâ folm • #mto rnnmria*
tut9 feculottof poteft oc «tecc
ouï arnirtît ut ut nîccct» lanfo
qo îc tuo ïïtmipt? tulmstpîo
iutco ;>puta ^ntîqwliîîrfû I
^uaro le eft tara quofc trabtt :
quâ qîi non ^abtt^teîfti tôt?
a
Pl XII. (Caractères).
N° 19.
H1MADVERT1 fepeDonateplurimosidexnlHare:
quod marn nonulli pbilofopbo je putaiimmc : non irafri
deû* quom'am uel bmefica fie tantumodo natara duima :
nec cuignocere preftâtiffime atep optie congrnar potart,
ud certe nil oiret oïno.ut neep oc bénencenâa crus cjuicq
N°20.
_ R. ebatiuf f amiliarif meuf ad me
fcrtpfit ce exquififïc quibuf i lo/
cifefïe :moIe(î:eqr ferre <j me pp/
ter uahtudi nem tua eu ad urbem
accefciffé non m diffef ; ec boc te/
N° 21 et 22.
c Dgïtantiîuibifepemi/
mero & memoûa ueterarepetentîperbeatifu
liïe . Qifratcr itti uiden iolét qui in optima
RE . PV : quom & bonoribus &rerum gef
tarum gloria f lorerent eum uite curfuTn
N°23.
Iipfa Rcsp.ttbinarrare poflf&cjuo fefebaberôC:
non facihus ex ea cognofcerepofTes:<|ex liberto
tuo Pbanianta eft bomo nô modo prudens: ue^
etiâuirpquus:&quoduidicuriofus. Quapropter
ille tibi omnia tibi explanabir.Id emm mibi & ad
N°24.
DDané J< tscfarbe ce cortcjnoitf &e oypxtri
onç bc^ Çbmmce nourrie «tj awcurw* fin
gu8cflC0 Çi/ïoitc* fce trope* / v£é \*>p ce
txjjarfce rtuffi qtK fce JneÛc fuît* vncj te *
ruai j[c Jnbicptt ap wceu tè commaribes
mcftf fce trce noB& et tec* tîhiaijr prince
}OÇi6fp< par Gt $vact fttifeut te to titra
tfifti nupet ad me fuauiffimas Gafpa'
rtni petgamenfif epiftolaf^no a te modo
diligent emedatas» fed a tuis quoq? get'/
manis tmpreiïotibus nitide A tetfe tw
f captas «Magnant tibi gcatia gafpannus
N°26.
e VSEBIVM Pamphili de euangelica prapararione
latinum ex graxo beatifTime pater îuiïu ttio effeci *
Nam quom eum uirum tum eloquétia: tû multa^
rerum peritia:et fgemi mirabili flumine ex his qua»
ïam traducta funt pra^ftâtifTimum fandtitas tua iw
dicet: atq^ ideo quaxiïq? apud grascos îpfius opéra
extét latina facere fftituerit: euangelica prarpationé
quae in urbe forte reperta efh primum aggreffï tra'
DE L'ORIGINE
ET DES DÉBUTS
DE L'IMPRIMERIE
EN EUROPE.
PREMIERE PARTIE.
DE L'INVENTION ET DES INVENTEURS DE L'IMPRIMERIE.
CHAPITRE PREMIER.
DES PREMIERS PRODUITS DE L'IMPRIMERIE.
Depuis bien longtemps déjà l'on disserte sur l'origine
de l'imprimerie, sans qu'on ait pu s'entendre encore ni
sur l'époque précise de cette invention, ni même sur la
nation à laquelle en doit revenir l'honneur : c'est qu'en
réalité ce n'est ni à une année ni à un peuple qu'elle
appartient -, elle est due au progrès de la civilisation , et
toutes les générations ont apporté successivement leur
contingent à la réalisation de cette précieuse industrie,
devenue au xve siècle une véritable nécessité, et, par
conséquent, l'objet des recherches directes de beaucoup
2 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
de personnes. L'imprimerie était, en effet, indispensable
à cette époque de renaissance générale , où tant d'esprits
aspiraient à puiser aux sources de la science. Le christia-
nisme, en renversant les barrières de l'esclavage , avait ap-
pelé peu à peu à la vie intellectuelle une masse innom-
brable d'individus, et pour satisfaire aux besoins moraux
de ces hommes nouveaux, il fallait qu'un travail méca-
nique vint suppléer aux mains trop lentes des scribes,
qui ne pouvaient plus suffire déjà à la confection des
livres nécessaires aux classes privilégiées. Plusieurs ten-
tatives eurent lieu dans ce but : il n'y eut pas un seul
inventeur de l'imprimerie, il y en eut cent peut-être, si
l'on compte tous les arts divers qui contribuèrent à réa-
liser le grand œuvre, la véritable pierre philosophale.
Aussi trouva- 1- on presque vers le même temps trois
genres d'impression différents : la xylographie ou impres-
sion sur planches de bois ; la chalcographie ou impres-
sion sur planches de métal , soit au moyen de la gravure
en relief, comme pour la xylographie, soit au moyen
de la gravure en creux ou taille-douce ; et la typographie
ou impression au moyen de types mobiles, c'est-à-dire
l'imprimerie proprement dite, qui fait seule l'objet de
ce travail.
On a prétendu, dans ces derniers temps, faire dériver
la typographie de la gravure sur métal1. Cette opinion me
1 Voyez un article que M. de Laborde a publié dans Y Artiste, t. IV,
(année i83g), p. n3,sous ce titre: La plus ancienne gravure du cabinet
des estampes de la Bibliothèque royale est-elle ancienne ?
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 3
paraît tout à fait dénuée de fondement. La gravure sur
métal, qui était déjà connue des Romains, n'avait pas
d'abord pour but l'impression en couleur, mais était desti-
née à marquer en creux, sur l'objet soumis à la pression ,
soit le chiffre, soit le signe qu'elle portait. Ce sont les
gravures sur bois du xvc siècle qui ont révélé aux or-
fèvres le parti nouveau qu'ils pouvaient tirer de leur art.
Ces derniers s'étaient contentés jusque-là de faire des
épreuves de leur travail pour leur usage personnel : ils
se mirent plus tard à graA~er pour l'imprimerie. La plus
ancienne gravure sur métal datée qu'on connaisse est de
1 ho à 1 : c'est un saint Bernard, dont l'exemplaire unique
se trouve à la Bibliothèque nationale, département des
imprimés 2. Le département des estampes du même
établissement possède beaucoup d'autres gravures de ce
genre, mais non datées. Il existe des nielles d'une époque
antérieure sans doute, témoin Y Assomption de Maso Fini-
guerra, gravée en 1^02, et dont la Bibliothèque natio-
nale possède une des précieuses épreuves; mais ces pièces
d'orfèvrerie n'avaient pas été exécutées pour l'impression,
et ce qui le prouve, c'est que la gravure était faite dans
le sens droit, et aurait produit par conséquent une
1 II y a des gravures portant des dates plus anciennes, mais ces dates
n'ont rien d'authentique. Voyez, entre autres, celle publiée en tète de la
Notice des monum. tjpogr, de la bibliotli. de M. le comte Razomowski [par
M. Fischer], Moscou, 1810, in-8°, et qui porte la date de 1/122.
a Elle a été reproduite plusieurs fois sur bois, sur cuivre et sur pierre;
on la voit particulièrement dans le travail de M. de Laborde cité à la note
de la page précédente.
4 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
impression à rebours1; parce qu'il en a été fait quelques
épreuves, peut-être longtemps après l'exécution des
planches, ce n'est pas une raison pour les considérer
comme le point de départ de l'imprimerie. Il y avait long-
temps qu'on faisait des livres avec des planches en bois
lorsqu'on s'est avisé de faire des estampes sur des plaques
de plomb ou de cuivre. Ce dernier mode de gravure a
conduit seulement à Yimpression en taille-douce , c'est-à-
dire en creux ; car il est bon de faire remarquer que les
premières impressions sur métal sont produites par la
gravure en relief, comme dans la xylographie. Cette
gravure de métal en relief, à laquelle on donne divers
noms: genre criblé, niellé, etc., est facile à reconnaître à
son aspect général, qui est plus noir que celui des gra-
vures sur bois , malgré le soin qu'on a pris de cribler le
fond de petits trous destinés à en adoucir la teinte, ce
fond ne pouvant être évidé complètement. Le nom de
Bernardus Milnet, qu'on lit au bas d'une de ces gravures
représentant la sainte Vierge et l'enfant Jésus , a porté
M. Duchesne2, conservateur du cabinet des estampes
à la Bibliothèque nationale, à attribuer à ce Bernard
Milnet, qu'il croit Français, toutes les gravures en re-
lief sur métal qu'on connaît ; mais il est évidemment
dans l'erreur sur ce dernier point, en admettant même
que le nom de Milnet soit bien celui du graveur de
1 C'est ce qui a lieu dans l'épreuve de V Assomption de Maso Finiguerra ;
les quelques mots qui s'y trouvent sont imprimés à rebours.
2 Voyage d'un Iconophile , p. 2 2 3, 383.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE I. 5
l'estampe en question ; car il y a de grandes différences
dans le dessin de ces diverses gravures , et il est facile de
reconnaître qu'elles proviennent de plusieurs artistes.
Quoi qu'il en soit, l'impression sur planches de bois
était certainement antérieure à l'impression sur métal.
Nous avons la preuve qu'on imprimait déjà des cartes à
jouer au xive siècle1. Quant aux images de saints, elles
sont au moins du commencement du xve, car on en pos-
sède plusieurs datées de cette époque. Je citerai parti-
culièrement : i° celle de 1 /u 82, qui a été trouvée à Ma-
lines en 1 844 , et a été acquise par la Bibliothèque royale
de Bruxelles, au prix de cinq cents francs3; 2° le fameux
saint Christophe de i/t2 3, qui se trouve dans la biblio-
thèque de lord Spencer4; 3° le calendrier de i/i3(), de
Jean de Gamundia. Il n'y a d'ailleurs rien d'extraordi-
1 Voyez le travail de M. Leber, inséré dans les Mémoires de la société
des antiquaires de France, t. XVI.
2 Je ne parle pas ici d'une gravure portant la date de 1 384 , et qui se
trouve dans la bibliothèque du Palais des arts à Lyon , parce que cette
gravure est du xvie siècle, comme l'indique le costume du personnage re-
présenté. Il y a erreur dans un chiffre. (Cetle gravure a été reproduite
dans le Catalogue par ordre alphabétique des bibliothèques du Palais des arts
à Lyon, par M. Monfalcon, bibliothécaire, in-fol. i845 , p. xxiv.)
3 Feu M. de Reiffemberg en a plusieurs fois entretenu le public (Biblio-
phïlebelcje, i845, vol. I, p. l\ 35). Quoique j'aie vu ce monument de mes
propres yeux, je n'ose, attendu l'état dans lequel il se trouve et mon in-
compétence en fait d'art , me prononcer sur son authenticité.
4 La Bibliothèque nationale de Paris en possède aussi un exemplaire ,
mais on lui conteste son originalité (voyez le travail de M. de Laborde cité
à la note de la page 2). H y en a également , dit-on, un exemplaire dans la
bibliothèque publique de Bâle-, mais je n'ai pu le voir lors de mon passage
6 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
naire à faire remonter la gravure sur bois au xive siècle,
lorsqu'on voit que la fabrique des cartes et des images ,
qui était devenue un commerce important de la répu-
blique de Venise , donna lieu à un décret du sénat de cette
ville, en îkla , décret où nous trouvons déjà un mot
(stampido) qui sert encore aujourd'hui à désigner l'impres-
sion typographique en vénitien1.
On sait, au reste , qu'il y avait à Anvers , à Bruges , etc.,
dans la première moitié du xve siècle, des corporations
ou corps de métiers composés de calligraphes , d'enlu-
dans cette ville, par suite d'un manque de parole du bibliothécaire, qui
depuis n'a fait aucune réponse à mes lettres.
1 Voici les termes de ce décret, rapportés dans une lettre de Temanza
au comte Algarotti [Litière pittoriclie, t. V, p. 320, etOtlley, An inejuiry
into thé origin and carly history ofehgraving upon copper and ivood, p. 48) :
« MCCCCXLI. a di xi. otubrio. Conciosia che l' arte et mestier délie carte
« e figure stampide che se fano in Venesia è vegnudo a total defïaction , e
« questo sia per la gran quantité de carte da zugar e fegure depente stam-
« pide , le quai vien fate de fuora de Venezia , ala quai cosa è da meter re-
« medio , cbe i diti maestri, i quali sono assaii in fameja , habiano più presto
«utilitade cbe i forestieri. Sia ordenado e statuido, come anchora i diti
« maestri ne ha supplicado , che da mo in avanti non possa vegnir over
« esser condutto in questa terra alcun lavorerio delà predicta arte, che sia
« stampido o depento in tella o in carta , como sono anchone e carte da
« zugare , e cadaun altro lavorerio delà so arte facto a penello e stampido,
«soto pena di perdere i lavori condutti e liv. xxx. e sol. xn delà
«quai pena pecuniaria un terzo sia del comun, un terzo di signori justi-
« tieri vechi ai quali questo sia comesso , e un terzo sia del accusador. Cum
«( questa tamen condition, che i maestri, i quali fanno de i predetti lavori
«in questa terra, non possano vender i predetti suo lavori fuor délie sue
«botege, sotto la pena preditta, salvo che de merchore a S. Polo, e da sa-
it bado a S. Marco , sotto la pena predetta »
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE I. 7
mineurs, d'imprimeurs (printers), de relieurs, etc.1. L'abbé
de Marolles possédait dans sa riche collection, qui est
venue se fondre dans le cabinet des estampes de la Bi-
bliothèque nationale 2 , une gravure sur bois de cette
époque, portant l'inscription suivante en flamand : Ghe-
print t' Antwerpen by my Pliilery de ficjursnicler , c'est-à-dire,
« imprimé à Anvers par moi Philery , graveur d'images. »
Ces premiers résultats conduisirent bientôt à l'impres-
sion des livres sur planches fixes. On connaît encore une
dizaine d'ouvrages à gravures, avec texte explicatif sur
planches de bois3, antérieurs à l'imprimerie proprement
dite, c'est-à-dire à la typographie. Ces ouvrages, dont il
existe un grand nombre d'éditions différentes sans nom
de lieu d'impression ni d'imprimeur, et sans date , étaient
destinés à apprendre d'une manière sensible, au vul-
gaire , les préceptes des livres saints : c'était une sorte de
résumé de ces livres, trop rares et trop coûteux alors
1 Mémoires de l'académie de Bruxelles, t. 1, p. 5 1 5. — Esprit des jour-
naux, juin 1779, p. 2/I6. — Lambinet, Origine de l'imprimerie, t. I,p. 2^7.
2 Cette pièce est citée par plusieurs auteurs du xvuie siècle, et, entre
autres, par Heinecke, Idée générale d'une collection d'estampes, p. 197;
mais on n'a pu me la montrer au cabinet des estampes.
3 Heinecke, Idée générale, etc. p. 292 et suiv. — Ottley, An inquirj, etc.
p. 1 1 1 et suiv. — Daunou, Analyse des opinions diverses sur l'imprimerie,
p. 5 et suivantes. (Ce travail a été réimprimé par Lambinet, à la fin du
tome I de son livre intitulé Origine de l'imprimerie.) — Falkenstein, Ges-
chichte der Buchdrucherkunst , etc. (Hist. de l'imprimerie, Leipsick, in -4°,
i84o), p. 19-60. Ce dernier ouvrage renferme la liste la plus complète;
il donne la description de plus de trente ouvrages xylographiques avec ou
sans texte.
8 DE L'ORIGINE DE L IMPRIMERIE.
pour que la masse du peuple pût se les procurer en
manuscrit.
Les ouvrages xylographiques étaient exécutés dans
différentes villes d'Allemagne et des Pays-Bas , qui con-
servèrent longtemps le monopole de cette industrie.
Leur procédé d'exécution était celui du frotton , qu'em-
ploient encore les cartiers1, c'est-à-dire que l'impression
était produite à l'aide d'un frottement opéré sur la feuille
de papier, du côté opposé à celui qui était appliqué sur
la planche. Cette circonstance explique pourquoi tous
ces livres ne sont imprimés que d'un seul côté : 1 ° le frot-
ton nécessitait l'emploi d'une matière particulière , huile,
savon ou autre , qui lui permît de glisser sur la feuille
de papier sans la déranger, et cette matière mettait en-
suite obstacle à l'impression sur le verso , en s'opposant
à l'adhérence de l'encre; 2° en admettant que l'encre
eût pu adhérer au verso , le frottement du recto , déjà
imprimé , frottement nécessaire pour opérer l'impression
sur le côté opposé de la feuille de papier, aurait effacé
l'empreinte existante sur ce recto. La retiration, pour me
1 Les cartiers emploient deux modes différents d'impression, s'il est
permis de se servir de ce mot pour désigner leurs travaux : le premier
consiste à appliquer la couleur sur le papier au moyen d'une brosse qu'on
promène sur une feuille de carton ou de métal découpée à certains en-
droits ; l'autre a beaucoup plus de rapport avec l'imprimerie proprement
dite, puisqu'il exige une planche gravée : on pose la feuille de papier sur
cette planche, qu'on a préalablement enduite d'encre à la détrempe, et l'on
promène sur le verso un tampon de drap qu'on appelle^/roMon, et qui est
lui-même enduit d'un corps gras destiné à faciliter l'opération, c'est-à-dire
à empêcher que le frotton ne dérange la feuille.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 9
servir du terme technique , n'étant pas possible , on en
était alors réduit à coller les feuilles dos à dos par le côté
resté en blanc.
Ce sont ces livres informes qui ont conduit à l'impri-
merie typographique. Combien d'essais furent tentés pour
simplifier le travail du graveur, le plus coûteux et le plus
lent de tous ceux auxquels l'imprimerie xylographique
était assujettie ! Il est plus facile de le concevoir par l'ima-
gination que de le dire. La première idée qui dut se pré-
senter à l'esprit fut sans doute celle d'utiliser les lettres
gravées sur une planche devenue inutile, en les déta-
chant les unes des autres à l'aide de la scie, ou tout au
moins d'en graver sur des morceaux de bois découpés à
l'avance, afin de pouvoir s'en servir plusieurs fois. Mais
ce procédé ne pouvait réussir. Les caractères d'impri-
merie demandent une telle précision dans leur force et
dans leur hauteur, qu'il n'est pas admissible qu'on ait pu
imprimer avec ces petits cubes de bois. Il eût été impos-
sible de les justifier sans un travail immense , qui aurait
coûté certainement beaucoup plus que la gravure d'un
grand nombre de planches. L'emploi de pareils carac-
tères aurait été d'autant plus difficile à cette époque,
qu'on ignorait l'usage des interlignes \ et qu'on n'eût pu
serrer une page composée de la sorte.
A la vérité, on suppose que les interlignes étaient
suppléées alors par un fil de fer qui traversait toutes les
1 On donne ce nom à de petites lames de métal , de longueur et d'épais-
seur variables, qui se placent entre les lignes.
10 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
lettres, et les maintenait dans la direction exacte: on cite
même des caractères ainsi perforés qui auraient existé à
Mayence jusque dans ces derniers temps... Je ne mets
pas en doute l'existence de ces caractères, dont je n'ai
pu cependant retrouver à Mayence aucun échantillon1;
mais ils ne prouveraient pas , suivant moi , qu'on ait im-
primé avec des lettres mobiles de bois; ils démontre-
raient seulement qu'on fit de nombreux essais pour uti-
liser cette sorte de caractères. Je dis plus , c'est que ces
trous pratiqués dans les lettres de bois auraient été une
nouvelle difficulté , bien loin d'être une amélioration ;
car, pour être utiles , ils devaient être précisément de la
grosseur du fil de fer destiné à y passer, et par consé-
quent mathématiquement à la même hauteur : or cette
précision était impossible avec une matière aussi impres-
sionnable que le bois , l'humidité et la sécheresse le fai-
sant varier de mille manières.
Mais à quoi bon discuter un pareil système? il suffit
d'avoir vu serrer une forme pour comprendre que l'em-
1 Voyez les détails que donne à ce sujet, sur la foi de Bodmann,M. Fis-
cher, Essai sur les monuments typographiques de Gutcnbcrg , page 39. J'ai
quelque raison pourtant de me méfier de cette tradition. Ces prétendus
caractères primitifs étaient peut-être des essais modernes. Lors de mon
passage à Mayence, en i85o, je priai M. Wetter, auteur d'une Histoire de
l'imprimerie, de me faire voir les caractères de bois qu'il a fait graver
pour la planche I de son livre -, il eut l'obligeance de me conduire chez
son imprimeur, dans l'atelier duquel il les avait laissés ; mais le prote nous
apprit qu'ils avaient été volés. Peut-être un jour quelque naïf Allemand , les
trouvant parmi les reliques du voleur, nous les donnera pour les caractères
de Gutenberg. Voilà comment s'établissent trop souvent les traditions.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 11
ploi du fil de fer n'était pas possible : lorsqu'on aurait
pressé la page dans le châssis, ce fil de fer, d'abord trop
court pour enfiler toutes les lettres non serrées, serait
devenu trop long ensuite, et, ne pouvant se loger, au-
rait dérangé toute l'harmonie de la composition ' . Lais-
sons de côté ces hypothèses, dont on pourrait remplir
plusieurs volumes sans rien apprendre au lecteur. Qui
saurait dire , en effet , maintenant tous les essais qui ont
été tentés2?
En définitive, je soutiens que les caractères mobiles
de bois n'ont pas été employés à l'impression de tout
un livre, car on n'aurait pu parvenir à les aligner, et
alignés , à les tirer. Ils n'auraient pas d'ailleurs atteint le
but qu'on cherchait, car ils n'auraient pu servir deux
fois : les circonstances de l'impression, et surtout le la-
vage de la forme après cette opération , auraient détruit
toute l'harmonie de cette multitude de petits morceaux de
1 Quelques personnes ont pensé , avec plus d'apparence de raison , que
le trou pratiqué dans certains caractères aurait servi uniquement à enfiler
les lettres à mesure qu'on les prenait dans la casse, pour composer la
ligne. Dans ce cas, le fil de fer, enlevé lorsque la ligne aurait été dans la
qalée, aurait tenu lieu d'abord de composteur.
2 Meerman (Orig. typogr. t. I, p. Z2) mentionne des caractères en ar-
gile fabriqués dans des moules au xvmc siècle : cela prouve-t-il qu'il y
a eu des livres imprimés avec des caractères d'argile ? J'ai imprimé moi-
même des affiches qui devaient être tirées à un très-petit nombre d'exem-
plaires en collant tout simplement les lettres à la distance voulue sur le
marbre de la presse, pour m' éviter la peine de justifier les lignes et de les
serrer dans un châssis : en conclura-t-on qu'il a été fait des livres de cette
manière?
12 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
bois, l'eau opérant de diverses manières sur chacun d'eux.
Dans tous les cas, je nie positivement qu'il existe aujour-
d'hui des livres imprimés en caractères mobiles de bois.
Je prouverai plus loin que ceux que Fournier et d'autres1
ont pris pour tels ont été exécutés avec des lettres de
métal fondu. Quand je dis qu'il n'existe pas de livres
imprimés avec des lettres mobiles de bois, il est bien
entendu que je veux parler du texte en petit caractère
courant, et non des grosses lettres, pour lesquelles le
bois est encore de nos jours employé fort utilement.
Au reste , comme il est inutile de se battre contre des
moulins à vent, je pose résolument ce dilemme aux par-
tisans encore nombreux des caractères en bois : ou il
n'y a pas , ou il y a des livres imprimés ainsi. S'il n'y en
a pas, sur quoi se fonde -t- on pour dire qu'il y en a eu?
s'il y en a, qu'on me les montre, et je me fais fort de
prouver qu'ils sont en planches fixes ou en caractères
mobiles de métal. Cela dit, j'entre en matière.
Les lettres d'indulgences de 1 454 , que je décrirai
longuement plus loin, peuvent prouver indirectement
que les caractères de métal fondu avaient été employés
plusieurs années auparavant; un autre monument, non
moins célèbre, et beaucoup plus curieux encore, nous
en fournit la preuve positive : je veux parler des pre-
mières éditions connues du Spéculum liumanœ salvationis.
1 Fournier, De l'origine de l'imprimerie, mc partie, p. i5o et suivantes.
— Meerman, Orig. typogr. t. I, cliap. v. — Van Praet, Catal. des vélins
de la Biblioth. du roi, Bellcs-Jettres, n° 12.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE I. 13
Ce livre, qui a déjà été l'objet d'un grand nombre de
dissertations, et qui les mérite à tous égards, va nous
donner le moyen de démontrer que la typographie est
plus ancienne qu'on ne le croit généralement. C'est par
là que nous commencerons nos investigations pratiques
sur l'imprimerie.
Comme base de la discussion, je crois devoir donner
ici une description détaillée des éditions anonymes du
Spéculum, non pas au point de vue littéraire, qui nous
importe peu, et qui a déjà été traité d'ailleurs d'une
manière fort complète par mon confrère et ami Jean-
Marie Guichard \ mais au point de vue purement ty-
pographique. Dans l'impossibilité où je suis d'assigner à
ces éditions un rang chronologique précis, je les dési-
gnerai par les premières lettres de l'alphabet. On voudra
bien me pardonner des répétitions indispensables pour la
clarté des explications, et surtout les termes techniques
que je serai obligé d'employer pour éviter l'obscurité
des périphrases. Je suppose mes lecteurs initiés aux pre-
miers éléments de l'art, condition nécessaire pour bien
comprendre une dissertation sur ce sujet.
Voici la liste des éditions du Spéculum qui nous in-
téressent ; elles sont toutes in-folio :
A. Edition latine ayant soixante-trois feuillets impri-
més d'un seul côté du papier, plus un feuillet entière-
1 Notice sur le Spéculum humanœ salvationis, in-8°, Paris, i84o. Voyez
aussi Ottley, An inquiry, etc. p. 1 53 et suiv. et Heinecke , Idée générale, etc.
p. 432 et suiv.
14 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
ment blanc en tête du livre. Ce feuillet manque dans
quelques exemplaires , mais il doit exister dans ceux qui
sont complets. Ces soixante -quatre feuillets, ou plutôt
ces trente-deux feuilles , sont divisés en cinq cahiers : le
premier de trois feuilles, les trois suivants de sept, et
le dernier de huit. La préface , qui est en vers comme le
reste du livre , occupe les cinq derniers feuillets du pre-
mier cahier; elle est disposée sur une seule colonne rem-
plissant toute la page , sauf l'espace vacant laissé au bout
des lignes par suite de leur inégalité poétique. Les cin-
quante-huit feuillets suivants contiennent le corps de l'ou-
vrage , et ont deux colonnes à la page. En tête de chaque
page du texte proprement dit se trouve une gravure en
bois. Chaque gravure est divisée en deux compartiments ,
séparés l'un de l'autre par un pilier perpendiculaire de
forme gothique. Au bas de chaque compartiment est
une ligne de texte en latin , gravée sur le bois même , in-
diquant le sujet représenté, et servant de titre au texte
qui suit1. On trouve aussi çà et là des rouleaux2 mêlés
aux personnages, et portant des inscriptions latines.
Au bas de chaque colonne de texte est l'indication du
livre auquel ce texte est emprunté. Chaque vers , ou
plutôt chaque ligne, commence par une majuscule ou
capitale. On ne trouve dans tout le livre aucun autre
1 Le graveur a fait quelques transpositions sans importance.
2 On appelle rouleaux des espèces de banderoles qui sortent de la
bouche ou des mains des personnages, et sur lesquelles se trouvent quelques
mots analogues au sujet représenté.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 15
signe de ponctuation que le point, qui n'est même pas
très-fréquent. Caractère gothique de la force du saint-
augustin (quatorze points typographiques), mais avec l'œil
très-compacte, équivalant à celui d'un gros-romain gras.
Aucune indication d'année, de ville, ni d'imprimeur;
point de titre, folio, signature, ni réclame. La préface et
la majeure partie du texte sont imprimés en caractères
mobiles de métal fondu, comme je le démontrerai plus
loin ; mais il y a dans cette édition vingt pages de texte
en planches xylographiques , semées comme au hasard
dans les quatre derniers cahiers1, avec cette circonstance
toutefois qu'elles sont toutes accouplées deux à deux sur
la même feuille, ainsi que les pages en caractères mo-
biles2. Cet arrangement est rendu évident par certains
accidents de l'impression : ainsi, les gravures ayant été
tirées avec une encre plus pâle que celle employée pour
les caractères mobiles , et par un procédé différent , il en
1 Le premier qui n'a point de gravure, est tout entier en caractères
mobiles.
2 Afin de rendre ma description plus claire aux gens de l'art, je donne
ci-dessous la disposition des pages par forme et par cahier, telle qu'elle
se trouve dans l'édition A. On va voir qu'elle demandait une certaine com-
binaison typographique. Je mets en italique les chiures des pages xylo-
graphiques.
iercahier (6 feuillets, et non 5) : blanche-5, i-4, 2-3.
2e cahier ( 1 4 f - ) : 6-19, 7-18, 8-17 , 9-16, 10-15, 11-lk, 12-13.
3e cahier [ià f.) : 20- 33 , 24-32, 22-3:/, 23-3o, 24-29, 25-28, 26-27.
4e cahier (a f.): 34-^7, 35-46, 36-45, 37-44, 38-43, 39-42,4o-4i.
5e cahier (1 6 f.) : 48-63, 49-62,50-61, 51-60, 52-59, 53-58, 54-57,
55-56.
16 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
est résulté quelquefois désaccord entre les deux parties
de la page (comme cela arrive encore fort souvent aujour-
d'hui lorsqu'on fait imprimer une planche en faille-douce
au bas d'un texte typographique); eh bien, ce désaccord
est toujours le même pour les deux pages qui compo-
sent une forme. Les textes xylographiques ont été tirés
en même temps que la gravure , avec la même encre et
par le même procédé, celui du frotton du cartier; mais
les pages en caractères mobiles ont bien certainement été
tirées à la presse, comme je le démontrerai plus loin.
On connaît une dizaine d'exemplaires de cette édition.
Il y en a deux à la Bibliothèque nationale de Paris. Le
plus intéressant est celui de l'ancien fonds, coté A 1 866 ;
il est intact, et possède par conséquent le feuillet blanc
dont j'ai parlé plus haut. Le second provient de la biblio-
thèque de la Sorbonne, dont il porte encore le timbre1.
Tous les feuillets de ce volume ont été remontés par le
relieur, qui en a retranché le feuillet blanc : il offre
donc moins d'intérêt que le précédent, au point de vue
typographique2.
1 H fut trouvé un jour sur les tables d'un étalagiste du quai de la Tour-
nelle par Cheviller, auteur de l'Origine de l'imprimerie de Paris, qui l'a-
cheta et en fit présent à la Sorbonne, dont il était le bibliothécaire. Cet
exemplaire passa en 1792 à la Bibliothèque nationale avec tous les autres
livres de ce célèbre collège, dont j'aurai occasion de reparler longuement
dans la seconde partie de ce travail.
2 U y avait un troisième exemplaire de cette édition à Paris au milieu
du xvme siècle; il était en la possession de M. de Cotte, et a été décrit
par Fournier, De l'origine de l'imprimerie, p. 1 53 et suivantes. H est passé à
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE I. 17
B. Edition latine , en tout conforme à la précédente ,
sauf en ce qui concerne les pages xylographiques, qui
ont été remplacées par des pages en caractères mobiles.
Du reste, mêmes gravures, même caractère, même pa-
pier, même mode d'impression, c'est-à-dire le frotton
pour les planches , et la presse pour les textes.
Cette édition est assez rare : on n'en connaît que cinq
exemplaires, dont deux seuls sont complets : i° celui qui
se trouve dans la Bibliothèque impériale à Vienne, et qui
provient des Célestins de Paris : il a été longuement décrit
par Fournier1 ; 1° celui qui est dans la bibliothèque du pa-
lais Pitti, à Florence, décrit par M. Noordziek2. Les trois
incomplets sont : i° celui de l'hôtel de ville de Haarlem,
auquel il manque la préface; 2° celui de la bibliothèque
du roi de Hanovre , qui n'a que quarante-quatre feuillets ;
3° celui de la Bibliothèque royale de Bruxelles, incom-
plet de cinq feuillets, et qui provient du bibliophile Van
Hulthem, de Hollande3.
C. Edition en hollandais : c'est une traduction en
prose. Cette édition ne diffère, typographiquement par-
lant, de l'édition précédente, que par la disposition du
l'étranger, aussi bien qu'un exemplaire d'une autre édition qui se trouvait
au couvent des Célestins, et dont nous disons un mot plus loin.
1 De V origine de l'imprimerie, p. 161. Pour prouver que les pages en
caractères mobiles des éditions A et B sont bien de deux éditions diffé-
rentes, Meerman a reproduit les notes de Fournier, Orig. tjp. 1. 1, p. 124.
2 Préface de la traduction française de l'ouvrage de M. de Vries, inti-
tulé: Arguments des Allemands, etc. in-8°, la Haye, 1 845.
3 Bibliotheca Hulthemiana, 1 836 , t. I, p. 19, n°io,2.
18 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
premier cahier, qui n'a que quatre pages1, c'est-à-dire
deux feuilles au lieu de trois. Le nombre des feuillets du
livre entier est ainsi réduit à soixante-deux, soit trente
et une feuilles. Du reste , même mode d'impression ,
mêmes gravures, même caractère , sauf deux pages, l\ g et
60 2, c'est-à-dire une feuille, qui sont en caractère un
peu plus petit. Une circonstance digne de remarque ,
c'est que ces deux pages, qui diffèrent des autres du même
volume pour Y oeil et la force du caractère, diffèrent aussi
entre elles, quant à l'arrangement typographique, dans
les divers exemplaires qu'on possède de cette édition.
Ainsi Meerman a constaté plusieurs différences impor-
tantes 3 dans ces deux pages seulement entre deux exem-
plaires de ce livre, l'un qui était à lui, l'autre qui appar-
tenait à M. Enschedé, imprimeur célèbre de Haarlem,
dont la famille exerce encore cette profession dans la
même ville4. Il est bon de noter en outre que dans cette
édition, qui est en prose, ainsi que je l'ai dit déjà, on ne
retrouve pas, comme dans les précédentes , qui sont en
vers, des capitales au commencement de chaque ligne.
On a suivi l'usage actuel, qui ne les admet qu'au commen-
cement des phrases.
1 Trois de préface ou proœmuun et une de table.
2 Je compte toujours dans la pagination les feuillets duproœmium, que
beaucoup de bibliographes laissent en dehors dans leurs appréciations.
3 Orig. tjpogr. 1. 1, p. 121, note cl.
4 Outre leur établissement typographique, qui est considérable, MM. En-
schedé ont conservé et accru le petit musée bibliographique fondé par leur
aïeul.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 19
On connaît une dizaine d'exemplaires de cette édition ,
ou du moins qu'on regarde comme lui appartenant;
car on peut voir, par ce qui précède , qu'il y a eu pro-
bablement plusieurs tirages différents. Presque tous ces
exemplaires sont en Hollande 1.
D. Edition hollandaise, conforme à la précédente
quant à la disposition générale , mais différente par le
caractère, qui est plus petit, quoique ayant la môme forme
que celui des éditions A, B, G. Meerman2 dit que vingt
lignes de l'édition D occupent l'espace de dix-neuf lignes
des éditions précédentes, ou du moins de l'édition H,
la seule qui soit homogène. Ottley 3 conteste l'exactitude
de ce renseignement, en se fondant sur l'aspect tout à
fait analogue des caractères des deux éditions, à en juger
par les spécimens donnés par Meerman lui-même; mais
ce mode d'appréciation est bien imparfait. Koning4 a cons-
taté dans quelques lettres , ainsi que nous le verrons plus
loin, des différences qui ne permettent pas de croire que
ce soit le même caractère. Il est certain que cette édition
est très-défectueuse; c'est ce qui a porté plusieurs auteurs5
à la considérer comme la première de toutes.
On ne connaît que trois exemplaires0 de l'édition D,
1 Heinecke, Idée générale, etc. p. 'iôfi.
2 Orig. typogr. t. I, p. 120.
3 An inquiry, etc. p. 2 16.
' Dissertation sur l'origine de l'imprimerie, p. !\.
5 Meerman, Orig. typogr. t. I, p. 1 18 et suiv.
0 Pour cette édition , comme pour les précédentes , je n'aipas cru devoir
mentionner les feuillets isolés possédés par quelques personnes.
20 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
et ils sont tous trois incomplets : le premier est à l'hôtel
de ville de Haarlem, le second dans la bibliothèque pu-
blique de la même ville, et le troisième dans la biblio-
thèque communale de Lille. Ce dernier, qui n'a encore
été décrit nulle part 1 , réclame une mention particu-
lière, à cause des deux feuillets opisthographes , c'est-à-
dire imprimés des deux côtés, qu'il renferme. Il est vrai
que cette circonstance est plutôt un défaut qu'une qua-
lité; car non-seulement les pages ainsi retirées ne cor-
respondent pas avec les autres pages de la feuille , et ne
sont pas accompagnées des gravures, mais encore elles
ressemblent plutôt à une maculature qu'à une impression
réelle. Toutefois ces feuillets opisthographes, les seuls qui
existent dans les diverses éditions du Spéculum, ont ac-
quis trop de célébrité parmi les bibliophiles qui se sont
occupés de ce livre pour que je puisse me dispenser
d'en dire un mot.
Voici la description de ce curieux volume, que j'ai
1 Je me trompais : M. Em. Cachet en a donné une description dans le
Compte rendu des séances de la Commission royale, d'histoire de Belgique,
t. VI, p. 201 (Bruxelles, i843); mais comme ce document, que j'ai sous
les yeux, est écrit à un point de vue différent du mien, je ne crois pas
devoir supprimer les détails que je donne ici ; j'emprunterai seulement les
lignes suivantes à M. Gachet : <t L'encre des gravures est d'un gris jaune
ou noir de fumée ; celle du texte est fort noire. . . -, dans le texte , les lettres
sont dérangées et disjointes presque partout , ce qui ne laisse pas de doute,
sur la mobilité des caractères. L'exemplaire indique même que les lettres
étaient taille'es en bois. H y a des endroits oîi l'on voit qu'elles étaient écra-
sées, et alors l'impression est tout embrouillée. » H est inutile, je pense,
de réfuter en détail l'erreur que renferment ces dernières lignes. Le fait
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE I. 21
pu étudier à mon aise à Lille , grâce à l'obligeance du
bibliothécaire, M. Semet.
Comme tous les exemplaires des éditions hollandaises ,
le volume de Lille commence par le côté blanc de la
première feuille, puis viennent deux pages imprimées
en regard l'une de l'autre, et ayant, la première, trente
et une lignes; la seconde, trente; ensuite les deux pages
du milieu du cahier, qui sont blanches; puis deux pages
imprimées en regard , ayant , la première , trente ; la se-
conde, trente-deux lignes. Le cahier finit naturellement,
comme il a commencé, par une page blanche : en tout,
pour ce cahier, qui contient le proœmiuni et la table, quatre
pages blanches et quatre imprimées. Le cahier suivant,
où commence le texte, débute de même par une page
blanche , puis deux pages imprimées 1 en regard , etc.
Chaque cahier commence et finit ainsi par une page
blanche2. Pour ce qui est des quatre cahiers du texte,
que M. Cachet cite comme une preuve que les caractères sont en bois
prouve le contraire. Il n'est pas une personne initiée aux cléments de l'art
qui ne sache que le bois ne s'écrase pas à l'impression.
1 Presque toutes les colonnes du texte ont vingt-six lignes : quelques-
unes cependant n'en ont que vingt-cinq ou vingt-quatre.
2 Voici la disposition typographique de chaque forme par cahier dans
les exemplaires complets des éditions hollandaises :
icr cahier (4 feuillets): i-4, 2-3.
2e cahier (i4 f.) : 5-i8, 6-17, 7-16, 8-1 5, 9-1 4 , 10-1 3, 11-12.
3e cahier (i4 f. ) : 19-32 , 20-3i , 2i-3o, 22-29, 23-28, 24-27, 20-26.
4e cahier (i4 f.): 33-46, 34-45, 35-44, 36-43, 37-42 , 38-/u, 3g-4o.
5e cahier ( 16 f.) = 47-62 , 48-6!, 49-60, 5o-5g, 5i-58, 52-57,53-56,
54-55.
Maintenant, si l'on fait abstraction des pages de l'avant -propos, c'est-
22 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
l'ordre est le même ici que dans les éditions latines.
Celles-ci ne diffèrent des éditions hollandaises que par
la disposition du premier cahier, renfermant le proœmium,
qui a exigé une page de plus, à cause de sa forme poé-
tique 1. Toutefois l'ordre naturel des troisième et qua-
trième cahiers a été un peu dérangé dans l'exemplaire
de Lille , par suite de la perte d'une feuille ou de deux
pages, la trente-troisième et la quarante-sixième2. Par
une singularité dont il est difficile de se rendre compte ,
cette feuille manquante, qui est la première du qua-
trième cahier, a été remplacée par la septième (celle du
milieu) du troisième, renfermant les pages 28-26, sur
le revers desquelles on a imprimé en retiration3 le texte
de la première feuille du cinquième cahier, renfermant
les pages 4 7-6 2. Ces deux dernières pages font double
à-dire du premier cahier, et si l'on ne compte que par numéro des gra-
vures, cpii sont au nombre de 58, voici l'ordre d'imposition dans toutes
les éditions tant hollandaises que latines :
2e cahier : 1-1 4 1 2-1 3, 3- 12 , i-n, 5-io, 6-9, 7-8.
3e cahier : i5-2 8, 16-27, !7-26, 18-26 , 19-2 4, 20-2 3, 21-22.
4° cahier : 29-42 , 3o-4i, 3i-4o, 32-3g, 33-38, 34-37, 35-36.
5° cahier: 43-58, 44-57, 45-56, 46-55, 47-54, 48-53, 4g-5a, 5o-5i.
1 Comme je l'ai dit, les éditions latines commencent par un feuillet tout
entier blanc, puis vient la première page du proœmium, suivie de deux
pages blanches, de deux pages imprimées , de deux autres pages blanches,
de deux pages imprimées , et enfin d'une page blanche en regard de la
première page , blanche aussi , du cahier suivant.
2 D'après Koning [Dissert, sur l'orig. de l'impr. p. 69), M. Van West-
phalen possédait le feuillet 46.
3 Je me sers de ce mot faute d'autre, car ce n'est pas là une véritable
rcliralion.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 23
emploi, car elles sont encore à leur place dans le cin-
quième cahier. La troisième feuille du deuxième cahier,
contenant les pages 8 - 1 5 , se compose de deux parties
distinctes, le texte et les gravures, qui sont sur deux
bandes de papier ajustées ensemble. La cinquième feuille
du troisième cahier présente la même circonstance 1. On
a écrit à la main, dans le rouleau de la gravure de la
dernière page , les mots : Marie thecel phares. Le volume
est relié en parchemin. Sur le plat de la couverture sont
imprimées à froid les armoiries de la ville de Haarlem
(un glaive , la pointe en haut , surmonté d'une croisette ,
et accompagné de quatre étoiles, deux de chaque côté;
légende : vicit. vim. virtvs.). Le dos porte ce titre ma-
nuscrit en hollandais, d'une écriture du xvie siècle :
«Spiegel der behoudenis sijnde het eerste van Lauris
« Koster vinder der druckerij gedruckt binnen Haerlem
« ontrent a. î [\ko. » (Miroir du salut, le premier de Lau-
rent Koster, inventeur de la typographie, imprimé à
Haarlem vers l'an \lxko.) On a ajouté entre le second
et le troisième feuillet, c'est-à-dire au milieu du premier
1 L'exemplaire en hollandais de l'hôtel de ville de Haarlem , et l'exem-
plaire en latin de la bibliothèque du palais Pitli, à Florence, offrent des par-
ticularités semblables. Ceci démontre que lorsque, par une circonstance
quelconque , l'impression du texte ne pouvait avoir lieu sur une feuille ,
ou avait été manquée, pour ne pas perdre le tirage des gravures, on cou-
pait la portion où elles se trouvaient , et on la collait à une autre bande de
papier destinée à recevoir le texte. C'est pourquoi on voit sur le bas des
bandes qui ont les gravures la trace du foulage des caractères : preuve in-
contestable qu'on imprimait les gravures avant le texte.
24 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
cahier, un portrait de Laurent Coster, gravé par J. Van
Velde, d'après J.Van Campen, avec ces mots imprimés
en haut: «Laurentius Gosterus Harlemensis, primus ar-
<( tis typographicœ inventor, circa annum i/i4o. » Et au
bas ces vers :
Vana quid archetypos et praela , Maguntia, jactas ?
Harlemi archetypos praelaque nata scias.
Extulit liic, monslranle Deo, Laurentius artem ;
Dissimulare virum hune , dissimulare Deum est.
P. SCRIVEMUS.
D'après tous ces détails, on voit que cet exemplaire
curieux est celui dont parle Scriverius1, comme appar-
tenant à Van Campen, et que Heinecke2 et Meerman3
croyaient vaguement avoir été acheté par l'empereur de
Russie. J'ignore comment ce volume est devenu la pro-
priété de la ville de Lille ; mais il est certain qu'il n'y a
point en Russie4 d'exemplaire imprimé du Spéculum.
Si nous nous en tenons rigoureusement à la classifica-
tion adoptée pour les exemplaires connus du Spéculum,
le nombre des éditions anonymes de ce livre se réduit
1 Laure-Crans, p.io5. (Voyez dans Wolf, Monum. tjpogr. t. I, p. 4 18.)
2 Idée générale y etc. p. 455.
3 Orig. tjpogr. t. I, p. 117, note bx.
4 Je tiens ce détail de M. Noordziek, qui s'est assuré du fait en écrivant
directement à Saint-Pétersbourg. Ce savant a bien voulu me communi-
quer, lors de mon séjour à la Haye, le manuscrit d'un mémoire qu'il se
disposait à publier sur ce sujet. Je fais des vœux pour qu'il fasse un joui-
un travail complet sur les éditions anonymes du Spéculum : personne n'est
mieux que lui en état d'éclaircir ce sujet, auquel il est particulièremenl
intéressé comme Hollandais.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 25
à quatre , comme on a pu le voir ; mais si l'on étudie avec
soin les différents volumes , on voit que ce nombre pour-
rait être porté à six ou sept. En effet, on peut penser
que les pages xylographiques de l'édition A proviennent
d'une édition antérieure , tout entière en planches fixes ,
qui auraient servi longtemps avant d'être mises au rebut.
Gela admis, nous aurions l'indication de trois éditions
latines. Quant aux éditions hollandaises, si l'on tient
compte des différences de caractère et de composition, on
peut en porter le nombre à quatre : 1 ° l'édition G; 2° l'édi-
tion dont faisaient partie les pages Zig-6o de l'exemplaire
de Meerman 1 ; 3° celle dont faisaient partie les mêmes
pages de l'exemplaire de M. Enschedé - ; A0 enfin l'édi-
tion D. Total : sept. Et ce n'est pas tout probablement.
On ne saurait se figurer combien de livres des premiers
temps ont disparu sans laisser de trace. Le fait , au reste ,
ne paraît pas extraordinaire , lorsqu'on songe que les
premiers livres exécutés par l'imprimerie étaient ceux
dont le débit était le plus facile, et par conséquent les
plus usuels. Ceux que nous possédons avaient été im-
primés si souvent, et en si grand nombre, qu'il est tout
naturel qu'il en soit resté quelques-uns, fort faciles à
compter, d'ailleurs. Leur caractère particulier les a fait re-
chercher de bonne heure par les érudits, et depuis ils ne
sont pas sortis des bibliothèques 3.
1 Meerman, Orig. typogr. t. I, p. 121, note cl. (Voy. ci-dessus, p. 18.)
- là. ibid.
3 Je puis citer à l'appui de mon opinion sur ia disparition des pic-
20
DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Quoi qu'il en soit, nous sommes certains de quatre
éditions anonymes du Spéculum : cela nous suffit. Cha-
cun des auteurs qui ont parlé de ce livre a présenté un
système particulier pour le classement chronologique de
ces éditions. Voici l'ordre adopté par les principaux :
MEERMAN.
HEINECKE.
OTTLEY.
KONING.
1" édition
D.
A.
B.
C.
A.
B.
D.
c.
B.
C.
A.
D.
D.
B.
C.
A.
3°
4e
Les raisons alléguées en faveur de ces différents sys-
tèmes me semblent fort contestables. Ainsi Meerman est
évidemment dans l'erreur lorsqu'il place en premier lieu
une édition hollandaise : tous les mots gravés sur les
planches sont en latin , et il n'est pas probable qu'on ait
débuté par un texte différant des planches quant à la
langue ; il est d'ailleurs bien plus naturel d'admettre qu'on
s'occupa d'abord des éditions d'un débit général , avant
de songer à celles d'un débit restreint. D'un autre côté ,
le système d'Ottley, qui relègue au troisième rang l'édi-
miers produits de la typographie un exemple bien plus extraordinaire. On
ne connaît pas aujourd'hui un seul exemplaire de la première édition du
premier volume de YAstrée d'Honoré d'Urfé, imprimé vers 1609, quoique
ce livre, tout littéraire, et tiré à un grand nombre d'exemplaires, ait eu
beaucoup plus de chances que tout autre d'être conservé dans les biblio-
thèques.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE I. 27
tion A, est-il plus solide? Je ne le pense pas. Cet au-
teur a basé, dit-il, son système sur l'état des gravures,
et sur le nombre et l'étendue des cassures qu'il y a remar-
quées. Personne ne serait plus disposé que moi à ac-
cueillir ce genre de preuves, s'il s'agissait déjuger d'une
impression faite de nos jours et dans des conditions nor-
males; mais je ne crois pas qu'il puisse être appliqué ri-
goureusement aux éditions du Spéculum, d'abord parce
que les exemplaires de chaque édition sont en trop petit
nombre et trop éloignés les uns des autres pour qu'on
puisse en faire une comparaison sérieuse \ et ensuite
parce que ce livre a été imprimé par des procédés et des
instruments si défectueux , qu'il est impossible de tirer
une conclusion positive des imperfections qu'on y trouve.
D'ailleurs, je ferai remarquer qu'Ottlcy lui-même, qui
n'a opéré cependant que sur deux ou trois exemplaires et
par correspondance, a rencontré dans son appréciation des
difficultés insolubles 2. Les observations que j'ai faites
de mon côté m'ont démontré l'incertitude de ses don-
1 La Hollande est le seul pays où Ton puisse étudier le Spéculum, parce
que c'est le seul où l'on puisse comparer les éditions entre elles. Je me
rappelle avoir vu à la Haye, dans la bibliothèque de feu M. Wcstreencn
deTiellandt, qui sera bientôt ouverte au public grâce à la libéralité de
ce savant généreux, un exemplaire plus ou moins complet de chacune
des quatre éditions que j'ai décrites. On a peine à se figurer qu'il ait été
possible de nos jours de réunir un pareil trésor. . . et ce n'est pas la seule
richesse du merveilleux musée typographique de M. deTiellandt, et la
Haye n'est qu'à quelques lieues de Haarlem,où l'on trouve également trois
ou quatre exemplaires du Spéculum ! . . .
- Voyez ce qu'il dit , p. 2 1 1\.
28 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
nées. Ainsi j'ai trouvé dans les deux exemplaires de Pa-
ris, qui sont cependant de la même édition, la troisième
suivant Ottley, des différences considérables dans l'état
apparent des planches. L'un d'eux, par exemple, possède
des gravures aussi intactes que celles des éditions B et
C, qu'Ottley a prises pour point de comparaison, et qu'il
considère comme antérieures. On peut conférer particu-
lièrement les exemples qu'il donne aux pages 208 et 209
de son livre.
Quant à moi, je ne prétends pas établir un système
chronologique pour les éditions du Spéculum, parce que
je crois la chose trop hypothétique ; toutefois je dois
justifier l'ordre alphabétique que je leur ai donné. Il me
semble naturel d'admettre que l'édition en partie xylo-
graphique et en partie typographique a suivi une édition
toute xylographique , qui était la première , ou du moins
qu'elle est venue aussitôt après la réalisation, dans l'atelier
où s'imprimait ce livre , des caractères mobiles , auxquels
on devait tendre depuis longtemps. Je ne puis croire
qu'on aurait imprimé immédiatement deux éditions en
caractères mobiles , puis qu'on serait revenu aux pages
xylographiques. Toutes les raisons qu'on donne pour ex-
pliquer cet ordre de faits me paraissent pécher par la
base. De même, pour les éditions hollandaises, il est évi-
dent que les pages k 9-60 de l'édition C sont imprimées
en caractères différents ; car non-seulement ils paraissent
plus petits, ce qui pourrait jusqu'à un certain point être
attribué aux circonstances de l'impression, mais encore
PREMIÈRE PARTIE— CHAPITRE I. 29
ils sont d'une autre forme, comme l'a parfaitement dé-
montré Ottley 1. Or l'existence de deux pages d'une autre
édition dans l'édition C est tout à fait analogue à la cir-
constance que présente l'édition A. Elle signale la non-
interruption du tirage du Spéculum, qui s'améliorait ainsi
successivement. Ce qui se passait dans cette occasion res-
semble beaucoup à ce qui a lieu aujourd'hui dans les
ateliers où l'on imprime des ouvrages d'un grand débit :
on fait une édition perpétuelle, qui se détériore et s'amé-
liore sans cesse. Le moyen que je crois avoir été employé
pour compléter l'édition C est encore d'usage de nos
jours : lorsque par hasard on a tiré une feuille à un nombre
d'exemplaires inférieur à celui fixé , ou qu'on juge néces-
saire de la retirer pour en faire disparaître des fautes
graves, on la recompose. Seulement aujourd'hui on a
soin de ne pas se servir de caractères différents dans la
même édition ; mais autrefois on n'y regardait pas de si
près, et la chose, du reste, avait peu d'importance à cette
époque; car les manuscrits devaient présenter souvent
de ces dissemblances de forme, par suite du temps
qu'ils réclamaient, et de la nécessité où l'on devait être
parfois de faire achever par un scribe ce qui avait été
commencé par un autre.
Reste l'édition D. Je la place au quatrième rang à
cause de la différence totale du caractère, qui suppose
une nouvelle fonte, après l'épuisement de la première.
Malheureusement je ne puis traiter à fond cette ques-
1 An inquiry, etc. p. 2/19.
30 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
lion , n'ayant à ma disposition aucun exemplaire hol-
landais, et n'ayant pu étudier assez longtemps ceux que
j'ai vus à Lille, à la Haye et à Haaiiem.
Mais laissons ce_s hypothèses , et abordons les questions
capitales que le livre que je viens de décrire soulève,
relativement à l'origine de l'imprimerie. Je les traiterai
successivement , dans des paragraphes distincts , et j'es-
père que le lecteur sera de mon avis lorsqu'il aura par-
couru la série de mes observations.
§ 1 . Les textes du Spéculum sont-ils en planches fixes
ou en caractères mobiles ?
On a longtemps discuté la question de savoir si les
éditions anonymes du Spéculum étaient imprimées en ca-
ractères mobiles ou sur des planches fixes; mais il est
aujourd'hui constaté d'une manière irréfutable que, sauf
vingt pages de l'édition A, qui sont, comme nous l'a-
vons vu, xylographiques, les textes des quatre éditions,
sans en excepter l'édition D, qui a plus tardivement que
les autres fait naître des scrupules , sont imprimés en
caractères mobiles. Ottley, dont le livre si remarquable
restera comme un monument de science et de patience ,
a relevé dans l'édition C, et dans le seul mot capittel (cha-
pitre), qui reparaît au bas de presque toutes les colonnes
du texte , où se trouve l'indication des sources , deux fautes l
1 An inquiry3 etc. p. 2 4a. L'auteur en cite bien une troisième, un epour
un c (p. 54, col. 2) ; mais ici je crois qu'il est dans l'erreur, et qu'il a pris
un accident de l'impression pour une faute typographique. Ottley ignorait
sans doute qu'au xve siècle l'accent aigu n'était représenté matériellement
PREMIERE PARTIE —CHAPITRE I. 31
qui ne laissent aucun doute à cet égard. Ainsi, page 26 ,
première colonne, ce mot est écrit carittel, le composi-
teur ayant mis un r pour un p; page 58, première co-
lonne , il y a capistel, le compositeur ayant pris un st (ft)
pour un double t (tt). Au reste, l'existence même de plu-
sieurs éditions suffirait seule pour prouver la mobilité des
caractères; car pourquoi le même imprimeur aurait-il
fait graver â grands frais des planches différentes pour
chaque édition? Galles de la première pouvaient fournir
plus de cinquante mille exemplaires ; on eût donc pu avec
elles retirer le livre aussi souvent qu'on eût voulu.
Je signalerai encore une circonstance intéressante , que
beaucoup de personnes ont remarquée avant moi1, mais
dont je crois qu'aucun écrivain n'a encore tiré parti pour
le fait en question. Dans les éditions latines du Spéculum,
qui sont en vers, la plupart des bouts de ligne du proœ-
mium , dont la justification est plus large que le texte , ce-
lui-ci étant à deux colonnes, sont terminés par des carac-
tères qui ne marquent pas en noir sur le papier 2, parce
dans aucune langue européenne, pas plus dans le français que dans l'an-
glais, l'allemand ou le hollandais-, évidemment l'artiste ne s'était pas
amusé à graver et fondre une lettre inconnue , ou du moins inusitée , sur-
tout dans la contrée où s'imprimait le Spéculum.
1 Fournier, De V oricj. de l'impr. p. 164. — Meerman, Oricj. fjyj.t.I,p.i 10.
2 II y a pourtant des exceptions , et cela s'explique facilement. Meer-
man ( Oricj. typocjr. t. I, p. 110 et 111) signale, et je l'avais remarqué
aussi, plusieurs endroits où, non-seulement la frisquette n'a pas complè-
tement masqué les caractères inutiles, mais encore où elle a mordu sur
des mots nécessaires, comme cela arrive encore accidentellement dans
}es plus belles éditions.
32 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
qu'ils ont été masqués au tirage, mais dont le foulage est
très-visible1. Le même fait se produit dans les éditions
hollandaises, mais moins fréquemment, parce que, le
texte étant en prose , les lignes sont par conséquent plus
pleines. Là ce n'est guère que dans le bas des colonnes ,
et pour les remplir, qu'on a employé des caractères inu-
tiles. Leur foulage est également très-sensible. Meerman
les a figurés sur sa troisième planche, dans l'espace réservé
à la lettre initiale de la première colonne et dans celui
des deux lignes qui manquent au bas de la seconde. Soit
qu'ils aient été mis là pour remplacer des cadrais, dont
on n'aurait pas eu une assez grande quantité, soit, ce qui
est plus probable, qu'ils fussent destinés à tenir lieu de
support ou de remplissage dans l'intérieur du cadre dont
chaque page était entourée, et dont on voit de nom-
breuses traces, leur présence seule prouve que ce sont
des caractères mobiles. Evidemment on ne se serait pas
amusé à graver des lettres et des mots inutiles au bout
des lignes sur des planches de bois : il suffisait de laisser
1 C'est à ce point qu'on peut lire des mots entiers. J'y ai vu, par exemple,
dans les exemplaires de Paris , le mot imago. Cette circonstance indique
que le compositeur prenait ses blancs tout composés dans sa distribution,
c'est-à-dire dans les pages déjà tirées et destinées à être distribuées. Dans
un exemplaire hollandais que j'ai vu au musée Costérien de l'hôtel de
ville de Haarlem , l'ouvrier s'est servi de grosses lettres surabondantes de
sa casse; mais dans l'un et l'autre cas il a eu soin de séparer ces mots
ou lettres inutiles du texte même par de véritables cadrats, afin qu'il fût
plus facile de les masquer. En toutes choses, on le voit, l'ouvrier qui a
fait ce travail montre une rare intelligence, et tire le meilleur parti pos-
sible de ses instruments imparfaits.
PREMIERE PARTIE— CHAPITRE I. 33
cette partie intacte. Du reste, le fait que je viens de si-
gnaler se présente fort souvent dans des impressions pos-
térieures , mais des premiers temps de l'imprimerie. Je ci-
terai particulièrement une Bible de quarante-huit lignes,
qui se trouve à la bibliothèque de l'Arsenal, et dont la
dernière colonne, qui est courte, est remplie ainsi avec
des caractères ou, pour mieux dire, avec des lignes de
distribution, dont le foulage est très-visible1. Les feuillets
de registre, qui suivent , offrent la même particularité. Or
on ne peut pas contester que ce dernier livre ne soit im-
primé en caractères mobiles.
L'édition A du Spéculum nous offre donc un spécimen
curieux de tous les genres de gravures : des planches im-
primées seules au haut des pages , des textes xylographi-
ques2, et enfin des caractères mobiles.
S 2. Les caractères mobiles des éditions anonymes du Spéculum
sont-ils en bois ou en métal ?
Pour toute personne initiée à l'art typographique, il n'y
a pas de doute, à en juger par la simple inspection des
feuillets du Spéculum, que les caractères mobiles employés
dans ce livre ne soient en métal fondu. Le bois ne pourrait
jamais, quoi qu'on fasse, donner cette régularité de^ou-
lage, cet alignement des lettres. Meerman , qui croyait les
1 Cette circonstance est encore bien plus remarquable dans un volume
du Spéculum historiale de saint Vincent de Beauvais (édition à 52 lignes
à la colonne) que j'ai vu à la Bibliothèque nationale.
2 Voyez les détails relatifs à ces planches dans la deuxième dissertation
de Fournier, De l'oric/ine de l'imprimerie, p. i5-j.
3
34 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Spéculum exécutés avec des caractères mobiles de bois , a
prouvé , sans s'en douter, le peu de fondement de son opi-
nion, en imprimant trois mots seulementde cette sorte dans
son livre x. Malgré tout le soin qui a été apporté à la confec-
tion de ces quelques lettres , et quoiqu'elles fussent main-
tenues par des interlignes au-dessus et au-dessous , elles
offrent un spécimen des plus grotesques , et (qu'on me per-
mette de me servir d'un terme d'atelier fort expressif) elles
dansent de la manière la plus ébouriffante. Que serait-ce s'il
fallait faire tout un livre de cette manière ! On ne pourrait
réussir à serrer et à imprimer trois lignes seulement sans
interlignes , et cependant toutes les éditions anciennes 2,
1 Orig. tjpogr. t. I, p. 25, note. — M. Léon de Laborde a cru long-
temps aussi à la possibilité d'imprimer avec des caractères mobiles en bois :
il en a même donné un spécimen dans son livre intitulé : Débuts de l'im-
primerie à Strasbourg (Paris, in -8°, i84o); mais les difficultés qu'il a
éprouvées pour cet essai et pour d'autres qu'il a tentés depuis l'ont fait, je
crois, changer d'opinion. Déjà même, dans le livre que je viens de citer, il
disait (p. 75), après avoir énuméré les difficultés d'exécution de l'impres-
sion en caractères mobiles de bois : « Ces raisons suffisent pour montrer
comment un procédé aussi facile et d'une aussi belle réussite dans un
spécimen devient difficile dans la pratique. »
2 M. Wetter, dans son Histoire de l'imprimerie, en allemand (Mayence,
i836, 1 vol. in-8°), donne aussi un spécimen de caractères en bois; mais
quoiqu'ils soient très-gros et interlignés, ils n'en dansent pas moins d'une
façon très-grotesque , ce qui enlève toute valeur à sa prétendue démons-
tration. On en peut dire à peu près autant d'un autre essai de caractères
en bois fait à la Haye , par M. Schinkel , alors imprimeur, dans une bro-
chure hollandaise intitulée : Tweetal bijdragen, betrekkelijk de Boekdruk-
kunst (la Haye, 1 844 , in-8°). Au reste, M. Schinkel , que je vis lors de mon
voyage en Hollande, est convenu avec moi que c'était là un tour de force
qui ne prouvait rien dans l'espèce.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 35
et particulièrement le Spéculum1, ont été imprimées sans
interlignes. Joignez à cela qu'après le premier tirage , ou
plutôt après le lavage des formes , les caractères seraient
devenus inutiles, comme je l'ai dit, par suite des varia-
tions qu'auraient éprouvées ces petits morceaux de bois ,
rendus plus sensibles encore par la perforation qu'on
prétend y avoir été pratiquée pour recevoir le fil de fer
régulateur.
Si ces raisons ne suffisent pas pour prouver que les
caractères du Spéculum sont, non pas en métal fondu sur
certaines proportions et gravé ensuite , comme quelques
auteurs l'ont dit2, mais bien en métal fondu avec Y œil de
la lettre, je vais en donner d'autres qui sontpéremptoires.
On sait que des caractères gravés isolément sur bois ou
sur métal offriraient une variété constante dans les formes
de la même lettre , et qu'au contraire des caractères fon-
dus d'après un même modèle doivent être identiquement
semblables. Donc, si l'on rencontre dans les caractères
du Spéculum des lettres qui se ressemblent parfaitement,
on en doit conclure que ces lettres sont fondues et non
1 Le plus ancien livre que j'aie vu interligné jusqu'ici est le Cicéron
imprimé par Schoiffer en 1 465 , et que je décrirai plus loin.
2 Meerman croit qu'il y a eu quatre phases principales dans l'histoire
des débuts de l'imprimerie : i° caractères en planches fixes; 2° caractères
mobiles en bois ; 3° caractères mobiles en plomb ou en cuivre fondus sur
certaines proportions, mais dont l'œil était gravé après la fonte; 4° ca-
ractères fondus avec l'œil dans le moule. Comme résultat pratique, je
n'admets que deux genres d'impression, l'un avec des planches fixes de
bois, l'autre avec des caractères fondus.
3.
36 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
gravées. C'est ce qu'a recherché Ottley, et, pour que ses
observations fussent plus concluantes , il s'est attaché à une
difformité. Avec son œil d'artiste , il a découvert une lettre
bien caractéristique : c'est un n surmonté du trait hori-
zontal employé pour indiquer une abréviation (n), trait
qui présente une imperfection. Cette imperfection bien
constatée, il a étudié avec persévérance les exemplaires
des éditions A et C, les seules qu'il eût à sa disposition
en Angleterre , et il a retrouvé cette même lettre avec sa
défectuosité dans une foule d'endroits1. Je ne donnerai
pas ici l'indication des pages et des lignes , car il faudrait
aussi donner le dessin de la lettre dans ses différents as-
pects, ce qui nous conduirait trop loin; je me contenterai
de dire que j'ai vérifié , livre en main , toutes les assertions
d'Ottley en ce qui concerne l'édition A , la seule que nous
possédions maintenant à Paris, et que je les ai trouvées
parfaitement exactes.
Dans le moment même où Ottley faisait à Londres ses
observations sur les éditions A et C, Koning en faisait
d'analogues à Haarlem sur l'édition D. Celles de ce der-
nier portent principalement sur les capitales ou grandes
lettres majuscules. Il a constaté l'existence de deux fontes
de la lettre E. «La première, dit-il2, a tous les contours
exigés ; mais la seconde n'a pas été bien fondue : la partie
supérieure y manque ; et à chaque page on trouvera le
même défaut à cette lettre imparfaite. » La lettre M pré-
1 An inquiry, etc. p. 245 et 246.
a Koning, Dissertation sur l'origine de l'imprimerie, p. 4-
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 37
sente des preuves encore plus évidentes qu'elle est fon-
due : elle n'est pas seulement empreinte d'une manière
irrégulière, elle offre encore une autre particularité très-
remarquable : le jambage du milieu est coupé en deux par
un trait blanc , et ce trait se reproduit presque à toutes
les lignes d'une manière plus ou moins visible.
Les détails relevés ici par Koning prouvent en outre
que, si les caractères de l'édition D ne sont pas différents
quant à la force et à Y œil, ils le sont du moins quant à
la fonte; car les défauts signalés par cet auteur ne pa-
raissent pas dans les caractères des autres éditions, ce
qui démontre qu'ils ont été fabriqués, avant ou après,
peu importe, mais à une époque distincte.
A la vérité, toutes les lettres ne sont pas identique-
ment semblables entre elles dans cette édition , non plus
que dans les autres : il en est beaucoup qui diffèrent tota-
lement ; mais cette dissemblance ne doit pas infirmer la
portée des observations précédentes : elle provient unique-
ment de l'usage où l'on était alors de faire un grand nombre
de types différents de la même lettre pour mieux imiter
les manuscrits. Cet usage s'est perpétué longtemps dans
l'imprimerie, et dure encore même pour certains carac-
tères d'écriture. C'est ce qui explique la différence que
Meerman a remarquée dans l'espace occupé par les
mêmes mots. Quant à celle qu'il a cru voir dans la hau-
teur ou l'épaisseur des lignes1, elle provient uniquement
de circonstances particulières à son exemplaire , et non
1 Oriçj. lypoqr. t. I, p. ni,
38 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
d'un fait inhérent aux caractères, qui, eussent -ils été en
bois , n'en auraient pas moins dû être tous de la même
force , l'impression étant impossible autrement.
§ 3. Par quel procédé furent produits les caractères mobiles
du Spéculum.
De tous ceux qui se sont occupés jusqu'ici de l'origine
de l'imprimerie , aucun , si j'en excepte Ottley , ne paraît
s'être douté qu'on pouvait employer plusieurs procédés
pour fondre les caractères. Tous semblent croire qu'on
a passé immédiatement des caractères en bois gravés aux
caractères fondus dans des moules en fer comme aujour-
d'hui. Meerman, qui avait longtemps étudié ce sujet, et
qui en avait disserté avec de savants imprimeurs , ne sa-
chant comment accorder la précision de certaines im-
pressions avec la diversité de forme qu'affectait souvent
la même lettre, en est venu à croire qu'on fondait le
corps de ces lettres en métal , et qu'on y. gravait ensuite
l'œil. Il donne même un spécimen de ce genre de ca-
ractères1, qui, certes, offre plus d'exactitude que son
spécimen en bois. Mais on ne peut admettre cette hy-
pothèse. Il aurait fallu un temps immense pour graver
ainsi isolément sur de petits lingots les dix mille lettres
nécessaires pour l'impression d'un seul cahier du Spé-
culum2. Comment supposer que des hommes intelli-
1 Orig. typogr. t. I , p. 2 6, note br.
2 La page donnée comme spécimen par Meerman (tabl. III) renferme
à elle seule près de 1,700 lettres, dont 35o e. Pour assurer l'emploi de
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 39
gents, comme devaient l'être les premiers imprimeurs,
n'aient pas tout de suite reconnu qu'ils pouvaient faci-
lement fondre ensemble Yœil et le corps de la lettre ?
Fournier n'a pas commis cette faute ; mais , de son côté,
cet auteur est tombé dans une autre erreur. Ayant
constaté l'existence d'un grand nombre de types pour
la même lettre, et ne connaissant qu'une manière de
fondre les caractères, celle qu'il employait lui-même,
et qui se pratique encore de notre temps, c'est-à-dire
dans un moule de fer, auquel est adaptée une matrice en
cuivre , où l'œil de la lettre a été frappé à l'aide d'un poin-
çon gravé sur acier, et devant, par conséquent, produire
toujours le même type, il en a conclu que les caractères
du Spéculum étaient en bois. Pour prouver le peu de fon-
dement de son opinion , il suffira d'indiquer les conclu-
sions auxquelles elle l'a conduit : trouvant la même va-
riété de types dans une foule d'autres ouvrages du xve
siècle1, il retarde indéfiniment l'usage des caractères en
fonte , et ne voit partout que des caractères en bois. Ainsi,
suivant lui, non-seulement la Bible de Gutenberg2 est
en lettres mobiles de bois , mais aussi le fameux Psautier
ces 1,700 lettres, il faut qu'il en ait été fondu au moins 2,5oo de diverses
sortes. A ce compte, le 5° cahier, composé de 16 feuillets, aurait demandé
plus de 4o,ooo lettres; mais, chaque sujet du Spéculum formant une page,
il suffisait, pour pouvoir imprimer ce livre, d'avoir assez de caractères pour
composer deux ou trois formes, c'est-à-dire 10,000 à i5,ooo lettres.
1 Meerman, Oricj. typocjr. t. I, p. 35-37, note di.
2 A la vérité , il a pris pour la Bible de Gutenberg, qui n'a que quarante-
deux lignes à la colonne, une Bible de quarante-cinq lignes (De l'origine
40 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
de 1 457. Or, comme le Psautier a été réimprimé quatre
autres fois avec les mêmes caractères, en î Zt 5 9 , 1/190,
1 5o2 et 1 5 1 6, il en résulte qu'on aurait encore fait usage
de caractères en bois au xvie siècle ! Une pareille hypo-
thèse n'est pas sérieuse , et Fournier ne l'aurait sans doute
pas imaginée, si, au lieu d'être seulement graveur et fon-
deur, il eût été aussi imprimeur ; car il aurait alors connu
les difficultés ou plutôt l'impossibilité d'imprimer avec
des caractères de bois.
Dans le chapitre V, je réduirai à néant, je l'espère,
tout ce qu'on a dit pour prouver que le Psautier et les
autres livres du même temps n'ont pas été imprimés en
caractères de fonte; mais ici je dois me renfermer dans
le cadre étroit que je me suis tracé.
Suivant moi, les caractères du Spéculum ont été fon-
dus dans le sable, comme les petits colifichets destinés
aujourd'hui à servir d'épingle de chemise, de breloque
de montre, etc. Cette manière de fondre dut se présenter,
il me semble, tout naturellement à l'esprit des premiers
imprimeurs , qui avaient alors sous les yeux les merveilles
produites par la fonte des objets de bijouterie et d'orfè-
vrerie de cette époque artistique. Les différences qu'on
de l'imprimerie , p. 188), attribuée aujourd'hui par tous les bibliographes à
Eggestein, et imprimée à Strasbourg vers 1/170; mais cela ne change pas
le fond de la question; au contraire, cela prouve que Fournier appliquait
son système à tous les livres de ce temps-là. Ce qu'il y a de curieux, c'est
le ton d'assurance avec lequel cet auteur, tout en se trompant, déclare
qu'on ne peut pas se tromper, et que la Bible de Gutenberg est parfaite-
ment reconnaissable « entre tontes les autres au monde. » (P. 2 1 2-2 1 h ■)
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 41
remarque dans la forme des lettres proviennent de
deux causes distinctes : la première , de ce qu'on faisait
plusieurs modèles de la même lettre, pour aller plus vite,
suivant sans doute en cela les règles de ce que nous ap-
pelons aujourd'hui la police en termes d'imprimerie, c'est-
à-dire en proportionnant le nombre des modèles de
chaque lettre à son degré d'utilité et de fréquence dans
la composition; la seconde, de ce qu'on retouchait les
caractères produits par ce mode imparfait de fonte,
comme cela se pratique encore pour tous les objets exé-
cutés de la même manière.
Si l'on joint à cela le nombre prodigieux de doubles
lettres et de lettres surmontées de divers signes d'abré-
viation en usage alors , et qu'on multipliait d'autant plus
facilement que le mode d'opérer rendait la chose peu
coûteuse, puisqu'il suffisait de faire un modèle en bois
pour servir de type , et qu'en même temps qu'on donnait
plus de facilité pour opérer la fonte en grossissant les
objets, on économisait le temps de la composition, on
aura l'explication de cette diversité de forme, qui frappe
au premier abord, diversité qui a trompé si complète-
ment Fournier, qu'il a pris pour des « parcelles de bois
mal évidées les petits points noirs qu'on aperçoit au-des-
sous et au-dessus des lettres1,» lesquels sont tout sim-
plement des aspérités de la fonte2.
1 De l'origine de l'imprimerie, p. 166.
2 C'est probablement un accident de ce genre qui a été pris pour un
accent aigu par Ottley. (Voyez ci-dessus, p. 3o, note.)
42 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Cela admis, on sera moins surpris de la dissemblance
des caractères du Spéculum que de leur conformité , sur-
tout si l'on songe que chaque lettre a été le produit d'un
moulage particulier.
Voulant me rendre compte de la possibilité d'exécu-
tion du procédé que j'indique ici, j'ai prié un fondeur en
cuivre d'en faire l'expérience. Quoique privé de tout l'ou-
tillage nécessaire , il a obtenu un résultat qui m'a surpris
moi-même, et dont je fais juge le lecteur. Voici quel-
ques lettres que M. Buignier1 a fondues à ma prière, en
prenant pour modèle des caractères en cuivre , les seuls
qu'il eût à sa disposition. On a été obligé de mettre les
lettres d'équerre ; mais on n'a pas touché à Y œil.
La matière est tout simplement de la soudure que l'ar-
tiste avait sous sa main : on n'a rien préparé pour cela.
J'ajouterai que le fondeur intelligent qui a bien voulu
faire cet essai m'a affirmé qu'un ouvrier pourrait facile-
ment faire un millier de lettres semblables en un jour.
C'était parfaitement suffisant pour l'exécution d'un livre
comme le Spéculum , pour lequel il suffisait , à la rigueur,
de quatre à cinq mille lettres, en tirant par forme.
J'ai fait aussi fondre des caractères en cuivre par le
même procédé , mais par un autre artiste , auprès duquel
M. de Berny a bien voulu me servir d'intermédiaire, car
1 Fondeur en cuivre , rue des Vertus.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 43
celui-là m'avait refusé son concours , dans la crainte de se
compromettre sans doute , ne comprenant pas parfaite-
ment le but de ma demande. Nous avons, cette fois,
moins bien réussi; ce qui s'explique facilement par la
différence de fusibilité de la matière ; cependant il n'y a
pas encore trop à se plaindre. Pour ce second essai, je
me suis servi, comme modèle, de quelques lettres du
caractère qu'a fait graver et fondre M. Duverger pour
son Album typographique de i84o, et qu'il a bien voulu
me confier. Je donne ici, sous le n° 1, le spécimen de
ce modèle , qui est en matière ordinaire fondue dans un
moule, et sous le n° 2, le spécimen du produit du mou-
lage dans le sable, qui est en cuivre.
N° 1. N° 2.
imprimerie mipriratrit
Le défaut d'alignement qu'on remarque dans le spé-
cimen n° 1 rappelle parfaitement celui des premiers
produits de la typographie, et particulièrement du Spé-
culum.
Du reste , en admettant même que le moule en métal
eût été employé pour les caractères de ce dernier livre ,
il ne faudrait pas s'étonner qu'il eût produit des résultats
aussi imparfaits1. Les moules primitifs n'eurent sans doute
1 H en fut sans doute du principal outil du fondeur comme de celui
du compositeur. L'instrument si utile qu'on appelle composteur n'a été porté
au perfectionnement où nous le voyons qu'à la fin du xvie siècle ou même
44 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
pas d'abord la précision du nôtre1, véritable chef-d'œuvre
de mécanique , qui n'a pu être réalisé qu'à la longue , et
qui pourtant exige encore une grande habileté. Dans
certaines circonstances , il demande des contorsions , des
mouvements de maniaque pour produire un bon résul-
tat2. Il n'est pas rare de voir un ouvrier apte un jour,
inapte le lendemain , forcé de recourir à l'assistance de son
compagnon, plus adroit ou plus heureux que lui pour
le moment, et avec lequel il échange son moule : autre-
ment, il ne produirait que des lettres plus ou moins dé-
fectueuses, qui auraient bien pu passer autrefois pour
bonnes, mais qui aujourd'hui ne seraient pas admises
comme telles.
A ce sujet, je ferai remarquer qu'on a souvent cité
comme exemple de la diversité de forme des caractères
du Spéculum de simples accidents. Par exemple, Meer-
au xvii0. Jusque-là on s'était servi de composteurs de bois qui n'avaient
qu'une seule justification. Il fallait donc au même ouvrier plusieurs com-
posteurs pour les différents formats. Cette entrave , qui serait insupportable
aujourd'hui, était à peine sentie alors, les formats étant très-peu variés.
On peut voir un composteur de ce genre dans les serres de l'aigle écar-
telé sur les armes des imprimeurs. J'en ai encore vu une masse consi-
dérable dans l'imprimerie de Plantin , à Anvers, qui date, comme on sait,
de la fin du xvie siècle.
1 M. de Berny m'a montré un de ces mécanismes primitifs dans sa
fonderie. Ce moule , qui est encore employé , se compose de deux espèces
d'équerres, qui peuvent, en se combinant de diverses manières , donner
toutes les forces de corps qu'on désire.
2 On a de nos jours inventé des machines à fondre les caractères. J'en
ai vu plusieurs fonctionnant chez M. Enschedé, à Haarlem. Elles rempla-
ceront très-probablement un jour le travail mécanique des fondeurs.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 45
man1 mentionne comme types distincts des i sans point
et autres manques de ce genre. Or il est bon de dire
qu'aujourd'hui même, quoiqu'il n'existe qu'une matrice
pour chaque lettre , ces prétendues différences se présen-
teraient fort souvent, si l'on n'avait soin de visiter les ca-
ractères, et de réformer ceux qui ont quelque imperfec-
tion. Par une loi physique bien connue, la plus forte
partie d'un liquide tendant à absorber la plus petite, il
en résulte à la fonte une grande difficulté pour faire réus-
sir les traits fins de certaines lettres.
§ k. Quel mode d'impression a été employé dans les diverses
éditions anonymes du Spéculum.
Un fait qui frappe tout d'abord, à l'inspection du Spé-
culum, c'est qu'il est produit par deux modes d'impres-
sion différents.
D'un côté , il est évident que les gravures sont impri-
mées à l'aide du frotton des cartiers , car on voit encore
sur le revers un luisant qui ne peut provenir que de la
matière qui servait à faciliter le frottement. Quoique ce
mode d'impression , qui est toujours en usage , ait été amé-
lioré depuis quelques années, il produit encore les mêmes
résultats. Ainsi , sauf la couleur, qui varie , on retrouve
aujourd'hui, sur les adresses des enveloppes de jeux de
cartes , une teinte parfaitement semblable à celle des gra-
vures du Spéculum : même genre d'encre , même grisaille
dans les traits, même maculature sur le bord de la planche.
1 Orig. tjpogr. t. I, p. 109.
46 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
D'un autre côté, il n'est pas moins évident que les
textes en caractères mobiles ont été imprimés à la presse.
Non-seulement on ne retrouve plus, au revers de ces im-
pressions , le poli qui se fait remarquer à celui des gra-
vures ; mais encore on y voit un foulage très-prononcé ,
tel qu'il devait exister avec les premières presses , opérant
sur des caractères imparfaits. L'encre est aussi bien diffé-
rente de celle des gravures : la dernière est jaune et in-
certaine; l'autre, au contraire, est d'un noir très-foncé.
Cela s'explique : l'une est tout simplement de la couleur
à la détrempe ; l'autre est une véritable composition oléa-
gineuse, comme notre encre d'imprimerie d'aujourd'hui.
Ces deux genres d'encre étaient parfaitement appropriés
aux deux modes d'impression employés : l'un ne pouvait
suppléer à l'autre ; car l'encre oléagineuse n'aurait pu ser-
vir à l'impression au frotton , ni la couleur à la détrempe
être employée pour l'impression à la presse. La différence
d'impression ressort encore du défaut d'alignement qui
existe dans quelques pages entre le texte et les gravures.
Mais ce qui est remarquable dans ce cas, c'est que le
désaccord paraît toujours être le même aux deux pages
correspondantes d'une même feuille, ce qui démontre,
suivant moi, que les gravures (de même que le texte)
ont été tirées deux à deux, c'est-à-dire par forme.
Les observations générales que je viens de faire ne
s'appliquent pas, bien entendu, aux textes xylographiques
de l'édition A , qui ont été tirés en même temps que les
gravures au-dessous desquelles ils se trouvent : c'est la
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE I. 47
même encre , le même genre d'impression , le même ali-
gnement. Si l'on remarque un léger désaccord entre la
gravure et le texte xylographique dans quelques pages ,
il provient sans doute de l'irrégularité du bois , car il pa-
raît le même aux deux exemplaires du Spéculum que nous
avons à Paris. Ce fait renverse l'échafaudage d'hypothèses
que quelques auteurs ont élevé pour prouver que les
gravures ont été tirées isolément en Allemagne.
Résumant ce que nous venons de dire, nous consta-
terons que les Spéculum anonymes présentent cette sin-
gulière circonstance, qu'ils sont à la fois le produit de
l'art ancien et de l'art nouveau sous tous leurs aspects.
D'un côté, ils nous offrent le spécimen de caractères fixes
en bois et de caractères mobiles en fonte; de l'autre, l'im-
pression au frotton et à la presse. Cette circonstance seule
suffirait pour assurer à ce livre le premier rang parmi les
plus curieux de la typographie.
§ 5. Est-ce le même artiste qui a imprimé les différentes
éditions anonymes du Spéculum?
S'il est une opinion incontestable, c'est certainement
celle qui attribue au même imprimeur l'exécution des
éditions anonymes du Spéculum. La forme des caractères,
le système de composition, l'identité des gravures, le
mode d'impression , tout se réunit pour démontrer le fait.
Je ne discuterai donc pas pour prouver ce que personne
ne conteste; mais je prends acte de cette circonstance,
que j'invoquerai plus loin.
liS DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
§ 6. En quelle contrée ont été imprimées les différentes éditions
anonymes du Spéculum.
Grâce à tout ce que j'ai dit déjà, cette question n'est
pas plus difficile à résoudre que la précédente. On ne
peut contester l'origine des éditions hollandaises de ce
livre, et personne ne l'a fait, car personne n'était fondé
à penser qu'on ait imprimé ailleurs qu'en Hollande un
livre écrit dans la langue vulgaire de ce petit pays. Or,
comme il est prouvé que les éditions latines sortent du
même atelier que les éditions hollandaises , il en résulte
qu'elles proviennent toutes de la Hollande.
Comme ce fait est important, et comme il est des es-
prits qui ne se rendent pas toujours à l'évidence, je crois
devoir ajouter ici quelques considérations à l'appui de
ma conclusion. Voici d'autres indices de l'origine hollan-
daise du Spéculum. Premièrement, presque tous les exem-
plaires existants de ce livre se trouvent en Hollande ou
en ont été tirés : or il serait hien surprenant que ce
pays fût si riche en livres de ce genre, s'ils n'y avaient
vu le jour. Secondement, la forme des caractères mobiles
employés dans ce livre est identiquement celle de l'écri-
ture en usage dans la Hollande au xve siècle1. Je signa-
lerai particulièrement le £2, qui offre un trait fort remar-
quable. Troisièmement, les filigranes qu'on voit dans le
papier sont particuliers à la Hollande ou du moins aux
1 Ottley , An inqniry , etc. p. 219.
2 De Laborde, Débuis de l'imprimerie à Strasbourg , p. 18.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 49
Pays-Bas1. Quatrièmement, c'est en Hollande qu'on a
retrouvé le plus grand nombre de fragments de livres
imprimés avec des caractères analogues à ceux du Spécu-
lum^. Cinquièmement, enfin , c'est en Hollande , à Culem-
bourg, qu'on voit paraître pour la dernière fois, dans
une édition également hollandaise du Spéculum, datée
de iA83, les planches qui ont servi aux éditions précé-
dentes. Je dis éditions précédentes, car ces planches ne
purent plus servir aux éditions in-folio , parce que Vel-
dener, pour les accommoder à son nouveau format, l'in-
quarto , les scia en deux à l'endroit où un pilier gothique
sépare les deux compartiments de la gravure3.
Il est donc incontestable que les Spéculum ont été im-
primés en Hollande et avant i/i83, puisqua partir de
1 Koning, Dissertation sur l'origine, l'invention et le perfectionnement de
l'imprimerie (Amsterdam, 1819, in-8°) , p. 32 et suiv. — Ottley, qui donne
aussi le dessin de ces filigranes [An inquiry, etc. p. 221-226), en a omis
un cité par Koning, et qui se trouve dans un des exemplaires de l'édi-
tion A de la Bibliothèque nationale ; c'est un écusson dans lequel se voient
des figures indéchiffrables. Cet écusson se trouve aux feuillets 2 1, 3i, 5i
de l'exemplaire coté A 1866.
2 Ottley, An inquiry, etc. p. 219.
3 Voyez la description de cette édition dans Ottley, An inquiry, etc.
p. 220, et dans la Notice de M. Guichard, p. 5i. — Dibdin, décrivant
l'exemplaire du Spéculum de Veldener qui se trouve dans la bibliothèque
Spencer, nie , avec son sans façon habituel , et sans donner aucune raison
de son opinion, que les gravures de cette édition soient celles qui ont servi
dans les éditions anonymes; mais j'ai vu plusieurs exemplaires du livre
de Veldener, à la Haye, à Haarlem, etc. et j'affirme le fait de l'identité,
qui a été soutenue par Meerman , Heinecke , Panzer, etc. L'irrégularité
de l'encadrement des gravures rend la chose évidente.
4
50 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
cette époque ils ne purent plus être exécutés de la même
manière.
§ 7. A quelle époque les éditions anonymes du Spéculum
furent-elles imprimées ?
Quelque savante que soit la dissertation que M. Gui-
chard a publiée sur le Spéculum, je ne puis admettre
avec lui que l'impression de ce livre soit postérieure à
i 46 1 . La raison sur laquelle je me fonde pour rejeter
cette opinion, c'est que, si le livre eût été imprimé si
tardivement, il ne serait pas confectionné en dehors de
toutes les règles typographiques déjà en usage depuis
dix ou douze ans dans les ateliers allemands. J'insiste sur
ce point, car M. Guichard ne paraît pas avoir remarqué
toutes les singularités que présentent ces volumes. Il dé-
crit le livre comme on décrirait aujourd'hui un ouvrage
ordinaire. « Le premier cahier, dit-il, est de cinq feuillets,
les trois suivants de quatorze, et le dernier de seize feuil-
lets. » M. Guichard n'explique pas comment on a pu faire
un cahier de cinq feuillets , ni pourquoi les autres cahiers
ne sont pas disposés de la même manière. Il ne s'est pas
même préoccupé de cette disposition singulière, qui doit
frapper immédiatement un typographe. Ainsi , dans le cin-
quième cahier, qui a seize feuillets , la feuille du milieu est
repliée sur elle-même , et collée de manière à ne former
que deux pages , recto et verso , devenant ainsi une espèce
de carton1. La disposition de cette feuille, ainsi que celle
1 En terme de bibliographie, on donne ce nom à un feuillet isolé que
le relieur place dans le volume au moyen d'un onglet.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 51
des cahiers, qui tous commencent et finissent par une
page blanche , indique que la reliure du livre devait se
faire avant le collage des feuillets. Une fois collé , tout le
livre ne devait plus former qu'une masse indivisible. Je
ne sais si je me fais bien comprendre; mais il m'est diffi-
cile d'être plus clair, à moins de mettre l'objet en ques-
tion sous les yeux du lecteur1.
Je pourrais citer vingt étrangetés de ce genre, qui
constatent bien positivement dans la confection de ce
livre l'enfance de l'art: telle est, par exemple, la division
des mots au bout des lignes sans règle aucune , sans traits
d'union, et très-souvent en ne laissant à la fin de la pre-
mière ligne ou en ne reportant au commencement de la
seconde qu'une seule lettre ; quelquefois même on re-
jette à la seconde ligne le mot qui ne peut tenir à la
première, et on achève celle-ci avec des cadrats; telle
est encore la garniture grossière des pages : on a remar-
qué, en effet2, qu'elle se composait d'une espèce de châs-
sis de bois, dont le cadre était aussi élevé que la lettre ,
et qui, faisant support, servait à garantir les bords du
foulage extraordinaire de la presse, qui les aurait fait mat-
exiler . C'est cette garniture singulière qui forçait à terminer
les colonnes dont le texte ne pouvait fournir le nombre de
lignes voulues avec des lignes de distribution ou des lettres
inutiles. Ces dernières étaient masquées ensuite par la fris-
1 Voyez page 1 5 , note 2 , et page 2 1 , note 2 , les divers modes d'impo-
sition du Spéculum.
2 Koning, Dissertation, p. 2 1 .
52 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
quette ou tout autre objet analogue , car j'ignore complè-
tement comment était disposée la presse qui a servi à tirer
le Spéculum.
En présence de tous ces faits, je me suis posé le di-
lemme suivant : ou l'imprimeur du Spéculum était un
élève des typographes mayençais , ou il fut à lui-même
son propre maître.
S'il était élève des premiers imprimeurs de Mayence ,
comment se fait-il que , ni par la forme des caractères ,
ni par le procédé de la fonte, ni par celui de l'impres-
sion , ni par aucun point de l'art enfin, il ne révèle l'ori-
gine de sa science , et soit réduit à exécuter à plus de
frais et plus péniblement que ses confrères? Comment
se fait-il qu'il imprime séparément, et par des procédés
différents , les gravures et le texte du livre , qu'il eût pu
imprimer d'un seul coup , économisant ainsi à la fois son
temps et son argent? En effet, s'il avait imprimé les gra-
vures à la presse , comme le reste du livre , ainsi que le
faisait, dès i46o, Pfister à Bamberg, rien ne se serait
opposé à ce qu'il imprimât des deux côtés du papier, et
réduisît par conséquent ses fournitures et sa main-d'œuvre,
sans parler de celle du relieur.
Si , au contraire , l'imprimeur du Spéculum a été son
propre maître, comme tout semble le démontrer (car
ce livre ne peut passer pour l'essai maladroit d'un ap-
prenti, puisque nous en avons quatre éditions au moins,
imprimées à plusieurs années d'intervalle l'une de l'autre ,
et toujours de la même façon) , pourquoi vouloir retarder
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I. 53
ses travaux jusqu'à l'année i/t6i, époque où l'art typo-
graphique était devenu si vulgaire , qu'on s'en servait pour
toute sorte de publications : témoins les Lettres d'indul-
gences de ili5k et i ko 5, dont on connaît cinq éditions;
l'Appel contre les Turcs de iA55, les Calendriers de iZt5y
et 1 46o , les Manifestes de 1 46 1 pour et contre l'arche-
vêque de May ence , au nombre de six ou huit , et autres
impressions du même genre, dont je parlerai plus loin?
L'hésitation n'est pas permise. Pour moi, j'ai conclu de
tout cela que l'imprimeur du Spéculum avait trouvé un
procédé imparfait avant Gutenberg, qui, lui, avait déjà
conçu son plan dès l'an i/i36, comme je le démontre-
rai. C'est la conclusion à laquelle est arrivé également
Ottley, en partant d'un autre point de vue1. En effet, cet
auteur ne s'est pas contenté d'étudier la partie typogra-
phique du Spéculum; il en a scruté avec soin les gravures,
et ses investigations scrupuleuses l'ont conduit à penser
qu'elles avaient été exécutées, en grande partie du moins,
par l'artiste auquel on doit celles de la Bible des pauvres
et du Livre des cantiques, qui sont généralement considé-
rés comme les plus anciens livres xylographiques. Mais
je suis ici hors de mon domaine; je renvoie le lecteur au
livre d'Ottley2, pour ne pas m'attirer le même reproche
que le cordonnier d'Apelles.
1 Voyez aussi un curieux travail de M.Tom.Tonelli, inséré, sous le titre
de Cenni istorici sull' origine délia stampa, etc. dans la revue italienne in-
titulée : Antologia, numéros de janvier, février et mars i83i, t. XLI de la
collection (in-8°, Florence, i83i).
2 An inquiry, etc. p. 1 55 et suiv.
54 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Heinecke reconnaît bien aussi l'ancienneté des gravures
du Spéculum 1 ; mais , en sa qualité d'Allemand , il prétend
qu'elles ont été faites en Allemagne , d'où elles auraient
été apportées en Hollande par Théodore Martin ou Mer-
tens. C'est, en effet, à cet artiste célèbre, qui avait à
peine vingt ans en 1/178, qu'il attribue la première édi-
tion du Spéculum2, ne prenant pas garde qu'il est en con-
tradiction avec lui-même, puisqu'il dit ailleurs que ce livre
«a été publié justement du temps de l'invention de la
typographie3. » Heinecke, il est vrai, n'est pas tellement
sûr de sa seconde opinion , qu'il n'en présente immédia-
tement une troisième : « On pourrait encore soupçon-
ner, dit-il4, que Jean de Westphalie ait été l'imprimeur
de la première édition flamande, et que Veldener ait
reçu de lui les planches. » Mais Heinecke a beau sauter
ainsi d'une hypothèse à l'autre , il ne rend pas son opi-
nion plus acceptable. Personne ne croira qu'on impri-
mait ainsi en Hollande , lorsque depuis vingt ans la typo-
graphie était d'un usage commun dans toutes les villes
d'Europe, et y produisait partout des chefs-d'œuvre. En
tout cas, si l'on compare les prétendus premiers produits
anonymes de Jean de Westphalie avec ceux auxquels il
a mis son nom , on conviendra qu'il a fait en quelques
mois beaucoup de progrès clans son art, car on voit qu'il
1 Idée générale , etc. p. 453.
2 Ibid.p. 458.
3 Ibid. p. hk']-
4 Ibid. p. li bS.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE I. 55
imprimait en 1 l\lk comme tout le monde. Inutile d'ajou-
ter qu'il ne se servait pas des caractères du Spéculum.
En définitive, malgré les recherches les plus actives,
faites dans un intérêt de nationalité ou un esprit de parti
poussé jusqu'à ses dernières limites, on n'a encore trouvé
aucun artiste auquel on pût sérieusement attribuer l'im-
pression du Spéculum dans la période qui s'est écoulée
entre l'année 1 1\ 7 3 , qui vit venir en Hollande les pre-
miers imprimeurs de l'école typographique de Mayence,
et l'année 1 483 , où Veldener imprima à Culembourg la
dernière édition hollandaise de ce livre. De plus, on a
constaté qu'il n'avait point existé d'imprimerie en Hol-
lande de i46o à 1/173. Qu'en conclure, après tout ce
qu'on vient de lire , sinon que l'imprimeur du Spéculum
exerçait grossièrement l'art typographique avant cette
époque?
§ 8. Par qui et en quelle ville furent imprimées les éditions
anonymes du Spéculum.
Je crois avoir démontré que ce livre avait été impri-
mé en Hollande avant 1 1\6 1 . D'après ce que j'ai dit, on
peut deviner la conclusion où je tends : d'accord avec la
tradition hollandaise, je n'hésite pas à attribuer l'impres-
sion du Spéculum à Laurent Coster, de Haaiiem. Comme
cette question, la dernière que nous ayons à résoudre,
est très -complexe et demande quelque développement,
je lui réserve le chapitre suivant.
56 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE
CHAPITRE II.
LAURENT COSTER ET SON ECOLE.
1423-1450,
Beaucoup de personnes vont sans cesse répétant que
la tradition hollandaise ne repose sur rien de sérieux ;
qu'elle est tout entière dans un récit apocryphe de Ju-
nius, publié sur la fin du xvie siècle. C'est là une opinion
erronée, qu'on peut facilement réfuter. Junius n'est ni
le seul ni le premier qui ait attribué l'origine de l'impri-
merie à la Hollande. Le plus ancien récit que nous ayons
sur l'histoire de l'imprimerie elle-même est celui qui est
consigné dans une chronique allemande , dite de Cologne ,
parce qu'elle a été imprimée dans cette ville, en 1/199.
L'auteur anonyme de cette chronique dit positivement
que les premiers essais de l'imprimerie furent faits en
Hollande : « Quoique l'art , tel qu'on le pratique actuelle-
ment , ait été trouvé à Mayence , cependant la première
idée vient de la Hollande,' et des Donats qu'on impri-
mait dans ce pays auparavant. Ces livres ont donc été
l'origine de l'art 1 » Et ce témoignage a d'autant plus
de poids, qu'il est emprunté à Ulric Zell, contemporain
de Gutenberg, l'un de ses élèves, dit-on, et l'un des pre-
1 Wolf, Monum. typogr. t. I, p. /J07. — Meerman, Orig. typogr. t. II,
p. io5. — Wetter, Kritische Geschichte } etc. p. 278. — Falkenstein, Ge-
schichte der Buchdruckerhunst , p. 72.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE II. 57
miers ouvriers qui ont émigré de Mayence pour répandre
l'art typographique dans le monde. Ulric Zell avait im-
porté l'imprimerie à Cologne , et y exerçait encore cet
art à l'époque où fut publiée la chronique en question ,
comme nous l'apprend son auteur.
L'opinion du chroniqueur est encore corroborée par
celle de Mariangelus Accursius , qui avait écrit ce qui suit
sur un ancien Donat en caractères mobiles que posséda
plus tard Aide le Jeune : «Impressus autem est hic Do-
«natus et Confessionalia primum omnium anno i/t5o.
«Admonitus certe fuit ex Donato Hollandiae prius im-
«presso in tabula incisa1. » Accursius dit ici, il est vrai ,
que le Donat initiateur hollandais était en caractères fixes ;
mais c'est une simple hypothèse, car il ne l'avait pas vu,
et j'espère prouver plus loin que les premiers Donats im-
primés étaient en caractères mobiles. Mais en supposant
même qu'il en fût autrement, ces Donats n'auraient pas
été les premiers ouvrages xylographiques. Longtemps au-
paravant on avait publié des livres de gravures avec du
texte sur planches fixes , et ces livres auraient pu , tout
aussi bien que les Donats, révéler l'idée des caractères
mobiles à Gutenberg, si, en effet, c'était à la vue d'im-
pressions xylographiques qu'il eût conçu son plan.
Quoi qu'il en soit, plusieurs années avant Junius, et
au plus tard en 1 56 1 , Jean Van Zuyren, bourguemestre
de Haarlem, avait écrit, sous le titre àeDialogus déprima
artis typographicœ inventione, un travail dont il ne reste
1 A. Roccha, Bibliolh. Varie, éd. Rom. 1 5gi , p. 4 1 1 •
58 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
plus malheureusement que quelques fragments , et dans
lequel il revendique positivement pour son pays l'hon-
neur de l'invention, « radia fortasse, sed tamen prima \ »
sans toutefois prétendre ravir à Mayence ses titres parti-
culiers à la reconnaissance du genre humain pour avoir
perfectionné et vulgarisé cet art : « nihil tamen Mogunti-
« nensi quicquam reipublicce unquam detractum volo. »
Theod. Volchart Coornhert en dit à peu près autant
dans la préface de sa traduction hollandaise des Offices
de Cicéron, imprimée par lui-même ou du moins chez
lui, à Haarlem, en i 56 1 : a On m'a souvent assuré de
bonne foi que l'art de l'imprimerie avait d'abord été in-
venté dans la ville de Haarlem, quoique d'une manière
très -informe. . . Cet art ayant dans la suite été transporté
à Mayence par un ouvrier infidèle, il y fut extrêmement
perfectionné, et, pour l'avoir rendu public, cette der-
nière ville a tellement acquis la gloire de la première in-
vention, que nos concitoyens obtiennent peu de croyance
quand ils s'attribuent l'honneur d'en être les véritables
inventeurs2. » Cette dernière phrase est très-intéressante,
car elle démontre que la controverse au sujet des préten-
tions de Haarlem existait déjà avant le récit de Junius.
Sans doute on rejettera ces témoignages comme sus-
pects, à cause de leur nationalité ; mais la Hollande peut
1 Scriverius, Laure-Crans,ip. 29. — Wolf, Monum. typogr. t. I, p. 2/16.
— Meerman, Oricj. typogr. t. II, p. 1 90. — Ottley, An incjmry, etc. p. 176.
2 Scriverius, Laure-Crans, p. 26. — Wolf, Monum. typogr. i. I, p. 238.
— Meerman, Orig. typogr. t. II, p. 190. — Ottley, An inquiry, etc. p. 178.
PREMIÈRE PARTIE. —CHAPITRE II. 59
invoquer des témoignages étrangers tout aussi positifs.
Ainsi j'ai déjà mentionné la Chronique de Cologne; je
pourrais rappeler encore les récits de Georges Braunius ,
doyen de l'église Notre-Dame de Cologne 1 ; de Michel
Eytzinger, Autrichien2, etc. Je me contenterai d'en citer
un dont l'opinion ne peut être accusée de partialité :
Ludovic Guicciardini , de Florence, dit ce qui suit à l'ar-
ticle Haarlem, dans sa Description des Pays-Bas3, publiée
pour la première fois en italien à Anvers en 1 56 y : « Sui-
vant la commune tradition du pays , le témoignage de
quelques écrivains et d'autres anciens monuments, l'im-
primerie aurait été premièrement inventée dans cette ville,
ainsi que l'art de fondre les lettres , et l'inventeur étant
mort avant d'avoir pu perfectionner son œuvre , un de
ses ouvriers, qui était allé s'établir à Mayence, en divul-
gua la connaissance par la pratique. Là on s'y appliqua
tellement, que cette invention fut amenée à sa perfection,
d'où vient l'opinion qu'elle y avait vu le jour Je ne
puis ni ne veux décider cette question : il me suffit d'en
avoir dit un mot pour ne porter préjudice ni à cette ville
ni à ce pays. »
Mais si Junius n'est pas le seul qui ait revendiqué pour
1 Voyez le second volume de son livre intitulé : Civitaies orbis terra-
rum(li vol. in-fol. Cologne, 1070-1588), où se trouve la carte de Haarlem.
2 Léo Belgicus, sive de topographia atque historica Belgii descriptione liber,
Cologne, 1 583, in-fol.
3 Dcscrizione di tutti i Paesi Bassi, p. 180. Ce passage a été reproduit
en italien par Meerman, Orig. tjpoqr. t. II, p. 197, et par Ottley, An
inquiry, etc. p. 179.
60 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Haarlem l'honneur de l'invention des caractères mobiles .
il est du moins celui qui nous a donné le plus de détails :
il résume et complète tout ce qui avait été dit avant lui
sur ce sujet. Je vais transcrire en entier, dans sa langue
originale, toute la partie de son récit qui nous intéresse ,
et je la ferai suivre d'une traduction rigoureuse, accom-
pagnée d'une paraphrase ; mais avant il convient de dire
un mot de Junius lui-même , afin qu'on sache quel degré
de confiance il mérite.
Hadrien Junius , fils de Pierre , naquit à Hoorn ,
en 1 5 1 î ; il lit ses premières études à l'école latine de
Haarlem, et alla ensuite se perfectionner dans diffé-
rentes universités de l'Europe. Son savoir l'ayant fait
distinguer de bonne heure , il fut nommé médecin ordi-
naire du duc de Norfolk, puis du roi de Danemark.
De retour à Haarlem en i56/j, il fut nommé médecin
de cette ville, et directeur de l'école latine. Le 5 fé-
vrier 1 565 , il fut chargé par les Etats de Hollande
d'écrire l'histoire de ce pays. Son travail fut terminé
vers 1569, comme le constate une préface manuscrite
datée du 6 janvier i5yo. Les circonstances n'ayant pas
permis de publier alors ce livre , Junius y fit quelques
additions jusqu'à l'époque de sa mort, arrivée le 10 juin
1 5y5 T. Enfin l'ouvrage, dont les manuscrits originaux
1 Ces faits sont parfaitement éclaircis aujourd'hui à l'aide des pièces
authentiques publiées par MM. de Vries et Noordziek, à la suite du livre
intitulé : Eclaircissements sur l'histoire de l'invention de l'imprimerie, la Haye ,
i843, in-8°.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE II. 61
existent encore, fut imprimé en 1 588 , treize ans après
la mort de l'auteur, par les soins de son fils Pierre,
sous le titre de Batavia1. Le passage relatif à Coster doit
avoir été écrit vers 1 568 , si l'on en juge par la place
qu'il occupe dans le manuscrit2; en voici la partie essen-
tielle pour nous :
. . .Habitavit ante annos centum duodetrigintaHarlemiinaedibus
satis splendidis (ut documento esse potest fabrica quae in bunc
usque diem perstat intégra) foro imminentibus e regione Palatii
Regalis, Laurentius Joannes 3 cognomento /Edituus Custosve, (quod
tune opimum et honorificum munus familia eo nomine clara hae-
reditario jure possidebat) is ipse qui nunc laudem inventae artis
typographicae recidivam justis vindiciis ac sacramentis repetit, ab
aliis nefarie possessam et occupatam, summo jure omnium trium-
pborum laurea majore donandus. Is forte in suburbano nemore
spatiatus (ut soient sumpto cibo aut feslis diebus cives qui otio
abunclant) cœpit faginos cortices principio in literarum typos con-
formare, quibus inversa ratione sigillatim ebartae impressis versi-
culum unum atque alterum animi gratia ducebat , nepotibus ge-
1 Hadriani Junii Hornani medici Batavia, in qua, etc. Ex officina Pian-
tiniana, apud Franciscum Raphelengium, 1 588 , petit in-4° (et non pas
in-foi. comme on le dit ordinairement). Raphelingue, l'imprimeur de ce
livre, avait été correcteur chez Plantin. Il devint un des gendres de ce
célèbre imprimeur, et lui succéda dans l'imprimerie que celui-ci avait
fondée à Leyde ; c'est ce qui explique le titre de plantinienne que Raphe-
lingue donne à son officine.
a Ce passage, qui se trouve pages 2 55-2 58 de l'édition originale, a été
reproduit dans beaucoup d'autres livres , mais avec moins de fidélité qu'ici.
— Voyez particulièrement Wolf, Monum. typogr. t. I, p. 232 et suiv. —
Meerman, Orig. typogr. t. II, p. 89. — Ottley, An inquiry, etc. p. 172.
— Guichard, No tice sur le Spéculum, p. 83.
3 Et non Joannis , comme l'écrivent quelques personnes.
62 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
neri sui liberis exemplum futurùm. Quod ubi féliciter successerat,
cœpit animo altiora (ut erat ingenio magno et subacto) agitare,
primumque omnium atramenti scriptorii genus glutinosius tena-
ciusque , quod vulgare lituras trahere experiretur, cum genero suo
Thoma Petro, qui quaternos liberos reliquil omnes ferme consu-
lari dignitate funclos (quod eo dico ut artem in familia honesta et
ingenua, haud servili, natam intelligant omnes) excogitavit, inde
etiam pinaces totas figuratas additis cbaracteribus expressit1. quo
in génère vidi ab ipso excusa Adversaria , operarum rudimentum,
paginis solum adversis, haud opistographis : is liber erat vernaculo
sermone ab auctore conscriptus anonymo , titulum praeferens , Spé-
culum nostrae salutis. in quibus id observatum fuerat inter prima
artis incunabula (ut nunquam ulla simul et reperta et absoluta
est) uti paginae aversse glutine commissae cobaerescerent , ne illas
ipsae vacuae deformitatem adferrent. Postea faginas formas plumbeis
mutavit, lias deinceps stanneas fecit, quo solidior minusque flexi-
lis esset materia , durabiliorque : e quorum typorum reliquiis quœ
superfuerant conflata œnophora vetustiora adbuc hodie visuntur
in Laurentianis illis , quas dixi , aedibus in forum prospectantibus,
habitatis postea a suo pronepote Gerardo Thoma , quem honoris
caussa nomino, cive claro, ante paucos hos annos vita defuncto
sene. Faventibus , ut fit , invento novo studiis hominum , quum
nova merx, nunquam antea visa, emptores undique excire t cum
huberrimo quaestu , crevit simul artis amor, crevit ministerium ,
additi familiae operarum ministri, prima mali labes, quos inter
Joannes quidam, sive is (ut fert suspicio) Faustus fuerit ominoso
cognomine , hero suo infidus et infaustus , sive alius eo nomine ,
non magnopere laboro, quod silentum umbras inquietare nolim,
1 Cette ponctuation, non suivie d'une majuscule, est très-remarquable,
et, comme le fait observer M. de Vries [Eclaircissements , p. 21, note 2),
elle forme, avec la ponctuation analogue qui suit le mot salutis, une espèce
de parenthèse, qui permet, de rattacher immédiatement in quibus à ex-
pressit.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE II. 63
contagioneconscientiae quondam clum viverent tactas. Is ad opéras
excusorias sacraniento dictus , postquam artem jungendorum cha-
racterum , fusilium typorum peritiam , quasque alia eam ad rem
spectant, percalluisse sibi visus est, captato opportuno tempore ,
quo non potuit magis idoneum inveniri , ipsa nocte quae Cbristi na-
talitiis solennis est, qua cuncti promiscue lustralibus sacris ope-
rari soient, choragium omne typorum involat, instrumentorum
herilium ei artificio comparatorum supellectilem convasat, deinde
cum fure domo se proripit, Amstelodamum principio adit, inde
Coloniam Agrippinam , donec Magonliacum perventum est , ceu ad
asyli aram, ubi quasi extra telorum jactum (quod dicilur) posilus
tuto degeret, suorumque furtorum aperta officina fructum bube-
rem meteret. Nimirum ex ea, intra verlenlis anni spacium, ad
annum a nato Cbristo 1M2, îis ipsis typis, quibus Harlemi Lau-
rentius fuerat usus , prodisse in lucem certum est Alexandri Galli
Doctrinale, quae grammatica celeberrimo lune in usu eral, cum
Pétri Hispani tractatibus , prima fœlura. Isla sunt fenne qua? a se-
nibus annosis fide dignis , et qui tradita de manu in manum quasi ar-
dentem taedam in decursu acceperant , olim inlellexi , el alios eadem
referentes attestantesque comperi. Memini narrasse mibi Nicolaum
Gabum, pueriliae meae formalorem, bomincm ferrea memoria et
longa canitie venerabilem, quod puer non semel audierit Corne-
lium quendam bibliopegum ac senio gravem, nec octogenario mi-
norera (qui in eadem officina subminislrum egeral) tanta animi
contentione ac fervore commemorantem rei gestae seriem, invenli
(ut ab bero acceperat) rationem, rudis artis polituram et incre-
mentum abaque id genus , ut invito quoque prae rei indignilate
lachrymae erumperent, quoties de plagio inciderat menlio : tum
vero ob ereptam furto gloriam sic ira exardescere solere senem ,
ut etiam lictoris exemplum eum fuisse edilurum in plagiarium ap-
pareret, si vita illi superfuisset : tum devovere consuevisse diris ul-
tricibus sacrilegum caput, noctesque illas damnare atque execrari ,
quas una cum scelere illo, communi in cubili per aliquot menses
64 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
exegissel. Quae non dissonant a verbis Quirini Talesii Cos. eadem
fere ex ore librarii ejusdem se olim accepisse mihi confessi
Nous devons déplorer la malheureuse idée qu'a eue
Junius d'adopter la langue latine pour écrire son livre ;
car cette circonstance jette une grande obscurité sur son
récit. Mais le latin était d'un usage général alors parmi
les savants de tous les pays : ils ne se préoccupaient nul-
lement de l'impropriété des termes d'une langue morte
depuis un grand nombre de siècles pour désigner des
choses contemporaines , sans analogie avec celles du passé.
Ainsi nous voyons ici le mot classique cos. (consul) rem-
placer celui de bourguemestre ; ailleurs l'ex-apprenti ty-
pographe Cornélius est qualifié tantôt bibliopegus , tantôt
librarius. Il faut un peu deviner pour traduire le bon
latin fabriqué de nos jours, et c'est là son moindre in-
convénient.
J'ai tâché de faire ma traduction aussi fidèle que pos-
sible , et j'ai l'espoir d'avoir mieux réussi que mes devan-
ciers ; mais pour cela j'ai dû souvent m'aider de la con-
naissance des faits, car je ne crains pas d'affirmer qu'une
personne étrangère au sujet, qui voudrait traduire litté-
ralement le latin classique de Junius , ne nous donnerait
qu'un récit inintelligible.
§ ier. « Il y a cent vingt-huit ans demeurait à Haarlem,
«dans une maison considérable (comme en peut témoi-
« gner la bâtisse, restée entière jusqu'à ce jour) donnant
«sur la place, en face du palais du roi , un nommé Lau-
«rent [fils de] Jean, surnommé Sacristain ou Marguillier
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. 65
«[Koster], de la charge lucrative et honorable que sa
« famille , très-connue sous ce nom , possédait alors par
« droit d'héritage ; c'est celui-là même qui , ayant mérité
« une gloire supérieure à celle de tous les conquérants ,
« peut revendiquer à juste titre l'honneur de l'invention
« de l'art typographique , honneur usurpé aujourd'hui par
« d'autres. »
Voyons d'abord à quelle année se rapporte le début
de ce récit. Nous avons dit que Junius avait écrit ce pas-
sage de son livre vers l'année 1 568 ; si nous retirons 1 28 L
de 1 568 , nous trouvons 1 h ko. C'est en effet la date qu'a
en vue Junius , comme on le voit à la fin de son récit ,
où il dit qu'environ un an après, en 1 l\L\<i , le voleur de
Coster imprimait à Mayence.
En second lieu , la maison dont parle Junius était par-
faitement connue : elle portait naguère encore une inscrip-
tion commémorative de l'invention de Coster2; mais elle
1 Lambinet, un des critiques les plus impitoyables de Junius, traduit
centum duodetriginta par cent trente-deux ans (Origine de l'imprimerie, t. I,
p. 2Ô3) : c'est une assez lourde faute de la part d'un maître d'école, titre
dont il se targue dans son livre (ibid. t. II, p. 1 de l'avertissement). Le reste
de sa traduction n'est pas plus exact.
2 C'était un simple tableau peint sur bois , où on lisait d'abord l'ins-
cription suivante :
MEMORISE SACRVM.
TYPOGRAPHIA
ARS ARTIVAI OMNIVM
CONSERVATRIX
HIC PRIMVM INVENTA
CIRCA ANNV.M CIOCCCCXL.
La date qui termine cette inscription fut ensuite remplacée par celle
5
66 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
s'écroula en 1818, et à sa place on en a construit une
autre qui , iors de mon passage à Haarlem , en septem-
bre 1 85o, était elle-même en réparation. Cette maison, en
face de laquelle on a placé la statue de Coster, est au coin
de la rue appelée Smedestraat et de la place de la grande
église, autrefois Saint -Ba von. A l'autre coin de rue, où
était jadis l'hôtel de ville, se trouve un corps de garde, et
plus loin, de l'autre côté de la place (dite du Grand-Mar-
ché, Groot Markt), le palais royal, occupé aujourd'hui
par l'hôtel de ville. C'est dans ce dernier édilice qu'on
a placé le Musée Costérien , composé de tout ce qui se
rapporte de près ou de loin à la personne de Coster ou
à son invention.
En troisième lieu, faut-il traduire Laurent Jean ou.
Laurent fils de Jean ? C'est un point qui est sans impor-
tance pour nous; toutefois il paraît que, d'après la lati-
nité de Junius , c'est la seconde version qui est la seule
bonne1. Ceci, au reste, n'a jamais fait l'objet d'un doute.
Il n'en est pas de même du nom de famille de Coster.
Les savants qui, jusqu'à nos jours, ont cru devoir se
servir dans leurs écrits de la langue latine préférable-
ment à leur idiome national , et n'ont pas reculé devant
la traduction des noms propres , ont donné matière pour
de 1U28 , sur les observations de Scriverius. On a plus tard érigé une
statue à Coster en face de cette maison. (Voyez Meerman, Orig. typogr.
t. I,p. 69.)
1 Voyez ies explications données à ce sujet par M. de Vries, dans ses
Eclaircissements , p. 60.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. 67
l'avenir à d'intarissables disputes de mots. Ainsi , dans le
récit que nous analysons, le nom de Coster ne paraît
pas une seule fois ; il est rendu par les mots de ÂLdituns
ou Custos , qui eux-mêmes ne sont que des équivalents
d'un autre mot inconnu aux latins. Or , comme aucun
écrivain ancien n'a nommé Coster, on pourrait atta-
quer cette partie du récit de Junius. Mais il y a là une
question de bonne foi1. Il est certain que, par les mots
Mditmis Custosve , notre auteur a cherché à rendre aussi ,
exactement que possible le nom de Coster (ou Koster,
comme on écrirait aujourd'hui), qui, dans le hollan-
dais, équivaut au mot français de sacristain. Des transfor-
mations de ce genre , et de plus étranges encore , n'étaient
pas rares aux xvie et xvne siècles. H y a même des noms
de personnages célèbres dont on ne peut plus aujour-
d'hui indiquer la forme originelle. Celui de Junius est
presque dans ce cas : il paraît que ce nom n'est que la
traduction latine du mot hollandais jonghe 2, qui signi-
fie le jeune. Aujourd'hui le mot de Junius est le seul
connu, même parmi les Hollandais : c'est pourquoi nous
l'avons adopté. Les autres noms des personnes qui figu-
rent dans le récit n'ont pas été mieux traités que celui
de Coster : est-ce Galius, Gale, ou Gaele, que s'appelait le
1 Je ne connais qu'un auteur qui ait contesté l'identité de Laurent Jans-
zoon et de Coster : c'est M. Sotzmann, de Berlin. Voyez ce qu'il a écrit
dans deux articles des Annales historiques {Historisches Taschenbuck) de
Raumer, 1887 et i84o.
2 II s'appelait Hadrian de Jontjhe.
5.
68 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
précepteur de Junius? est-ce Corneille ou Cornelis, que
s'appelait l'apprenti imprimeur désigné sous le nom de
Cornélius ?
Quatrièmement, Junius dit que Laurent tenait de sa
famille le nom de Coster, qui avait été donné à celle-ci à
cause du titre héréditaire J de sacristain qu'elle possédait.
Je ne vois rien là que de fort ordinaire pour le temps. Au
moyen âge, la plupart des fonctions étaient héréditaires.
Dans les monastères, tous les emplois laïques se trans-
mettaient de père en fils : le boulanger, le tailleur, le cui-
sinier du couvent pouvaient léguer et vendre leur office.
La plupart des noms actuels de famille ne sont pas autre
chose que des surnoms tirés de ces charges diverses , à
une époque qui n'est pas encore fort éloignée. Quelques
auteurs ont conclu de ce nom de Coster que Laurent
était lui-même sacristain ; d'autres l'ont nié : il est cer-
tain du moins qu'il n'était pas, comme l'a cru Meerman,
sacristain de Saint-Bavon, l'église principale deHaarlem,
mais il pourrait bien l'avoir été d'une autre église de cette
ville ou du voisinage. Junius ne dit pas où était située
l'église dont la famille Coster avait la sacristanie. Cette
partie de son récit a, du reste, été l'objet de nombreuses
discussions : les uns , partisans exclusifs de Mayence , ont
1 Voir, sur les mots hœreditario jure, les observations de M. de Vries
[Eclaircissements , p. 63), et une brochure en hollandais publiée par
\'l. Schinkel sous un titre dont voici la traduction : Description du manus-
crit (de Batavia) conservé à la Bibliothèque royale de la Haye, tirée des pa-
piers de M. Gérard van Lennap (in- 8°, la Haye , 1 8/i . . . ).
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE II. 69
cru y voir la preuve que Laurent était de basse extrac-
tion, comme ils disent; d'autres, au contraire, les parti-
sans de Haarlem , se sont amusés à lui bâtir des généalo-
gies nobiliaires : parmi ceux-ci, les uns le font descendre
d'une illustre famille de Coster , dont personne encore
n'a fait l'histoire , et qui d'ailleurs ne peut avoir aucun rap-
port avec la famille surnommée Coster tout court ; d'autres
encore , à la tête desquels est Meerman , le rattachent à
la famille de Brederolde , issue des comtes de Hollande !
En vérité, je ne vois pas en quoi cela intéresse l'histoire
de l'imprimerie. Qu'importe que l'inventeur des carac-
tères mobiles ait été vilain ou grand seigneur! S'il fallait
absolument choisir entre les deux opinions , j'avoue même
que je préférerais adopter celle des partisans de Mayence ,
car elle est plus glorieuse pour Coster, en le faisant par-
tir de plus bas; et j'ajoute qu'elle me semble de beaucoup
la plus probable. Tout ce qu'on sait de Coster nous le
montre comme un bon bourgeois de Haarlem, et non
comme un gentilhomme; son nom lui-même, quoi qu'on
dise, vient encore à l'appui de cette opinion. On sait que
les noms patronymiques, ou noms de famille, comme
nous les appelons aujourd'hui, ne sont pas fort anciens
dans la bourgeoisie; au xve siècle beaucoup de familles
plébéiennes n'en avaient point encore, ou du moins n'en
avaient pas de fixes. Aussi Laurent Coster n'est-il habi-
tuellement nommé que Laurent fils de Jean [Lourens
Janszoon); sa femme, Catherine, fille d'André [Andries
dochter) ; son gendre , Thomas , fils de Pierre (Pieterzoon) ,
70 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
et l'on ne connaît pas d'autre nom à ce dernier: tout cela
ne dénote pas de la part des uns ni des autres des pré-
tentions nobiliaires bien vives.
Les Mayençais , fiers de la qualité de chevalier qu'avait
leur compatriote Gutenberg, plaisantent sur les dénomi-
nations vulgaires que je viens de rappeler, et qui prou-
vent, suivant eux, que Coster était un homme sans impor-
tance , auquel on ne peut sérieusement attribuer l'honneur
d'avoir inventé le premier les caractères mobiles. Or
des découvertes récentes m'ont révélé qu'on se servait
d'une dénomination analogue et même plus triviale un
demi-siècle plus tard dans la famille même du célèbre
Jean Fust. On verra, en effet, plus loin, que le fils de
ce dernier est ordinairement désigné, même dans les
actes officiels du temps , par le surnom allemand de Han-
nequis, qui équivaut en français à celui de Jeannot1 ou
petit Jean. Il en est de même de l'argument que les
Mayençais tirent contre l'honorabilité de Coster de sa
prétendue charge de sacristain. Si cet argument, qui a
le tort de supposer au xvc siècle les idées du xrxe, était
fondé , il prouverait contre eux-mêmes , car nous verrons
plus loin que Fust, l'associé de Gutenberg, et l'un des
plus honorables bourgeois de Mayence , fut élu membre
1 Le nom de Jeannequin, identique à celui de Hannequis, dont il était
peut-être la traduction, paraît fréquemment en France au XVe siècle,
comme j'ai pu m'en convaincre en parcourant les tables du Trésor des
chartes, aux Archives générales de la république, lorsque je cherchais
des renseignements pour ce travail. (On dit aujourd'hui Hennequin).
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE II. 71
du conseil de fabrique de sa paroisse à l'époque de sa
plus grande célébrité typographique.
§ 2. «Se promenant un jour dans le bois voisin de la
«ville (comme ont coutume de faire les citoyens désœu-
« vrés après le dîner et les jours de fête) , Laurent se prit
« à façonner des écorces de hêtre en forme de lettres ,
« desquelles , en les renversant et imprimant successive-
« ment une à une sur une feuille de papier, il obtint, en
«s'amusant, des versets [ou petites sentences] destinés
«à servir d'exemple à ses petits -fds, les enfants de son
« gendre. »
Il a été constaté l que le bois dont parle ici Junius , et
qui a été rétabli depuis , avait été détruit en 1/126, lors-
que Jacqueline de Bavière assiégea Haarlem , à l'occasion
des troubles suscités par l'ambition de son oncle : c'est
donc avant cette époque qu'il faut placer la promenade
de Goster. Or, comme ce dernier, né vers i3yo, ne
pouvait guère être grand-père avant 1/120, c'est entre
ces deux dates ( 1 1\ 2 o et 1 k 2 6 ) qu'il faudrait placer la
première idée des caractères mobiles, en admettant
comme positives les données de l'écrivain hollandais.
C'est ce qui a porté les partisans de Coster a adopter dé-
finitivement la date de 1 4 2 3 , qu'ils ont fait inscrire quatre
siècles après sur une pierre élevée dans le bois même de
Haarlem en l'honneur de cet événement. Mais il est bon
de faire remarquer que la découverte de Coster n'était
rien encore à ce moment, en présence des difficultés qu'il
1 De Vries, Éclaircissements, p. 168.
72 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
y avait à vaincre avant de pouvoir obtenir un résultat sé-
rieux. La pensée cle Coster était déjà venue à l'esprit de
beaucoup de personnes; car c'est une idée fort simple
que celle d'imprimer isolément des lettres : les cachets
offraient des exemples très-anciens de ce genre d'impres-
sion. Cicéron l'avait positivement exprimée il y avait plus
de quinze cents ans1. C'était l'exécution qui était difficile,
et non pas la conception. Je ne crains pas de dire que , si les
choses se sont passées comme le rapporte Junius, il n'y
avait encore rien de fait; car il est impossible , ainsi que je
crois l'avoir démontré, d'imprimer avec de petits carac-
tères de bois. Au reste , la suite du récit de Junius prouve
bien que Coster n'était pas arrivé alors au résultat.
Dans sa Notice sur Laurent Coster2, M. An t. Aug. Re~
nouard s'exprime ainsi, à propos des mots latins faginos
cortices, qui figurent dans ce paragraphe du récit de Ju-
nius : « Si celui qui a imaginé cet invraisemblable conte
ou ceux qui le défendent avaient pris la peine d'aller,
non pas même dans la forêt3 de Haarlem, mais seule-
ment dans leur bûcher, et d'y examiner un morceau de
hêtre, ils auraient vu qu'il fallait construire autrement
1 De nat. Deor. lib. IL
2 Brochure in-8° de seize pages; mai, i838.
3 Je ferai remarquer que cette forêt est une magnifique promenade qui
touche aux murs de ia ville , et qui peut être comparée avec avantage aux
Champs Elysées de Paris ou au hois de Boulogne, dont il réunit les deux
genres d'agréments. Plusieurs villes de la Hollande possèdent des prome-
nades semblables, particulièrement la Haye, dont le bois est très -fré-
quenté dans la belle saison.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE II. 73
leur fable, et qu'avec nul morceau d'écorce de hêtre,
même de l'arbre le plus gros et le plus vieux , il ne se
pourrait faire rien de semblable à des caractères destinés
à subir la forte pression , le foulage , sans lesquels aucune
empreinte d'imprimerie, même la plus imparfaite, ne
saurait être obtenue.» Cette critique porte à faux; car
Junius ne dit nulle part que les caractères en écorce de
hêtre aient servi à l'impression; il dit, au contraire, que
Goster, en les appliquant l'un après l'autre sur le papier
avec la main , produisit de petites sentences destinées
à l'instruction des enfants de son gendre. Au reste, peu
importe ce détail. Quand bien même il serait prouvé que
Junius s'est trompé sur l'essence du bois dont se serait
servi en premier lieu Coster, cela ne pourrait infirmer
les données générales de la tradition. Ce qui est remar-
quable , au contraire , comme preuve d'impartialité , c'est
que Junius, au lieu d'attribuer aux recherches de Coster
l'invention des caractères mobiles, l'attribue au hasard.
Cette circonstance enlèverait à l'inventeur une bonne
partie de son mérite; mais je n'hésite pas à dire que Ju-
nius est ici dans l'erreur, et que ce n'est pas au hasard
qu'on doit les caractères mobiles. Je donnerai plus loin
les raisons qui me portent à penser ainsi.
§ 3. «Cela ayant heureusement réussi, il se mit, en
« homme ingénieux et habile qu'il était , à méditer dans
« son esprit quelque chose de plus sérieux. Et d'abord ,
<( aidé de son gendre Thomas [fds de] Pierre , lequel laissa
u quatre enfants qui occupèrent presque tous des charges
74 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
« consulaires (ce que je rapporte pour que tout le monde
« sache que cet art a pris naissance dans une famille dis-
« tinguée et non de condition vile), il imagina une sorte
« d'encre plus visqueuse et plus tenace que l'encre or-
«dinaire, parce qu'il avait éprouvé que celle-ci s'éten-
« dait trop ; et c'est par son moyen qu'il reproduisit des
«planches gravées avec figures, auxquelles il ajouta des
«caractères. J'ai vu en ce genre un livret, premier et
«grossier essai de ses travaux1, imprimé par lui d'un côté
« seulement, et non sur le verso : c'était un livre composé
« dans la langue du pays par un auteur anonyme , et ayant
«pour titre Miroir de notre salut2. On remarquait dans
« ce premier produit d'un art encore au herceau (car ja-
« mais un art n'arrive à la perfection au moment de sa
«découverte) que les pages opposées étaient réunies dos
« à dos avec de la colle , pour que les côtés vides n'appa-
« russent pas comme une difformité. »
1 M. de Vries [Éclaircissements, p. 1 1 ) traduit adversaria par annota-
tions, qui n'est pas le mot propre, et operarum par ouvriers [$ opérée, ma-
nœuvres). Je crois qu'on doit voir plutôt dans ce dernier mot le génitif
pluriel d'opéra, travail : c'est dans ce sens qu'il est employé plusieurs fois
dans le cours du récit. M. de Vries va contre son propre système en sup-
posant que Coster avait des ouvriers dès le début de ses travaux; il est
d'ailleurs en contradiction avec Junius , qui dit que les ouvriers , source du
malheur, ne vinrent que plus tard.
2 Voir, pour la ponctuation de tout ce passage dans le texte latin , ce
que dit M. de Vries [Éclaircissements , p. 21, note 2). Il résulte de ses
observations que la phrase commençant à J'ai vu et finissant à salut est une
incidence qui permet de rattacher le membre de phrase commençant par
On remarquait à celle qui se termine par des caractères.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. 75
Evidemment Junius raconte ici les faits comme il croit
qu'ils ont dû se passer, et non comme ils ont eu lieu en
effet. Ainsi , il est bien certain qu'on faisait usage depuis
longtemps d'une encre qui, sans être très -visqueuse,
était moins coulante que l'encre à écrire, avec laquelle
Coster n'aurait réellement rien pu imprimer : cette encre
était la couleur à la détrempe qu'employaient les cartiers
et les imagiers, et qui devait parfaitement suffire pour
des essais d'impression de caractères de bois, comme
ceux qu'indique Junius. Et je ne doute pas que cette
encre ne fût connue de Coster, qui certainement n'était
pas étranger aux travaux de l'imprimerie : c'est ce que
vient confirmer pleinement, au reste, le livre dont parle
ici Junius, et que j'ai décrit au chapitre précédent. En
effet, nous y trouvons précisément des exemples d'im-
pression avec l'encre à la détrempe concurremment
avec l'encre d'imprimerie proprement dite. De plus, les
planches qui paraissent dans ce livre prouvent que Cos-
ter était déjà imprimeur avant d'avoir réalisé les carac-
tères mobiles, car on ne peut admettre qu'il ait gravé
lui-même les images sans avoir été préparé à ce travail.
Ce n'est pas à soixante ans qu'il aurait débuté par un
coup de maître. D'ailleurs, si l'on veut attribuer à Coster
les caractères mobiles de ce livre , il faut bien aussi lui
en attribuer les caractères fixes : or ces derniers font
corps avec les gravures , qui sont dans toutes les éditions.
En supposant qu'on pût contester cette conclusion, je
ferai remarquer crue l'action même d'avoir gravé des lettres
76 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE
à rebours prouve que Coster était déjà initié aux détails
de la profession. Aussi je crois sans difficulté, quant à
moi, avec Daunou1 et autres, que Coster était déjà im-
primeur en xylographie.
Junius revient encore dans ce paragraphe sur le rang
honorable que tenait la famille de Coster ; toutefois il
ne dit rien qu'on ne puisse accepter. Il ne va pas , comme
Meerman , jusqu'à en faire une famille princière ! Chez
lui il n'est pas question de noblesse : il ne parle que des
charges municipales remplies par les fils de Thomas.
Pour peu qu'on connaisse l'histoire des villes de Flandre,
ou même celles de Paris , de Lyon , etc. , on ne sera pas
surpris qu'un cartier, qu'un imprimeur ait été bourg-
mestre de Haarlem.
§ k- «Plus tard, il employa pour ses caractères du
«plomb au lieu de hêtre; puis il les fit en étain, pour
« que la matière fut moins flexible , plus solide et plus
(( durable. »
Aucune des phrases de Junius n'a été aussi vivement
critiquée que celle-ci. Comme cet auteur cite le Specu-
1 Daunou, dont on ne contestera pas sans doute l'esprit de mtique, dit
même, après avoir analysé, dans son traité si remarquable sur l'origine
de l'imprimerie , les nombreux témoignages écrits qui plaident en faveur
de Coster : « Beaucoup de faits peu contestés ne reposent pas sur des fon-
dements plus solides. » [Analyse des opinions diverses sur l'origine de l'im-
primerie, p. 1 1 8; et réimpression de Lambinet, t. I, p. /jo8.)Cet aveu d'un
partisan de Gutenberg est précieux à enregistrer. Il est le témoignage d'un
esprit équitable, qui, en présence des monuments, n'hésiterait pas à chan-
ger d'opinion.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. 77
lum dans le paragraphe précédent, avant d'avoir parlé
des caractères de métal, on a cru y trouver la preuve
qu'il jugeait ce livre imprimé en caractères mobiles de
bois. Mais la ponctuation du texte latin est contraire à
cette opinion ; elle montre que c'est par incidence seule-
ment que Junius a parlé du Spéculum, et pour citer un
des volumes à gravures de Coster, volume qu'il avait pu
voir. Cet auteur ne suit pas toujours l'ordre rigoureux des
faits : c'est ainsi qu'au milieu de son récit de l'invention
de l'encre d'imprimerie il nous parle des charges consu-
laires qu'ont remplies, beaucoup plus tard, les petits-fils
de Coster, ceux-là mêmes pour l'amusement et l'instruc-
tion desquels ce dernier avait sculpté des lettres en bois.
On doit regarder comme une incidence du même genre
ce qu'il dit du Spéculum dans le paragraphe précédent,
et le placer après celui-ci. Au surplus , une erreur de dé-
tail n'infirmerait pas le fond du récit, s'il était démontré
qu'il fût exact. Or jusqu'ici rien ne me paraît le rendre
inadmissible. En supposant que Junius, homme du monde
et non typographe , eût cru le Spéculum imprimé en ca-
ractères mobiles de bois , il n'eût fait que suivre l'opinion
la plus générale, de son siècle, opinion qui n'est pas en-
core entièrement déracinée aujourd'hui. En tout cas, il
constate positivement ici que Coster a fait usage de ca-
ractères de métal : qu'il les place avant ou après le Spécu-
lum, peu nous importe, à nous qui avons la preuve que,
sauf une seule , dont une partie est en planches fixes ,
toutes les éditions aujourd'hui connues de ce livre sont
78 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
imprimées en caractères mobiles de métal fondu. Qui
sait même si Junius n'a pas voulu parler d'une édition
entièrement xylographique , maintenant perdue, et dont
il aurait cru les caractères mobiles, par suite de son
inaptitude à juger les choses typographiques?
§ 5 . a L'on voit encore des vases à vin fabriqués avec
« les débris de ces caractères dans la maison de ce Lau-
« rent dont j'ai parlé , laquelle a vue sur la place , et a été
« habitée depuis par son arrière-petit-fils, Gérard [fils de]
« Thomas, citoyen distingué , qui est mort il y a peu d'an-
nées, déjà avancé en âge, et que je nomme pour lui
(( rendre hommage. »
Junius cite ici un fait contemporain à l'appui de son
récit, c'est l'existence dans la maison de Goster de carac-
tères de métal au milieu du xvie siècle. Evidemment, en
parlant ainsi il n'en imposait pas à ses lecteurs : un men-
songe aurait été plus dangereux qu'utile, car il n'était
pas nécessaire pour soutenir son récit et pouvait le com-
promettre. D'ailleurs, s'il eût tant fait que de mentir,
Junius pouvait aussi bien dire que les caractères en
question existaient encore dans leur état primitif. Mais
tous les habitants instruits de Haarlem devaient connaître
cette circonstance curieuse de la confection de vases d'é-
tain avec des caractères d'imprimerie. Le souvenir devait
s'en être d'autant mieux conservé , que , sauf durant quel-
ques années de la fin du xve siècle , Haarlem n'a point eu
d'imprimerie fixe et régulière de la nouvelle école avant
1 56 1 , époque où Coornhert, conjointement avec Jean
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. 79
Van Zuyren , en établit une par patriotisme , comme il
nous l'apprend dans la préface de son édition des Offices
de Cicéron, déjà citée1. Cette édition, en hollandais, la
première qui sortit des presses de Coornhert, est dédiée
aux magistrats municipaux de Haarlem.
§ 6. « Le goût du public étant naturellement favo-
« rable à l'invention , et la marchandise , jusqu'alors incon-
(( nue , attirant de toutes parts les acheteurs et procu-
« rant des bénéfices importants , l'amour de Laurent pour
« son art s'en accrut, et aussi le besoin d'étendre ses tra-
« vaux : il joignit, à cet effet, aux membres de sa famille
« des ouvriers étrangers, ce qui fut l'origine du mal. »
Je n'ai rien à dire de ces considérations , sinon qu'elles
semblent prouver que Laurent Coster travailla longtemps
seul , ce qui confirme encore mon opinion sur la profes-
sion industrielle antérieure de ce dernier. Il n'est pas pré-
sumable, en effet, qu'un citoyen riche et dans une posi-
tion élevée, qui aurait vécu sans rien faire auparavant,
se fût mis tout à coup , sur la fin de ses jours , à exploiter
seul une industrie nouvelle. Tout démontre , au contraire ,
dans ses ijnpressions une exploitation ancienne , qui avait
besoin d'un artiste de profession pour graver les images
et les textes des planches xylographiques. Comment d'ail-
leurs expliquer le grand débit des livres de Coster avec
l'espèce d'incognito qu'il aurait gardé? H fallait bien qu'on
sût qui vendait les livres auxquels le goût du public était
si favorable , pour qu'on pût venir les acheter. Les Hollan-
1 Voyez ci-dessus, p. 58.
80 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
dais ont tort, à mon avis, de vouloir faire de Laurent un
gentilhomme qui s'amuse à tromper sans profit le public en
lui donnant pour des manuscrits des livres imprimés. Les
produits de la presse de Coster ne sont pas si merveil-
leux, qu'on ne doive leur préférer le travail du scribe à
prix égal : c'est différent, si nous faisons de Coster un
marchand1; et comment ne pas en faire un marchand,
et un marchand connu, lorsque nous voyons qu'il im-
prima plus de quatre éditions d'un même livre?
§ 7. «Parmi ces aides [qu'employa Coster] se trouvait
« un nommé Jean , soit qu'il fût, comme je le soupçonne ,
« [Jean] Faust, au surnom de mauvais augure , infidèle et
« funeste à son maître , soit que ce fût un autre du même
«nom, ce qui me préoccupe peu, ne voulant point in-
« quiéter les mânes des morts , qui ont dû assez souffrir,
« pendant leur vie , des reproches de leur conscience. »
Guicciardini2 raconte que l'art a été importé à Mayence
par un des ouvriers du premier inventeur, après la mort
de ce dernier ; Junius fait un voleur de cet ouvrier, et
comme , suivant lui , cet ouvrier s'appelait Jean , il donne
à entendre que ce pourrait bien être Jean Fust, associé
de Gutenberg; puis il fait un jeu de mots qu'on ne peut
rendre en français sur le nom de Fust, qu'il écrit à tort
Faust3, en latin faustus, heureux, de bon augure, et le
1 Voyez de Vries , Arguments, etc. p. xxix et i4o-i44.
3 Voyez ci-dessus, p. 5g.
3 Fust n'a jamais écrit son nom ainsi : c'est bien gratuitement qu'on
met un a dans ce mot, afin sans doute de justifier la monstrueuse confu-
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IL 81
mot înfaustus , malheureux, de mauvais augure Il
n'est pas besoin de dire que je n'accepte pas l'hypothèse
de Junius à l'égard de Fust1.
§ 8. «Dès que ce Jean, initié, sous la foi du serment,
« aux travaux typographiques, se vit assez habile dans [la
«composition ou] l'assemblage des lettres, dans les pro-
« cédés de la fonte des caractères et dans toutes les autres
«parties de l'art, [il résolut d'en tirer parti pour lui-
«même2]. Saisissant l'occasjon on ne peut plus propice
« de la nuit de Noël , pendant laquelle il est d'usage que
« tous les fidèles assistent au service divin , il s'introduit
« dans le magasin des types , qu'il fouille tout entier, fait
«un paquet de ce qu'il y a de plus précieux parmi les
« instruments inventés avec tant d'art par son maître, et,
«chargé de son larcin3, il s'enfuit de la maison. »
Pour rendre ridicule le récit de Junius, et se dispen-
ser ensuite de le réfuter, les partisans exclusifs de Mayence
sion qu'ont faite certains écrivains superficiels entre Fust , l'associé de
Gutenberg, et le Faust des légendaires et des poètes-
1 Des écrivains modernes , mieux instruits du rôle secondaire qu'a
joué Fust dans l'invention de l'imprimerie , et forcés de renoncer à l'hypo-
thèse de Junius, vont jusqu'à faire de l'ouvrier de Coster Gutenberg lui-
même , ou du moins un de ses parents , appelé Jean comme lui !
2 Ne pouvant rendre en français la concision du latin, je suis obligé
d'ajouter ici quelques mots, que je place entre crochets.
3 Cum Jure, dit Junius. Cette expression a donné lieu à beaucoup de
disputes. Dans le style de Junius, elle équivaut, selon moi, à cumfurto.
C'est par une métonymie semblable, empruntée àTérence, qu'il donne un
peu plus bas au mot scelus le sens de scélérat. C'est donc à tort que M. de
Vries [Eclaircissements , p. 199) veut qu'on traduise: comme un voleur.
6
82 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
font semblant de croire que cet auteur attribue à l'ou-
vrier Jean l'enlèvement de tout le matériel de l'imprimerie
de Coster, caractères, presses, casses, etc., en une seule
nuit. Junius ne dit rien de semblable : il lui attribue si
peu l'enlèvement de tous les caractères , qu'il dit qu'on en
a fait plus tard des vases à vin ; il a soin de spécifier, au
contraire, que Jean pénétra, non pas dans l'atelier typo-
graphique, mais dans le magasin des types (choragium),
et qu'il n'y prit qu'un assortiment d'outils (instrumentorum
siipellectilem). Le verbe convasat vient confirmer cette in-
terprétation, car il démontre que le produit du vol de Jean
pouvait tenir dans un récipient portatif, sac , panier ou
caisse. Il n'était pas nécessaire, en effet, d'enlever les gros
meubles , qu'on pouvait faire exécuter partout. Il suffisait
à Jean d'avoir pris les modèles, les types et tous les menus
instruments que son maître avait successivement inventés.
§ 9. «Il [Jean] gagna d'abord Amsterdam, ensuite
« Cologne , et de là se rendit à May ence , comme en un lieu
« d'asile où il pût, hors de la portée du trait, comme on
«dit, demeurer sûrement, et recueillir, en ouvrant un
«atelier, le fruit de ses rapines. Ce qu'il y a, de certain,
« c'est que ce fut un an environ après le vol , vers l'année
« 1 442, que parurent, avec les types mêmes qu'avait em-
<( ployés Laurent de Haarlem , le Doctrinale d'Alexandre
« Gallus, grammaire très-usitée alors, et les traités de Pierre
« d'Espagne , ouvrages qui furent assurément les premiers
« produits de cet atelier. »
On a longtemps rejeté comme une fable sans fonde-
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. 83
ment cette partie du récit de Junius , parce que les Hol-
landais ne pouvaient produire les ouvrages dont il est
fait mention ici ; mais les découvertes modernes des bi-
bliographes sont venues donner, sinon gain de cause , au
moins droit de discussion aux partisans de Coster. On ne
connaît pas encore, il est vrai, les traités de Pierre d'Es-
pagne, dont parle Junius; mais on a retrouvé de nom-
breux fragments du Doctrinale d'Alexandre Gallus, ou
mieux d'Alexandre de Ville-Dieu , surnommé Gallus sans
doute à cause de son origine française (il était né à Dol
en Bretagne), et les caractères employés pour l'impres-
sion de ce livre ont une ressemblance frappante avec ceux
du Spéculum, ainsi qu'on peut s'en convaincre en consi-
dérant les rares feuillets que possèdent différentes biblio-
thèques publiques, et particulièrement la Bibliothèque
nationale de Paris1.
En historien consciencieux, Junius croit devoir nous
faire connaître ses autorités en terminant son récit. Voyons
si elles offrent des garanties suffisantes d'exactitude.
§ 10. «Voilà ce qrie j'ai appris autrefois de la bouche
« de vieillards fort âgés et dignes de foi , qui avaient re-
« cueilli ce récit comme un flambeau passé de main en
«main, et il m'a été confirmé par d'autres attestations.
« Je me souviens d'avoir ouï conter à Nicolas Galius , mon
«précepteur dans ma jeunesse, homme d'une mémoire
«sûre, et respectable par son grand âge, que, dans son
1 Catalogue des vélins de la Bibliothèque du roi [par Van Praet], t. IV,
p. 9, n" 16 et 17.
6.
84 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
« enfance , il avait plus d'une fois entendu un certain Cor-
if nelius , relieur ( bibliopegum ) , âgé d'au moins quatre-
« vingts ans , qui avait été employé dans cet atelier, rap-
« peler avec tant de chaleur la suite de ces événements ,
« la naissance , la marche de l'invention telle que son
« maître la lui avait racontée , et tout ce qui s'y rattachait ,
« que , malgré lui , il fondait en larmes au souvenir de
h l'action infâme [de Jean], lorsqu'on venait à parler de
« son larcin; quelquefois ce vieillard s'irritait si fort du vol
«fait à la gloire [de son maître], qu'il disait qu'il ferait
«volontiers l'office de bourreau (lictoris) à l'égard du vo-
« leur, s'il existait encore , et qu'il dévouait à l'enfer ven-
« geur sa tête sacrilège ; il maudissait les nuits qu'il avait
« passées , pendant quelques mois , dans le même lit que
« ce scélérat. Ce récit ne diffère pas de celui que le con-
«sul [bourgmestre] Quirinus Talesius m'a dit tenir du
« même relieur (librarii). »
Lambinet se moque avec une certaine verve de tout
le récit de Junius ; il appelle les témoignages invoqués ici
par ce dernier des siècles parlans et ambulans1. ïl n'y a pour-
tant rien là d'extraordinaire. Ottley2 a prouvé, par une
circonstance à lui personnelle, qu'on pouvait avoir par
tradition la certitude d'un fait datant de plus d'un siècle.
Et en vérité l'histoire ne pourrait être écrite , s'il lui fallait
toujours s'appuyer sur des preuves matérielles. Tout ce
qu'on peut demander à la tradition , c'est qu'elle ne soit
1 Origine de l'imprimerie, t. I, p. 267.
- An inquiry , etc. p. 1 84 , note.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IL 85
pas contraire aux faits positifs. Or, quant à moi, je ne
vois rien là de contradictoire. Je ne me crois pas obligé
d'accepter tous les petits détails dans lesquels Junius est
entré ; mais lorsqu'il invoque à l'appui de son récit le
témoignage d'un contemporain recommandable comme
Quirinus Talesius, qui avait lui-même entendu les do-
léances de Cornélius, je ne me crois pas le droit de rejeter
l'ensemble du récit parce qu'il s'y trouverait quelques in-
exactitudes de détail. C'est cependant ce que font, avec un
dédain peu justifié , les partisans exclusifs de Mayence.
«Lorsque, dit Lambinet1, la distance des lieux et des
siècles dérobe à notre esprit et à nos sens un fait , un
événement quelconque , quelles sont les voies que nous
devons quêter pour l'atteindre , et obtenir une certitude
morale de son existence?. .. Il y en a quatre : i° la dépo-
sition de témoins oculaires ou contemporains; 2° la tra-
dition orale; 3° l'histoire écrite; 4° les monuments. «Après
ce début si simple , Lambinet entre dans de grands dé-
veloppements pour prouver que les partisans de Coster
ne peuvent s'appuyer sur aucun de ces éléments histo-
riques. Qu'est-ce donc que le témoignage de Cornélius .
transmis à Galius et à Talesius , et par ceux-ci à Junius ,
sinon la déposition d'un témoin oculaire? Qu'est-ce donc
que cette opinion commune à Haarlem et dans toute
la Hollande, que nous ont fait connaître Van Zuyren ,
Coornhert, Guicciardini , etc. avant que le livre de Ju-
nius eût été publié, sinon une tradition orale? Qu'est-ce
1 Origine de l'imprimerie, t. I, p. 267-268.
86 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
donc que le récit de la Chronique de Cologne , sinon de
l'histoire écrite ? Qu'est-ce donc enfin que les diverses
éditions du Spéculum, sinon des monuments?
Mais laissons de côté ces incrédules systématiques. Il
y a longtemps qu'on l'a dit : « Il n'est pire sourd que celui
qui ne veut pas entendre. » Et pourquoi donc la Hol-
lande n'aurait-elle pas trouvé aussi bien que l'Allemagne
le procédé de la mobilité des caractères? Ce pays, qui
ressortissait alors féodalement à la France, n'est- il pas,
de l'aveu de tout le monde , le premier qui ait fait
usage de la xylographie? N'est-il pas le premier qui ait
employé le procédé de stéréotypage , et cela cinquante
ans avant qu'aucun peuple s'en fût occupé1? Na-t-il pas
inventé un papier d'impression dont la beauté est deve-
nue proverbiale? Et dans une autre sphère d'action, qui
se rattache par plus d'un point à celle qui nous occupe ,
n'a-t-il pas eu l'honneur de donner son nom à une école
de peinture , grâce au nombre considérable d'artistes ori-
ginaux qu'il a produits2? Et qu'on n'objecte pas cette fin
de non-recevoir que Coster n'a mis son nom à aucun
1 Voyez un curieux livre publié à la Haye (in-8°, i833) , en hollandais
et en français, sous ce titre : « Rapport sur les recherches relatives à l'inven-
tion première et à l'usage le plus ancien de l'imprimerie stéréotype, fait,
à la demande du gouvernement (des Pays-Bas) , par le baron de Westree-
nen de Tiellandt. » L'auteur y démontre que c'est Jean Miller et son fils
Guillaume qui ont les premiers stéréotypé vers la fin du xvne siècle.
2 Fournier, qui certes est loin d'être favorable à Haarlem, ne peut
s'empêcher de lui attribuer un grand rôle dans l'histoire de la peinture :
« Les premiers peintres que l'histoire nous fasse connoître, dit-il, soit Al-
emands, soit Flamands ou Hollandais, sont de Haarlem. Albert Van Ou-
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE II. 87
livre, car on pourrait la rétorquer contre Gutenberg lui-
même , dont le nom ne se trouve sur aucun volume ,
quoiqu'on ne puisse contester qu'il n'en ait imprimé : ce
n'était pas alors l'usage des scribes de se nommer sur leurs
œuvres, et d'ailleurs les produits de la presse de Goster
étaient trop imparfaits pour qu'il en pût tirer vanité. Si
l'on avait su que ces livres grossiers étaient le résultat
d'un moyen mécanique , le public , qui les recherchait avec
empressement à cause de leur bas prix , les aurait peut-
être rejetés comme une œuvre vile, inspiré par le sen-
timent de dédain qu'on éprouve instinctivement pour les
travaux purement matériels.
Voici ce qui ressort, suivant moi, du récit de Junius
combiné avec l'étude des monuments :
Laurent Coster, né vers 1 3 70, d'une famille bourgeoise
watter, né en cette ville, est un des premiers qui aient peint à l'huile après
Van Eych, vers i4oo. Guérard de Haarlem, ainsi nommé parce qu'il étoit
de cette ville , fut son élève. Le célèbre Albert Durer, peintre et graveur
sur bois , charmé des ouvrages de ce Guérard , fit le voyage de Haarlem
exprès pour les voir. Dirk, autre peintre de cette ville, étoit connu vers
i44o. Jean Mandyn et Volkaert, encore de la même ville, travailloient
vers i45o. On ne doit donc pas être surpris de trouver à Haarlem d'an-
ciens monuments de la gravure en bois , qui étoient certainement les ou-
vrages de quelques-uns de ces artistes antérieurs à Coster et à l'invention
de l'imprimerie. Ce qui peut servir encore à fixer cette opération dans
cette ville, c'est que, dans Y Histoire de saint Jean en figures [un des plus
anciens ouvrages xylographiques à gravures], on aperçoit ce saint dans
un vaisseau qui est supposé le transporter dans l'île de Patmos, et dont la
figure est semblable à celui que l'on voyoit aux anciennes armes de Haar-
lem, avant qu'on y eût substitué la couronne impériale, dont cette ville
fut honorée par Maximilien Ier. » [De l'origine de l'imprimerie, p. i4i.)
88 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
de Haarlem , qui devait son nom à une charge de sacris-
tain, qu'elle possédait héréditairement, se consacra, au
commencement du xve siècle, à la profession d'impri-
meur en xylographie. Après quelques années de pratique ,
il fut frappé de l'imperfection du procédé en usage , sur-
tout en ce qui concernait l'impression des textes des livres ,
et songea au moyen d'économiser les frais de gravure de
ses caractères. Il grava un jour sur hois des lettres isolées ,
à l'aide desquelles il put imprimer avec la main quelques
sentences morales. Ce premier résultat lui donna l'idée
de remplacer ses planches fixes par des caractères mobiles
en bois ; mais il fut bientôt forcé de renoncer à ce
moyen , n'ayant pu réussir à imprimer des pages entières
de la sorte. Après de longs tâtonnements, il eut la pen-
sée de fondre des caractères en métal dans le sable. Ce
mode d'opérer ayant réussi à son gré , il songea à tirer
le parti le plus avantageux de son invention. Il n'avait
jusque-là imprimé qu'au frotton : il imagina de lui subs-
tituer la presse, déjà en usage dans plusieurs autres pro-
fessions ; mais pour cela il avait besoin d'une autre encre
que la couleur à la détrempe employée par les ima-
giers ses confrères. Il parvint avec beaucoup de peine à
fabriquer une encre oléagineuse qui était mieux appro-
priée à son nouveau procédé d'impression. Coster fit usage
de ses inventions dans le Spéculum , qu'il imprimait alors
à l'aide de planches xylographiques. Il arrêta la gravure
des textes au point où elle en était, et exécuta ces derniers
en caractères mobiles : c'est ce qui explique la répartition
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE 11.^ 89
singulière des pages en caractères fixes et en caractères
mobiles dans l'édition A, que je regarde comme la pre-
mière de ce livre.
Quand eut lieu cette opération ? C'est ce qu'il est dif-
ficile de dire d'une manière précise ; mais si l'on songe ,
d'une part, que la promenade de Coster doit être anté-
rieure à 1 A26, et que, d'autre part, il a donné avant sa
mort, arrivée vers i/i4o, au moins quatre éditions du
Spéculum, on peut facilement faire remonter la première
à iA3o , chacune d'elles réclamant un certain intervalle
pour son écoulement.
Dans les éditions suivantes , Coster remplaça complè-
tement les textes xylographiques par des caractères typo-
graphiques; mais il continua toujours à imprimer les
gravures à l'aide du frotton, n'osant pas, sans doute, les
soumettre à l'effort de la presse ni au lavage que l'emploi
de l'encre oléagineuse aurait réclamé. De là la nécessité
d'imprimer le livre en blanc , c'est-à-dire sur un seul côté
du papier.
Ce résultat obtenu, Coster se mit à imprimer de pe-
tits livrets d'un usage commun, et particulièrement le
Donat, espèce de grammaire latine dont les enfants fai-
saient dans les écoles une grande consommation , et qui
avait jusqu'alors été exécutée à la main. Ces livres n'ayant
pas de gravures , il était facile de les imprimer en retira-
tion, c'est-à-dire sur les deux côtés de la feuille, et de
faire ainsi une concurrence avantageuse aux scribes. On
connaît plusieurs éditions du Donat qui paraissent sortir
90 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
de l'atelier de Coster, s'il est permis d'en juger par la
forme des caractères et le mode d'impression1. Il en est
un surtout qui vient confirmer la tradition hollandaise ,
c'est celui dont Meerman a trouvé un feuillet dans la cou-
verture d'an livre de compte de l'église de Haarlem daté
de îhyk; feuillet sur lequel on lit une inscription ma-
nuscrite en hollandais dont voici la traduction : « Item ,
j'ai donné à Cornélius le relieur six florins à la rose, à
compte de la reliure des livres2. » Il est assez curieux
qu'on retrouve là le nom du relieur dont parle Junius,
et que les détracteurs du système hollandais regardent
comme un mythe.
Parmi les autres ouvrages du même genre qu'on attri-
bue à Coster, nous citerons un opuscule de quatre feuillets
in-quarto, connu sous le titre de Catonis disticha, dont la
bibliothèque de lord Spencer possède un exemplaire,
et où l'on retrouve la lettre n avec l'accident signalé pré-
cédemment dans la description du Spéculum. Mais le plus
célèbre de tous les livres attribués à Coster, après ce der-
nier toutefois, c'est le fameux Horarium, dont MM. En-
scheclé , imprimeurs à Haarlem , possèdent encore les huit
1 Meerman en mentionne particulièrement trois, dont il donne des
fac-similé. [Oruj. tjpogr. t. II, pi. III, IV, VI*.) La Bibliothèque nationale
possède de nombreux fragments de ces livres. (Voyez Van Praet, Catalogue
des vélins de la Bibliothèque du roi, Belles-lettres, n°s 4 à 17, et les sup-
pléments.)
2 Voyez-en le fac-similé dans Meerman, Oriy. typour. t. II, tabl. VI*.
La Bibliothèque, nationale a cinq feuillets de cette édition. (Voyez Van
Praet, Catal. etc. Belles-lettres, u° 10.)
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. 91
seules pages existantes. Elles ont été trouvées par leur
aïeul , au milieu du xvme siècle , dans la couverture d'un
livre de prières en hollandais provenant d'une ancienne
famille du pays. C'est une espèce d'in-seize , tiré sur vé-
lin. Meerman considère ce livre, dont il a donné un fac-
similé assez exact , comme le premier essai typographique
de Laurent. Je ne partage nullement son opinion. Ce
n'est pas dès le début de l'art qu'on a résolu la difficulté
des impositions. Nous pouvons être certains que le premier
format usité par l'imprimerie a été l'in-folio. Ce n'est
que successivement qu'on a pu descendre à l'in-quarto , à
l'in-octavo, puis enfin à l'in-seize1, qui semble être le for-
mat du livre en question , imprimé d'ailleurs sur vélin et
des deux côtés. L'imperfection qu'on a cru remarquer
dans les caractères provient uniquement, je pense, des
vicissitudes qu'a éprouvées ce fragment de parchemin.
Suivant les recherches nouvelles de M. de Vries2, Coster
serait mort en 1 4 3 9. Cela s'accorde parfaitement avec ce
qu'écrivait Junius vers 1 568 : «Il y a cent vingt-huit ans
demeurait à Haarlem, » etc. Demeurait équivaut ici à
vivait, et nous apprend par conséquent l'époque vers
laquelle Coster cessa de vivre. Peut-être pourrait-on lui
appliquer les détails suivants, consignés dans un travail
de l'abbé des Roches sur l'origine de l'imprimerie3, et dans
L'in-douze, plus compliqué encore, n'a dû venir que fort fard, aussi
bien que l'in-dix-huit, etc.
2 Eclaircissements,]). i 17 et suiv.
3 Mémoires de l'académie de Bruxelles, I. 1 . p. 536 et 54o.
92 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
lequel ce savant s'est vainement efforcé, au siècle dernier,
de revendiquer pour Anvers l'honneur de l'invention de
l'art typographique :
« Je suis possesseur d'un manuscrit du xive siècle ,
contenant des vies des saints et une chronique assez cu-
rieuse. A la fin du volume se trouve un petit catalogue de la
bibliothèque du monastère de Wiblingen (Souabe), dont
l'écriture, singulièrement abrégée, me paraît du siècle
suivant. Parmi les titres de livres on lit :
«Item, Dominicalia in parvo libro stampato in papyro,
non scripto. »
« Et à la fin du manuscrit :
a Anno Domini Î3â0 vicjuit qui fecit stampare Do-
natos. »
Il faut évidemment lire ici i kko au lieu de 1 3/io qu'a
écrit des Roches, puisqu'il nous apprend lui-même que
son catalogue était du xve siècle , ce que prouve au reste
suffisamment l'emploi des chiffres arabes. Si le livre por-
tait réellement 1 3 k o , c'était une erreur comme celles qu'on
rencontre fréquemment dans les anciens aussi bien que
dans les nouveaux manuscrits , voire même dans les impri-
més : les ouvrages exécutés au frotton ne remontent pas si
haut, et encore moins ceux exécutés à la presse, comme de-
vait l'être le Dominicalia dont il est ici question , puisqu'on
le qualifie de stampato. En effet, ce mot, que nous avons
vu déjà, quoique sous une forme un peu différente, dans
le décret du sénat de Venise de 1 t\k 1 , implique néces-
sairement l'idée d'une pression : or l'emploi de la presse
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE II. 93
dans la confection des livres n'est pas antérieurauxv6 siècle,
et n'est pas même des premières années de ce siècle, comme
nous l'avons vu. Ce n'est guère que vers 1 /|.3o qu'elle a pu
être employée pour la première fois par Coster1.
Quoi qu'il en soit, Coster mourut, comme nous l'a-
vons vu, vers îd/io. Un de ses ouvriers profita, dit-on,
du désordre inséparable d'un pareil événement pour vo-
ler ses maîtres , et aller s'établir ailleurs. Ce vol ne me
semble pas parfaitement démontré ; mais il est sans im-
portance dans la question. Du moment qu'on admet que
1 M. de Laborde paraît croire qu'on imprimait déjà des gravures à la
presse en 1 k 2 3. Voici en effet ce qu'il dit dans son travail sur le saint Chris-
tophe publié dans l'Artiste, 2e série, t. IV, huitième livraison (20 octobre
1 83g) , p. 120, note 2 : « Tous les auteurs ont remarqué avec étonnement
qu'une impression de 1 42 3 fut exécutée à la presse , et avec un noir qui ne
le cède en rien à celui qu'on employa trente années plus tard à Mayence. »
L'impression à la presse de l'exemplaire du saint Christophe daté de 1 A 23
ne prouve pas qu'on l'imprima par ce procédé en 1^23. Il est très-pro-
bable, au contraire, que l'impression de cette gravure se Gt lontemps au
frotton, comme l'a été celle de i4i8, que possède la Bibliothèque royale
de Bruxelles, et que ce ne fut que plus tard qu'on la soumit à la presse.
C'est ainsi que nous voyons les gravures du Spéculum, imprimées au frot-
ton dans les premières éditions de ce livre, tiréesensuile à la presse dans l'é-
dition de i483. Evidemment si l'on eût opéré l'impression des gravures à
la presse dès 1^23, l'éditeur du Spéculum ne se serait pas donné la peine
d'imprimer les siennes au frotton , au prix de mille difficultés. H est cer-
tain que longtemps encore après que la presse eut été inventée on hésita
à s'en servir pour l'impression des gravures, dans la crainte que le lavage
forcé auquel il aurait fallu les soumettre après les avoir enduites d'encre
d'imprimerie, ne les altérât. Cette crainte n'était pas sans fondement, at-
tendu que presque toutes les gravures étaient alors sur bois de poirier,
bien plus sensible que le bois qu'on emploie aujourd'hui , et qui cepen-
dant se cambre souvent après un certain nombre de tirages.
94 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
l'ouvrier Jean avait été initié à tous les travaux de l'inven-
tion nouvelle, il n'était pas nécessaire qu'il se fît voleur
pour monter un établissement à son compte : il lui suffi-
sait de mettre en pratique l'art qu'il avait appris de Cos-
ter, et dont ce dernier ne pouvait sans doute pas espérer
de garder toujours le secret, puisqu'il employait des mer-
cenaires. Quelques auteurs attribuent , il est vrai , à ce vol
de Jean la cessation des travaux de l'atelier de Haarlem;
mais le chômage de cet atelier pourrait s'expliquer natu-
rellement par l'absence de Coster et de Jean , qui en étaient
l'âme, et par le peu d'aptitude des héritiers du premier.
Il se pourrait d'ailleurs que ces derniers n'aient pas voulu
continuer l'industrie paternelle comme étant au-dessous
du rang et de la fortune qu'elle leur avait procurés. Le seul
vol dont Coster me semble avoir éprouvé le préjudice, c'est
le vol de sa gloire, suivant l'expression que Junius prête à
Cornélius ; mais ici il était puni par où il avait péché. Pour
Coster, l'imprimerie ne fut qu'un moyen de gagner de
l'argent : il ne paraît pas même avoir entrevu sa portée
sociale. Il garda si soigneusement son secret, que nul
autre que ses ouvriers ne le connut de son vivant : il ne
pourrait pas se plaindre que ces derniers l'eussent divul-
gué , et en le divulguant en eussent eu le mérite ; mais ce
fait même n'eut pas lieu. Comme Coster, ses élèves gar-
dèrent un si impénétrable secret sur leur travail, qu'on
ne sait encore rien de positif sur leur existence. C'est à
l'école de Mayence et non à celle Haarlem que l'huma-
nité doit la révélation de l'art typographique.
PREMIÈRE PARTIE. —CHAPITRE II. 95
En réalité , on ignore si les héritiers de Coster ont conti-
nué ou non l'imprimerie. Junius n'en dit rien. Meerman
leur attribue cependant quelques ouvrages, et entre autres
l'édition en partie xylographique du Spéculum. Suivant
lui, ne sachant comment remplacer les caractères que l'ou-
vrier Jean avait emportés , ils firent graver des planches
de bois pour achever une édition en cours d'exécution.
Cette explication n'est pas admissible. Il aurait été beau-
coup plus prompt et moins coûteux de faire fondre de
nouveaux caractères. On ne s'expliquerait pas d'ailleurs
pourquoi les pages xylographiques ne sont pas toutes à
la fin du livre, car il est bien évident que l'imprimeur,
quel qu'il soit, qui a exécuté les Spéculum, n'avait pas
fondu des caractères en assez grande quantité pour pou-
voir composer et imprimer à la fois toutes les feuilles de
ce livre : c'aurait été rendre nul l'avantage de la typo-
graphie. II aurait indubitablement commencé par tirer
les premières feuilles, et les héritiers n'auraient eu qu'à
imprimer les dernières. On comprend , au contraire , par-
faitement qu'une édition xylographique ait pu être com-
mencée indifféremment sur toutes les parties, puisque
toutes les pages devaient être établies à la fois. C'est là, sui-
vant moi , ce qui explique l'étrange répartition des pages
typographiques clans l'édition A : on a achevé en caractères
mobiles toutes les feuilles qui restaient à tirer de l'édition
xylographique. Il y a au reste une autre circonstance qui
condamne formellement l'opinion de Meerman, c'est que
les textes xylographiques font pour ainsi dire corps avec
96 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
les gravures , et ont été imprimés par le même procédé ,
le frotton. Les héritiers de Coster auraient donc renoncé
tout à coup à se servir de tous les instruments que ce
dernier avait inventés, et particulièrement de la presse,
que le prétendu voleur n'avait pu emporter?
Ottley, au contraire , attribue aux héritiers de Coster
l'édition C , parce qu'il suppose que les deux pages en ca-
ractère différent que renferme cette édition ont été exé-
cutées avec des caractères fondus pour remplacer ceux
soustraits par l'ouvrier Jean. Rien n'empêche de croire
que Coster lui-même ait commencé l'essai d'un nouveau
type. Par le procédé de fonte que j'ai indiqué, il n'en
coûtait presque rien de changer la forme des lettres,
lorsqu'on renouvelait le caractère.
Quant à moi, je pense que, si les héritiers de Coster
ont réellement imprimé une édition du Spéculum, c'est
l'édition D qui leur appartient, attendu que c'est la plus
défectueuse de toutes , et qu'on ne peut pas cependant en
attribuer l'imperfection au manque d'instruments (comme
cela devrait être si c'était la première), puisqu'elle est
imprimée tout entière (sauf les gravures) à la presse et
en caractères mobiles d'une nouvelle forme. Cette édi-
tion me paraît être évidemment le premier essai d'un
nouvel imprimeur encore inexpérimenté.
Mais est-ce bien un des héritiers de Coster qui l'a exé-
cutée? Je n'ose me prononcer à cet égard. Je suis même
tenté de croire que l'imprimeur de ce livre est un des
ouvriers de Coster, auquel les héritiers de ce dernier au-
PREMIÈRE PARTIE —CHAPITRE II. 97
raient cédé , n'importe à quel titre , la plupart de ses ins-
truments, devenus inutiles en leurs mains. Je ne puis ad-
mettre que les divers aides dont parle le récit de Junius,
et qui devaient exister, en effet, dans l'imprimerie de
Coster, si l'on en juge par le nombre des éditions qu'il a
mises au jour, aient tous renoncé, après la mort de leur
maître, à l'art qu'ils avaient appris. Je crois même avoir
la preuve qu'un d'entre eux, au moins, continua à pra-
tiquer pendant quelque temps l'imprimerie dans le pays
ou dans les environs, sans parler de celui qui était allé
s'établir à Mayence, non plus que de Cornélius, qui
s'était fait relieur de livres à Haarlem, ne se jugeant pas
sans doute assez savant dans l'art typographique pour
l'exercer lui-même.
Le témoignage dont je veux parler se trouve dans les
Mémoriaux de Jean Le Robert, abbé de Saint-Aubert de
Cambrai, précieux manuscrit original, conservé aujour-
d'hui dans les archives du département du Nord . à Lille ,
où je l'ai vu et étudié de mes propres yeux.
Voici ce qu'on lit, entre autres choses, dans deux en-
droits différents de cette espèce de journal quotidien des
faits relatifs au monastère et à son abbé :
Item pour .1. doctrinal gette en molle anvoiet querre a Brug.
par Marq. .1. escripvain de Vallen, ou mois de jenvier xlv pour
Jaq. xx s. t. Sen heull Sandrins .1. pareil q. leglise paiia \
Item envoiet Arras.i. doctrinal pour apprendre ledit d. Girard
qui fu accatez a Vallen. et estoit jettez en molle et cousta xxim. gr.
1 Fol. 1 58 recto.
98 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Se me renvoia led. doctrinal le jour deTouss. lan .li. disans quil
ne falloit rien et estoit tout faulx. Sen avoit accate .1. xx patt. en
papier l.
On trouvera le texte original de ces deux passages dans
les fac-similé de pièces, n03 1 et 2. Voici maintenant la
restitution qu'a bien voulu m'en donner M. Leglay, archi-
viste en chef du département du Nord. Cette restitution
est d'autant plus nécessaire, qu'il y a dans ce document
des idiotismes dont tout le monde ne comprendrait pas
le vrai sens.
« Item , pour un Doctrinal imprimé , que j'ai envoyé
chercher à Bruges par Marquet (ou Marquart), qui est
un écrivain de Valenciennes, au mois de janvier i/t/i5 ,
pour Jacquet, vingt sous tournois. Le petit Alexandre
en eut un pareil que l'église paya.
« Item , envoyé à Arras un Doctrinal pour l'instruction
de dom Gérard , lequel fut acheté à Valenciennes , et était
imprimé, et coûta vingt-quatre gros. Il me renvoya ledit
Doctrinal le jour de la Toussaint iA5i, disant qu'il ne
valait rien, et était tout fautif, il en avait acheté un autre
dix patards 2 en papier. »
Ainsi voilà qui est positif: on vendait dans les Flandres ,
en i/iZi5, c'est-à-dire avant que l'école mayençaise eût
encore rien produit , des livrets imprimés sur vélin et
1 Fol. 161 recto.
2 Ancienne monnaie de Flandre et de Brabant qui équivalait au sou
de France. L'emploi de ce mot était encore fréquent, il y a quelques an-
nées , dans ces deux provinces belges.
PREMIERE PARTIE— CHAPITRE II. 99
sur papier, avec des caractères moulés, c'est-à-dire coulés
dans un moule : or qui pouvait donc avoir imprimé ces ,
livres, sinon un des ouvriers de Coster?
Van Praet , qui cite les Mémoriaux de Jean Le Robert
dans son Catalogue des vélins1, prétend que le Doctrinal
de iA45 une pouvait être imprimé qu'en planches de
bois et non en lettres mobiles. » Mais c'est une opinion
erronée, basée sur la tradition mayençaise, qui retarde
l'invention des caractères mobiles jusqu'en 1 /i5o. On ne
pourrait pas citer un seul exemple de cette expression
de lettres moulées appliquée aux ouvrages xylographiques,
qui sont bien antérieurs cependant à la typographie , tan-
dis qu'on la voit employée constamment pour désigner
les caractères mobiles de fonte. Ainsi nous trouvons Xes-
criture en molle dans les lettres de naturalisation accor-
dées par le roi Louis XI aux premiers imprimeurs de
Paris, en février \lx7k (ancien style), et dont l'original
est conservé aux Archives de la république2; en 1/196,
le duc d'Orléans fait acheter deux livres d'heures en par-
chemin , et le comptable les dit l'un et l'autre escrits en
moule3; Philippe deCommines, dans ses Mémoires, écrits
en 1/198, mentionne les sermons de Savonarole, cpi'il a
fait mettre en molle; l'Inventaire des meubles, bijoux et
1 Vélins des bibliothèques particulières , t. II, p. 7.
2 Carton K 71 , pièce ko de l'inventaire. On trouvera cette pièce plus
loin , à l'article de Paris.
3 M. de Laborde , Inventaire des tableaux de Marguerite d'Autriche,
in-8°, i85o, p. 1 2, note. (Extrait de la Bévue archéologique , vol. VII.)
100 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
livres d'Anne de Bretagne , rédigé vers le même temps ,
mentionne plusieurs livres, tant en parchemin que en pa-
pier, à la main et en molle; Guy Marchand nous apprend,
dans le Livret des consolations, imprimé en 1/199 e* en
1 5o2 , qu'il l'a fait mettre en mole pour le salut des âmes;
le Catalogue de la bibliothèque des ducs de Bourbon,
fait à Moulins en 1 5 2 3 , distingue les ouvrages imprimés
des manuscrits par les mots en molle et à la main. Je n'en
finirais pas si je voulais citer tous les exemples semblables ;
je n'en mentionnerai plus qu'un, d'une époque beaucoup
plus tardive, consigné dans un livre publié par moi-
même il y a quelques années. Parmi les documents re-
latifs aux états généraux de 1 593, j'ai inséré la relation
d'un député du pays de Caux, appelé Odet Soret, qui se
qualifie de laboureur : ce député nous apprend que cer-
taines pièces officielles furent moulées par ordre de l'as-
semblée dont il faisait partie , afin « qu'aucun n'en pré-
tende cause d'ignorance1. «Il n'y a donc pas de doute que
les mots jeté en moule, lettres moulées, etc. qui sont encore
employés par les gens de la campagne, ne désignent
l'impression typographique. Je les ai souvent entendu
employer dans ce sens par les paysans de mon pays,
lorsqu'ils venaient faire imprimer quelque affiche chez
mon père, imprimeur à Montbrison. Ainsi la filiation de
ces mots est parfaitement établie depuis 1 44 5 jusqu'à nos
1 Procès-verbaux des étais généraux de 1593; Paris, Impr. royale , in-4°,
1842. Voyez page 652 du volume, qui fait partie de la Collection de docu-
ments inédits sur l'histoire de France.
PREMIERE PARTIE— CHAPITRE II. 101
jours, dans le nord comme dans le midi de la France.
J'ajoute qu'ils ne peuvent pas avoir un autre sens que
celui que je leur donne , car les caractères mobiles de
fonte nécessitent seuls l'emploi des moules ; et il est
évident que le vulgaire, qui ignorait comment étaient
confectionnés les livres imprimés, a emprunté ces ex-
pressions à la langue des érudits , ou tout au moins à
celle des marchands de cette époque, qui ont dû em-
ployer des termes particuliers pour désigner les produits
nouveaux de l'art typographique. D'ailleurs je ferai re-
marquer, que, sauf le dernier, les livrets dont parle Jean
Le Robert étaient en vélin , et qu'on n'aurait pu impri-
mer au frotton sur des peaux de vélin.
Je viens de donner les motifs qui me portent à croire
que les Donats moulés de 1 kk 5 étaient en caractères mo-
biles. J'irai plus loin : je soutiens qu'ils ne pouvaient pas
être autrement, et qu'il n'a pas été imprimé de Donat
xylographique avant l'invention de la typographie. En
effet, des livrets purement littéraires, c'est-à-dire sans
images, pouvaient être confectionnés à la plume à très-
bas prix , ou du moins à meilleur marché qu'avec les pro-
cédés anciens des xylographes. On ne put songer à faire
concurrence aux scribes pour ce genre de livres que lors-
qu'on eut trouvé un mode d'opérer plus prompt et plus
économique que le frotton, qui, du reste, n'a jamais pu
servir à imprimer le vélin , généralement employé à cette
époque pour les livres destinés aux écoliers. Jusqu'à ce
qu'on eût le moyen d'imprimer sur vélin et des deux
102 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
côtés de la feuille , il était à peu près impossible que les
imprimeurs songeassent à exécuter des Donats : or la presse
à imprimer est postérieure ou tout au plus contempo-
raine des caractères mobiles , dont elle était le complé-
ment indispensable : ce n'est donc qu'après la réalisation
des caractères mobiles qu'on put s'occuper des Donats.
Encore cette impression demanda-t-elle un certain temps
d'apprentissage ; car ce ne fut pas sans doute une petite
affaire que l'opération de la retiration. Il fallut d'abord
inventer les pointures , pour faire tomber les pages exac-
tement l'une sur l'autre, c'est-à-dire en registre, puis
trouver un moyen d'empêcher l'encre de chaque feuille
retirée , et qui se déchargeait sur le tympan , de maculer
la feuille suivante l : c'est à quoi pourvurent les feuilles
de décharge.
En réalité, la xylographie n'offrait un avantage réel
que pour l'impression des gravures, parce que là elle
utilisait le talent , qu'on n'aurait pu trouver chez tous les
scribes. Gela est si vrai, qu'il existe des livres d'images
imprimés au frotton dont les textes sont écrits à la main,
dans un espace réservé ad hoc. M. Guichard le dit, après
Fournier et Papillon , mais sans en administrer la preuve2.
Je ferai mieux : je la donnerai. On peut voir à la biblio-
1 La feuille opisthographe de l'exemplaire du Spéculum de la bibliothèque
de Lille pourrait bien n'êlre qu'une feuille ainsi maculée. ( Voy. p. 20.)
2 Fournier, De l'origine et des j>roductions de l'imprimerie, p. 176. —
Papillon , Traité historique et pratique de la (jravure sur bois , t. I,-p. 10 i . —
Guichard, Notice sur le Spéculum , p. i 18-
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE II. 103
thèque Sainte-Geneviève, sinon un livre tout entier, du
moins un feuillet de livre exécuté de la sorte. Ce feuil-
let , qui fait partie d'un recueil in-folio de fragments xy-
lographiques acquis par ordre de Daunou , alors adminis-
trateur en chef de la bibliothèque Sainte-Geneviève, à
la vente des livres du célèbre bibliographe Panzer, qui
eut lieu en 180 4 , je crois, nous offre deux sujets à per-
sonnages. Au-dessus de chaque gravure on a réservé un
compartiment, et ce compartiment est rempli de cinq à
six lignes d'explication manuscrites en allemand. Pour-
quoi s'imposer un- pareil travail si la gravure des textes
eût été chose habituelle?
A cela on m'objectera sans doute les nombreux Donats
xylographiques qui existent aujourd'hui. On me deman-
dera pourquoi, si ces livres n'ont été publiés que lorsque
les caractères mobiles étaient connus, on a cru devoir les
imprimer en planches fixes. Ma réponse est facile. Pour
des livres peu considérables et souvent réimprimés, il
était plus économique , une fois l'imprimerie organisée ,
de les faire graver, afin de les conserver en magasin, et
de pouvoir les réimprimer à volonté, que de les com-
poser chaque fois en caractères mobiles. Dans ce cas, les
planches de bois faisaient l'office de nos clichés ou stéréo-
typagcs d'aujourd'hui.
Deux faits viennent à l'appui de cette opinion : le pre-
mier c'est qu'on ne connaît pas un seul fragment de Do-
uât imprimé à la détrempe, et par conséquent au frotton,
quoiqu'on en possède beaucoup exécutés avec des plan-
104 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
ches de bois; le second, c'est que tous les Donats xylo-
graphiques qu'on a sont imprimés des deux côtés1, en
belle encre noire, et portent des signatures. Cette dernière
circonstance surtout est très-importante dans la question ,
car on sait que les sic/natures ne furent introduites que
fort tard dans la pratique typographique , quoiqu'elles
fussent en usage de toute ancienneté dans les manuscrits.
En effet, j'ai en ce moment sous les yeux un volume sur
vélin, du xne siècle, dont chaque cahier est marqué d'une
des lettres de l'alphabet; seulement, au lieu d'être à la
première page , suivant l'usage actuel , c'est à la dernière
que. cette signature se trouve2.
Il existe encore un grand nombre de planches de
bois provenant de Donats xylographiques. La Biblio-
thèque nationale en possède deux qui lui viennent de la
bibliothèque la Vallière 3. L'une d'elles porte une signa-
1 On trouve à la Bibliothèque nationale ( Vélins, belles-lettres, n°i 1) un
fragment de Donat, in-4°, en vélin, qui n'est imprimé que d'un côté; mais
c'est sans doute parce que la feuille a été gâtée au tirage du côté de première
qu'on ne l'a pas retirée , car la beauté des caractères de ce Donat , qui
sont d'ailleurs mobiles, ne permet pas de supposer qu'il ait été imprimé
avant i46o. J'ajouterai que la fraîcheur du vélin, qui paraît avoir été de
bonne heure employé à la reliure d'un livre , démontre qu'il n'a jamais
passé par les mains d'un écolier.
2 Cartulaire à' Ainay, à la Biblioth. nat. série des cartulaires, n° 75.
3 Le secrétaire d'état Foucaud les avait achetées en Allemagne ; elles
devinrent la propriété du président Desmaisons , de Dufay et du chirur-
gien Morand, mort en 1778, et passèrent alors dans la bibliothèque du
duc de la Vallière, d'où elles parvinrent directement à la Bibliothèque
nationale. On n'a pu m'en montrer qu'une dans cet établissement; mais
j'ai étudié ces deux monuments sur les épreuves qui se trouvent dans le
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE II. 105
ture (C), l'autre n'en a pas; mais cela ne prouve rien
contre mon assertion, puisque deux pages seulement sur
huit avaient des signatures.
Au sujet de cette dernière planche, Van Praet1 a
commis une erreur2 qu'il est bon de relever, car elle se
rattache par un point à notre sujet. Trouvant parmi les
Donats de la Bibliothèque une édition en papier3 dont
les caractères ont une grande conformité avec ceux de
la planche en question, et dont la page correspondante
est composée presque de la même manière (du moins
quant à la portion de la planche qui reste, car elle n'est
pas complète), Van Praet en a conclu que cette édi-
tion provenait de son Donat xylographique ; mais il s'est
trompé : le Donat auquel il a fait allusion est en carac-
tères mobiles. Pour un œil exercé, cela ne fait pas de
doute. J'en citerai, au reste, une preuve irrécusable : il
y a une coquille à la troisième page de la troisième feuille.
Au lieu de C II, la signature porte B II. Van Praet
avait bien remarqué quelque différence entre la planche
xylographique et la page correspondante de l'édition du
Donat; mais il attribuait cela à une retouche postérieure
de la planche , ne prenant pas garde que ces différences
sont radicales, et n'admettent pas son hypothèse. Ainsi les i
catalogue de la Bibliothèque la Vallière (Belles-lettres, t. II, p. 8). Van
Praet les cite dans ses Vélins du roi, t. IV, p. 9.
1 Vélins du roi, t. V, p. 3^3.
2 H a été suivi en cela par M. Brunet [Manuel, 4e édit. t. II , p. 122,
article Donalus , § 5).
3 P. 365a,in-/i0.
106 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
dans la planche de bois ont un point ressemblant à un
accent aigu , tandis que, dans l'édition prise pour terme
de comparaison , les points des i sont en forme de crois-
sant. Où le graveur aurait-il pu trouver pour sa retouche
le bois nécessaire à la première forme d'accent? Au sur-
plus , l'erreur commise par Van Praet est très-fréquente
chez les bibliographes. Il leur arrive souvent d'affirmer
que deux caractères sont identiques parce qu'ils ont
beaucoup de traits de ressemblance; mais en typographie
ce n'est pas la peu près qui peut déterminer l'identité ,
c'est la ressemblance absolue : deux caractères qui diffé-
rent un peu sont aussi étrangers l'un à l'autre que deux ca-
ractères qui diffèrent totalement de grosseur et de forme.
Et à ce sujet je dois consigner ici une observation qui
me confirme de plus en plus dans l'opinion où je suis
que les Donats xylographiques sont postérieurs aux Do-
nats typographiques : c'est qu'ils leur ressemblent d'une
manière singulière, surtout dans le format in-quarto, qui
est le plus habituel. Ils paraissent évidemment copiés les
uns sur les autres, offrant non-seulement le même nom-
bre de lignes (une vingtaine), mais la même composition
de ligne. Or, comme on ne peut pas supposer qu'on a
voulu imiter avec des caractères mobiles des caractères
fixes , ce qui était impossible , c'est donc le contraire qui
a eu lieu. En effet, il n'y a qu'une manière d'expliquer
cette ressemblance , c'est de supposer que les Donats ty-
pographiques ont servi de modèles aux Donats xylogra-
phiques. C'était un dessin tout fait et bien plus exact que
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE II. 107
celui qu'aurait pu se procurer le graveur. Suivant moi ,
ce n'est que lorsqu'on aura reconnu combien était consi-
dérable la vente de ces livres, confectionnés jusque-là
par les scribes, que les imprimeurs se seront déterminés à
en faire l'objet d'une gravure spéciale. S'il en existe de si
divers et de si grossiers, c'est que chaque typographe
débutait par là pour faire l'essai de ses instruments,
bien sûr du débit du livre , quelque imparfait qu'il fût.
On verra plusieurs exemples de ce fait dans le cours de
mon travail. En tout cas, ce qu'il y a de certain, c'est
qu'on connaît une foule de Donats xylographiques pos-
térieurs à l'invention des caractères mobiles , et pas un
seul dont on puisse prouver l'antériorité ; de même nous
avons le nom de plusieurs typographes qui imprimaient
des Donats xylographiques à la fin du xve siècle , comme
Conrad Dinckmut, par exemple1, et l'on ne connaît pas
un seul artiste qui se soit livré à ce genre d'industrie
avant 1/170.
Ce que je viens de dire me ramène naturellement à
Coster et à son école. S'il est démontré que les Donats
xylographiques sont postérieurs à l'invention de la ty-
1 Voyez le fac-similé d'un Donat xylographique de cet artiste dans l'ou-
vrage de M. de Laborde intitulé : Débuts de ïimprimerie à Maycnce et à
Bamberçj (pi. de la p. 1 2 ) , et dans la curieuse collection de fac-similé du
docteur Kloss, de Francfort, feuilles i 2 et 1 3. Dinckmut, qui se dit citoyen
d'Ulm dans la souscription de ce livre, imprimé vers 1490, avait déjà pu-
blié à Munich, en 1/182, unelettre d'indulgences également xylograpbiquc.
(Voyez l'ouvrage cité de M. de Laborde, p. 28, et l'ouvrage de M. Falkens-
tein, Gcschichte (1er Buchdruclîerkunst, p. 18.)
108 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
pograpliie, il l'est également, par conséquent, que les
Donats hollandais dont parle la Chronique de Cologne
étaient en caractères mobiles et non en planches fixes.
L'imprimerie existait donc en Hollande, d'une manière
imparfaite, il est vrai, avant sa réalisation à Mayence
Ainsi est justifié le récit de Junius.
Avant de terminer ce chapitre, je répondrai encore un
mot aux critiques du système hollandais faites par M. Ant.
Aug. Renouard, dont les déductions parurent, dit-on, si
concluantes , lors de leur publication , aux yeux d'Ottley,
que cet auteur crut devoir renoncer à tout ce qu'il avait
écrit en faveur de Haarlem.
Dans son Catalogue de la bibliothèque d'un amateur1,
M. Renouard décrit un livre in-folio , sans date , sans in-
dication du nom de l'imprimeur ni du lieu d'impression ,
renfermant quelques petits ouvrages de Guillaume de Sa-
liceto, de Jean de Turrecremata et du pape Pie II (/Eneas
Silvius). Ce livre, dit-il, a été indubitablement imprimé
dans les Pays-Bas, avec des caractères mobiles de fonte,
d'une mauvaise fabrication, et si ressemblants à ceux
qui ont servi à l'impression du Spéculum , des Donatus et
d'autres pièces qu'on attribue à Coster, qu'il n'est pas pos-
sible de douter que l'imprimeur de ces derniers ne soit
aussi celui du premier. Le type est cependant autre et
1 Quatre volumes in-8°, Paris, 1819, t. II, p. 1 52 -1 58. Ce passage a
été plusieurs fois depuis réimprimé séparément en une petite brochure de
1 6 pages in-8°. Elle se trouve jointe à la première et à la seconde édition
des Annales desEstienne, du même auteur, sous le titre de Note sur Laurent
Coster ; j1 en ai déjà parlé précédemment.
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE II. 109
un peu plus gros que celui des pièces en question , mais en-
tièrement le même que celui de quatre feuillets que je
possède de ce Doctrinale que l'ancien serviteur de Coster,
Jean , aurait imprimé à Mayence avec des lettres sous-
traites à son maître.
La conclusion que M. Renouard tire de l'existence de
son volume c'est que , quelques-unes des pièces qui le com-
posent, celles de Jean de Turrecremata , par exemple,
n'ayant pu être imprimées qu'après la mort de ce der-
nier, arrivée vers 1/167, l'ouvrage entier est postérieur
à cette date : or, comme les caractères de cette pièce ont
une grande ressemblance avec les livres attribués à Cos-
ter, il en résulte, suivant M. Renouard, que ces livres
ne peuvent appartenir à ce dernier, mort vers i/i4o.
Cette conclusion ne me semble pas parfaitement ri-
goureuse. D'abord M. Renouard reconnaît que les ca-
ractères de son volume sont un peu plus gros que ceux du
Spéculum, ce qui, en typographie, revient à dire qu'ils
sont entièrement différents : son argument n'a donc aucun
fond relativement à ce dernier ouvrage , qui diffère en-
core plus d'ailleurs du livre de M. Renouard par le pro-
cédé de l'impression que par la forme des caractères.
A la vérité, les caractères de ce livre ressemblent
à ceux qu'on voit sur quatre feuillets du Doctrinale, que
possède également M. Renouard , et qu'on dit imprimé
par l'ouvrier de Coster établi à Mayence. Mais qui donc a
constaté que ce Doctrinale était précisément celui qu'on
a attribué à Jean? N'a-t-on pas pu imprimer quelques
110 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
années après la mort de cet ouvrier dune manière à peu
près semblable , ou du moins avec des caractères pa-
reils ? N'est-il pas, au contraire, fort naturel qu'on ait con-
servé aux caractères typographiques, en Hollande, une
forme qui se rapprochait de l'écriture en usage alors dans
ce pays ? Les caractères seraient les mêmes dans les deux
ouvrages, que cela ne prouverait rien encore contre le
système hollandais; car il se pourrait fort bien qu'on eût
vendu des caractères de Goster à un autre imprimeur,
qui s'en serait servi longtemps après la mort de ce der-
nier, comme on s'est servi longtemps après lui de ses
gravures du Spéculum.
M. Renouard , il est vrai , suppose , à l'exemple des
partisans exclusifs de Mayence, que le voleur de Goster
avait tout emporté. Nous avons vu plus haut que Junius
ne disait rien de semblable. Mais, dit M. Renouard, si
le voleur n'a pas tout emporté, comment se fait-il que
l'imprimerie de Goster n'a pas continué à produire?
Rien ne prouve, en réalité, qu'elle n'ait plus produit;
mais deux circonstances durent successivement la frap-
per d'impuissance : d'abord la mort de Goster, arrivée
peu de temps avant le départ de son principal ouvrier,
et qui avait probablement ralenti, sinon suspendu les
travaux ; en second lieu , la réalisation de nouveaux
procédés beaucoup moins imparfaits, qui devaient la
mettre hors de combat ou la forcer à se transformer.
Il en fut peut-être de cet atelier comme de celui de
Plantin, à Anvers, qui s'est perpétué jusqu'à nos jours,
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE IL 1 1 L
et qui , fort actif encore il y a vingt ans , grâce à certains
privilèges, est aujourd'hui si complètement stérile, qu'il
n'est pas même mentionné sur les annuaires parmi les
imprimeries d'Anvers, quoique beaucoup plus considé-
rable sans doute que toutes ces dernières ensemble par
l'importance de son matériel. La raison de ce fait, c'est que
le propriétaire de l'imprimerie plantinienne , M. Albert
Moretus, descendant de Plantin par les femmes, s'est
obstiné à conserver les instruments qu'il tient de ses aïeux ,
et au moyen desquels il ne peut lutter avec la typogra-
phie moderne. L'obstination de M. Moretus, au reste,
est pieuse et logique, car, s'il change ses types et ses
presses, ce ne sera plus l'atelier de Plantin qui fonction-
nera chez lui , et il ne lui sera plus permis de souscrire
ses livres de Yofficina plantiniana , si célèbre jadis.
Il s'est probablement produit quelque chose d'analogue
au xve siècle. L'atelier de Coster, devenu inutile entre les
mains de ses héritiers ou de son successeur, se sera éteint
un jour, et les ouvriers qui s'y étaient formés seront al-
lés chercher fortune ailleurs, chacun de son côté, ou se
seront fondus dans l'école mayençaise.
Il y a tout lieu de croire , en effet , qu'on a continué à
imprimer en Hollande avec le procédé costérien : c'est la
seule manière d'expliquer l'existence d'un certain nombre
de petits livrets anonymes qui portent visiblement le ca-
chet d'une grande ancienneté, et qu'il est impossible pour-
tant d'attribuer à aucun imprimeur de la nouvelle école.
On ne peut pas non plus expliquer autrement les termes
112 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
des Mémoriaux de Jean Le Robert, que nous avons cités
précédemment, et qui sont si péremptoires : c'est vai-
nement qu'on a cherché à les réfuter de nos jours, en
supposant qu'ils admettraient l'existence d'imprimeries à
Bruges ] , à Valenciennes et ailleurs, dès l'année ilik5.
L'abbé de Saint-Aubert de Cambrai ne dit rien de sem-
blable. Il faisait acheter en îlikb des livres moulés chez
des libraires de Bruges et de Valenciennes, qui, eux, se
les procuraient par la voie ordinaire du commerce, c'est-
à-dire en les demandant au fabricant, quel qu'il fût, ou du
moins à ses facteurs. Or, ce fabricant, quel était-il? Ce
n'était pas Gutenberg, qui, de l'aveu de ses plus zélés
partisans, n'avait encore rien produit en i/i5o, et dont
l'officine , en tout cas , était trop éloignée de Valenciennes
et de Bruges? C'était donc le successeur de Coster!
Mais, dira-t-on, comment cet atelier costérien a-t-il pu
disparaître sans laisser de traces? A cela, je répondrai
d'abord que, fût-il exact, le fait ne prouverait rien; car
il est bien évident que nous ne connaissons pas toutes les
imprimeries qui ont existé jadis. ïl n'y a pas plus d'un
demi-siècle qu'on a constaté l'existence à Bamberg, vers
1 4 60 , d'un atelier typographique bien plus important
que celui de Haarlem : je veux parler de l'imprimerie de
Pfîster2, qui avait échappé jusque-là aux recherches de
tous les bibliographes, quoiqu'il eût mis au jour plu-
1 Voyez dans la deuxième partie le rôle important que jouait alors la
ville de Bruges, résidence habituelle des ducs de Bourgogne.
- On trouvera un long article sur cet artiste dans la deuxième partie.
PREMIÈRE PARTIE.— CHAPITRE II. 113
sieurs livres datés et souscrits de son nom, sans parler
d'une bible anonyme en trois volumes in-folio !
Ensuite , est-il exact de dire qu'il ne reste pas trace de
l'atelier de Coster? Sans doute, ni Coster ni aucun de
ses élèves n'a mis son nom sur un livre ; mais le fait n'a
rien d'extraordinaire : c'est le contraire qui le serait ; car
ce n'était pas l'usage des librarii ni celui des imprimeurs
xylographes de cette époque, et les produits nouveaux
de l'imprimerie n'étaient pas assez beaux pour justifier
une pareille exception. Mais n'est-ce rien que cette masse
de livres et de fragments d'incunables de même appa-
rence trouvés à Haarlem ou dans les environs ? N'est-ce
rien que l'existence à Culembourg en i 483 des planches
du Spéculum? Il me semble naturel de penser que Vel-
dener avait acquis ces bois lorsque les héritiers de Coster
crurent devoir se défaire du mobilier typographique que
ce dernier leur avait laissé, et dont ils ne savaient pas
faire un usage avantageux, en présence des procédés de
la nouvelle école de Mayence. Il n'est pas impossible
même que Veldener, qui changea plusieurs fois de rési-
dence, les ait achetés à Haarlem, où il aurait exercé pen-
dant quelque temps sa profession , avant de se rendre à
Culembourg, qui est fort voisin de cette dernière ville.
Je terminerai ce chapitre par la nomenclature des
ouvrages qu'on peut attribuer à ce que j'appelle l'école
eostérienne.
Les Spéculum. (Les différentes éditions anonymes décrites dans
les chapitres précédents. Pour les /rtc-sî/m'/e, voyez entre autres
]U DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Meerman, Roning, Ottley, Wetter, Falkenstein, etc. et, dans
ce livre même, le n° 1 des fac-similé de caractères.)
Les Donats. (Parmi le grand nombre de Donats qu'on connaît,
il en est plusieurs qui nous offrent des caractères semblables
à ceux des Spéculum : voyez particulièrement les n05 7, 8, 9,
10, 12, 17 delà Bibliothèque nationale. Pour les fac-similé,
voyez Fischer, Roning, Wetter, etc.)
Catonis Disticha. (Voyez-en un fac-similé dans Falkenstein, Ge-
schichte, etc. p. 85.)
Laurentii Valensis Facéties morales. (Voyez-en un fac-similé dans
Falkenstein , p. 86 , et clans Roning, p. 84.)
Ludovici de Rom a Sinaularia in causis criminalibus . [Fac-similé
ibid1.)
Guillelmus de Saîiceto, de Soluté corporis*. (A la Bibliothèque
nationale.)
Horarium. (Voyez le fac-similé dans Meerman, Orig. typogr.
t. II, pi. I.)
Alexandri Galli Doctrinale. (Voyez- en un fac-similé dans Fal-
kenstein, p. 86.)
Pétri Hispani Iractatus.
Francisci Petrarchœ de Salibus virorum illustrium etfaceciis trac-
tatus. (Fac-similé dans Falkenstein, p. 86 ; dans Roning, p. 84.)
1 H est ici question d'une édition complètement isolée. Ce livret a de-
puis été réimprimé en caractères analogues avec d'autres opuscules. Ainsi
l'on en connaît une édition postérieure à la suite de laquelle se trouve un
livre de Pie II (./Eneas Sylvius), intitulé : De mulieribus pravis, etc. que
j'ai vu à Haarlem, dans la bibliothèque de MM. Enschedé.
2 Ce livre a également été réimprimé avec un caractère analogue à ce-
lui du Spéculum, à une époque assez tardive, car il est joint d'une manière
inséparable à des opuscules qui n'ont pu être imprimés qu'après 1/167.
(Voyez ci-dessus, p. 109.)
PREMIERE PARTIE— CHAPITRE III. 115
CHAPITRE III.
JEAN GUTENBERG À STRASBOURG.
1420-1444.
Je crois avoir démontré , dans le chapitre précédent ,
que la typographie avait été réalisée imparfaitement à
Haarlem avant iA4o; mais, rejeta t-on sur ce point mes
conclusions comme fausses, il n'en serait pas moins cer-
tain que l'idée de la mobilité des caractères, qui germait
depuis longtemps dans le cerveau humain, fut conçue
entre les années i/i3o et iliko, et réalisée, sinon avant,
du moins peu après cette dernière date. C'est ce que je
vais démontrer.
Jusqu'ici nous avons marché pour ainsi dire à tâtons ;
nous allons maintenant pouvoir nous appuyer sur des
actes et sur des monuments incontestables : l'imprimerie
va sortir des temps fabuleux.
Jean Gensjleisch1 , plus connu sous le nom de Gaten-
berg2, qu'il tirait dune maison apportée en dot à son père
par Else de Gutenberg, et qui était sise à Mayence, na-
1 Prononcez Guensjleische ou Gàensjleisch, comme on l'écrit quelquefois.
Ce nom, qui signifie chair d'oie en allemand, est écrit de plusieurs ma-
nières dans les documents du temps; nous adoptons la forme la plus
simple et la plus naturelle.
2 Prononcez Goutenebenjue. Ce nom signifie bonne montiujne en alle-
mand; il est également écrit de diverses manières dans les documents du
temps.
116 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
quit dans cette ville , et non à Strasbourg comme on l'a
cru longtemps. Le doute à cet égard n'est plus permis,
en présence des pièces publiées par Schœpflin , et qui ,
rédigées à Strasbourg même , désignent ainsi Gutenberg :
Jokannes dictas Gensefleische, alias Gutenberg, de Mogun-
tia1. Vingt autres monuments d'ailleurs constatent le fait 2.
L'époque de la naissance de Gutenberg est moins cer-
taine. Toutefois, en voyant quel rôle il joue à Strasbourg,
où il figure sur les registres particuliers des contribuables
nobles de iZi36 à ikkk, je ne fais nulle difficulté de la
placer, ainsi que la plupart des historiens de l'imprime-
rie, un peu avant l'année i/ioo3. Pour ce qui concerne
1 Schœpflin, Vindiciœ tjpographicee , docum. p. 3i et 36.
2 Je ne crois pas devoir relever ici les étrangetés produites récemment
sur ce sujet dans un opuscule publié à Bruxelles, par M. Jean de Carro,
sous le nom de M. Charles de Winaricky , et sous le titre : Jean Gutenberg
né en lâl2 à Kuttenberg en Boliême (1847, m"12) > parce que ce livre, en
dépit de l'érudition qu'on y trouve, me paraît l'œuvre d'un mystificateur.
M. de Carro a continué cette mystification dans YAlmanach de Karlsbade
pour i848, où il a publié deux articles sous le nom de M. Winaricky fai-
sant suite à l'opuscule relatif à Gutenberg.
3 Les raisons que donne l'auteur de la brochure citée dans la note pré-
cédente pour fixer la naissance de Gutenberg à l'année 1 4 1 2 sont vraiment
étranges : l'une d'elles, la principale , c'est que si Gutenberg était né en
1 4oo , l'on n'aurait pu l'appeler en 1 43g , comme on le faisait, d'un nom
de jeunesse, tel que celui de Jeannet (Hans, Henchen, Henkin, etc.).
Qui ne sait que ces noms donnés dans le bas âge restaient fort souvent au-
trefois comme surnoms? Nous en verrons un exemple dans la famille de
Fust, et nous en pourrions citer plus d'un aujourd'hui. Nous avons d'ail-
leurs la preuve que Gutenberg garda toute sa vie son nom de jeunesse,
puisqu'il lui est donné dans un acte de i455, dont nous parlerons plus
loin, voire même dans la Chronique de Cologne, rédigée en 1499.
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE III. 117
sa famille, je renvoie au livre de M. Schaab, qui a dressé
des généalogies plus ou moins exactes des diverses bran-
ches de la maison des Gensfieisch1. Il me suffira de dire
ici que cette famille se divisait en deux branches princi-
pales, dont l'une gardait le nom de Gensfieisch , et l'autre
prenait celui de Sorgenloch2; que le père de Jean s'appe-
lait Frielo (diminutif de Frédéric), et sa mère, Else (di-
minutif d'Elisabeth ou Elise); que Jean Gutenberg avait
un frère aîné appelé Frielo , comme son père , et un oncle
appelé Jean , comme lui-même ; mais portant le surnom
de vieux, qui servait à le distinguer.
On ne sait rien des premières années de Jean Guten-
berg. En 1 A 20, il fut forcé d'émigrer de Mayence avec
sa famille , ainsi que la plupart îles patriciens de cette
ville, à la suite de quelques troubles dans lesquels le parti
populaire fut vainqueur. On ignore où il se retira ; mais
il est probable que ce fut à Strasbourg , où nous le re-
trouverons plus tard 3.
1 Die Geschichle der Erjindung der Buchdrucherkunst durch Johann Gens-
fieisch yenannt Gutenberg zu Mainz ; 3 vol. in-8°, i83o, Francfort.
2 Prononcez Sorguenloch , à la manière allemande.
3 Oberlin [Essai d'annales de la vie de Jean Gutenberg, in-8°, Strasbourg,
an ix, p. 3) et M. Fischer [Essai sur les monuments typographiques de Jean
Gutenberg, in-4°, Mayence, an x, p. 22) ont publié, sur la loi de Bod-
mann, archiviste du département du Mont-Tonnerre, dont Mayence était le
chef-lieu, et qui dépendait alors de la France, le texte d'un document qui
constaterait le séjour de Gutenberg à Strasbourg en 1 A 2 4 ; mais ce docu-
ment, dont personne n'a vu l'original, renferme des erreurs matérielles
qui en infirment complètement l'authenticité. M. Fischer, qui a publié ,
d'après les dessins de Bodmann, les prétendus sceaux de ce document dans
118 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
L'électeur Conrad III accorda, le 26 mars i/i3o, un
décret d'amnistie en faveur de quelques-unes des per-
sonnes qui avaient émigré précédemment, et nommé-
ment en faveur de Jean Gutenberg1; mais ce dernier ne
paraît pas en avoir profité; il est du moins certain qu'il
continua à résider hors de son pays2. Un document daté
de la deuxième férié avant la fête de saint Antoine 1 43o ,
rapporté par M. Wetter3, constate que la veuve Else de
Gutenberg négocia au nom de son fils , appelé dans l'acte
Hengen (diminutif de Jean), pour sa pension de quatorze
florins.
Il paraît , toutefois , que Gutenberg fit un voyage à
Mayence en 1 [\ 3 2 , sans doute pour quelques arrange-
ments d'intérêts4; mais 31 n'y resta pas, car nous le voyons
agir personnellement et consécutivement à Strasbourg de
1 /i34 à i/i/i3.
Le premier acte qui révèle positivement sa présence
son Essai, imprimé à Mayence en 1802 , m'a avoué en i85i, c'est- à-dire
un demi-siècle après, dans une lettre écrite de Moscou, où il réside main-
tenant, qui! n'avait jamais pu obtenir communication de la pièce elle-
même.
1 Voyez Johannis, Kôhler, Fischer, Schaab, Wetter, etc.
2 Je crois pouvoir conclure des termes de cet acte que Gutenberg ne
résidait pas à Eltvil, autrement dit Ellfeld, comme le croit par induction
M. Wetter-, car ce lieu faisait partie du territoire ressortissant à Mayence.
3 Kritische Geschichte cler Eijindung der Buchdruckerkimst , p. 28. L'au-
teur date à tort cet acte du 1 1 juin , car s'il s'agit du saint dont la fête se
célèbre le i3 juin; comme ce jour était un mardi en i43o, la férié se-
conde avant cette date doit tomber le lundi précédent, 12 juin.
4 Kôhler, Ehrenreltuncj Guitenberçj's,^). 82.
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE III. 119
en cette ville est un document publié par Schœpflin , et
dans lequel Jean Gutenberg prend le surnom de jeune,
pour se distinguer de son oncle, portant les mêmes
noms que lui. Voici à quelle occasion cet acte fut rédigé.
Les magistrats municipaux de Mayence , refusant ou élu-
dant depuis plusieurs années , peut-être même depuis
l'amnistie de 1 43o, de payer à Gutenberg les rentes qui
lui étaient dues sur cette ville, celui-ci fit arrêter leur
greffier communal (Stadschreiber) , qui était venu à Stras-
bourg pour régler quelques affaires. Toutefois, il con-
sentit à le relâcher, sur la demande des magistrats mu-
nicipaux de cette dernière ville , qui craignaient sans doute
que la mesure ne nuisît aux bonnes relations existantes
entre les deux cités rhénanes1. L'acte de cette concession
de Gutenberg, daté de i434, le dimanche après la fête
de saint Grégoire pape 2, commence ainsi : « lch Johann
Gensejleisch der junge, gênant Gatemberg3, etc. (Je Jean
Gensfleisch le jeune , dit Gutenberg.) » Puis vient l'ex-
posé de la cause , dans lequel on apprend que Nicolas ,
greffier de la ville de Mayence , s'était engagé par-devant
la cour d'Oppenhem, petite ville voisine de Mayence, à
payer à Gutenberg 3io florins du Rhin à la Pentecôte.
1 Strasbourg dépendait même de Mayence sous le rapport religieux :
l'évêque de la première ville étant suffragant du siège archiépiscopal de
la seconde , qui était le chef-lieu réel de toutes les provinces rhénanes.
2 La date de cet acte est très-difficile à déterminer, parce qu'il y a deux
saints papes du nom de Grégoire, et de plus deux fêles pour le premier,
Grégoire le Grand, le 12 mars et le 3 septembre.
3 Schœpflin, Vinci, tvpogr. doc. i.
120 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
La même année, le dimanche après la Saint-Urbain
(c'est-à-dire le 3o mai, la Saint-Urbain tombant le mardi
2 5), par un accord inscrit non-seulement dans un vieux
livre de rentes de la ville de Mayence', mais aussi dans
un livre de comptes de la famille zum Jungen 2, de Franc-
fort , Gutenberg charge sa mère de régler une affaire d'in-
térêt entre lui et son frère Frielo.
Deux ans après, c'est-à-dire en iZi36, Gutenberg est
appelé devant l'officialité de Strasbourg, par Anne dite
zur Isernen Tliiir (à la Porte de Fer) , à laquelle il avait
fait une promesse de mariage3. On croit communément
qu'il épousa cette dame à la suite de la décision judiciaire
qui eut lieu (mais dont on ne connaît pas les termes),
parce qu'on trouve plus tard , sur le rôle des contribu-
tions de la ville, une dame Ennel Gutenberg4, qui, sui-
vant Schœpfiin , ne peut être autre qu'Anne devenue
femme de Gutenberg. Quoi qu'il en soit, cette dame ne
paraît pas avoir exercé une grande influence sur la des-
tinée de celui-ci., car on ne la voit figurer dans aucun
acte subséquent; elle ne l'a pas suivi à Mayence, et l'on
ignore même si elle a vécu au delà de \l\kk.
En i43g, Gutenberg eut à soutenir un procès plus
important, c'est celui qui nous a révélé ses premiers tra-
vaux typographiques. Les pièces de ce procès , qui exis-
1 Weller, Kridsche Geschichte, etc. p. 54.
2 Id. ibid. p. 38. Jungen, prononcez loungen.
5 Schœpfiin, Vind. typogr. p. 17.
4 Id. ibid. doc. n" vu , à la fin.
PREMIÈRE PARTIE.— CHAPITRE III. 121
tent encore en original dans la bibliothèque de Stras-
bourg, où j'ai eu le plaisir de les parcourir et d'en cons-
tater l'authenticité1, ont été publiées pour la première
fois dans leur langue originelle (l'allemand) par Schœpflin2,
qui les découvrit dans une vieille tour, parmi les proto-
coles du tribunal de Strasbourg. Elles ont été réimprimées
plusieurs fois depuis, et traduites dans différentes langues.
Je vais en donner des extraits en français, et suivrai de
préférence la traduction de M. de Laborde , parce qu'elle
me semble à la fois la plus littérale et la plus exacte. J'y
ai fait toutefois quelques changements aux endroits qui
me paraissaient le réclamer.
Voici d'abord , pour mettre le lecteur au courant du
procès, l'exposition de la cause, telle qu'elle se trouve
dans le texte du jugement3, lequel fut rendu la vigile de
la fête des saintes Lucie et Otilie (1 2 décembre) i43o, :
«Nous Cune Nope, maître et conseiller à Strasbourg,
faisons savoir à tous ceux qui verront cet écrit , ou en en-
tendront la lecture , que Georges Dritzehen , notre conci-
toyen, est venu devant nous en son nom , et avec le plein
pouvoir de son frère Claus Dritzehen, et a cité Hans4
Genszfleisch , de Mayence , nommé Gutenberg , notre
1 Les Mayençais sont allés jusqu'à la nier-, et pourtant ils datent l'in-
vention de Gutenberg de 1437. D'après quels monuments?
2 Vind. typogr. doc. n° n.
3 Pour le texte allemand , voir Schœpflin , ubi supra; Meerman, Orig.
fypogr. t. II, n° 7 -, Wetter, Kritischc Gcschichte, etc. p. 56; M. Léon de La-
borde, Débuts de l'imprimerie à Strasbourg, p. 24.
1 Diminutif de Jean (Johanncs, dont on retire la première syllabe).
122 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
hindersosz1 , et a déposé que feu André Dritzehen, son frère,
avait hérité [ à la mort] de son père d'un bien considérable ;
qu'il l'avait engagé , et en avait réalisé une bonne somme
d'argent ; qu'il était entré avec Hans Gutenberg et d'autres
dans une société , et avait formé une association , et qu'il
avait remis son argent à Gutenberg, [le chef] de cette
association , et que pendant un certain temps ils avaient
fait et exercé ensemble leur industrie , dont ils tiraient
un bon profit ; mais que, par suite des entreprises de l'asso-
ciation, André Dritzehen se serait fait garant, de côté et
d'autre, pour du plomb et d'autres choses qu'il aurait ache-
tés, qui étaient nécessaires à ce métier, et qu'il aurait aussi
garanti et payé ; que comme , sur ces entrefaites , André
était mort, lui (Georges) et son frère Claus auraient
exigé, avec instance, de Hans Gutenberg qu'il les prît à la
place de feu leur frère dans la société , ou qu'il s'arran-
geât avec eux pour l'argent qu'il (André) avait mis dans
l'association; mais qu'il (Gutenberg) ne voulut rien faire
de tout cela , et s'était excusé par cette raison qu'André
Dritzehen ne lui avait jamais remis pareille somme.
Comme lui (Georges) espérait et se faisait fort de prou-
ver que la chose s'était passée ainsi , il avait exigé que
Gutenberg les prît, lui et son frère Claus, dans la société,
à la place de feu leur frère, comme jouissant de son hé-
ritage , ou qu'il restituât l'argent que feu leur frère avait
apporté, puisque, comme héritiers, ils y avaient droit,
1 Les traductions latines rendent ce mot par incola, habitant. H érmi-
vaut à locataire, par opposition à propriétaire.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE III. 123
ou bien qu'il dise au moins pourquoi il ne voulait point
accéder à leur demande.
« En réponse à cet exposé de la plainte , Hans Guten-
berg a répondu que cette réclamation de Georges Drit-
zehen lui paraissait injuste , puisqu'il était suffisamment
prouvé par plusieurs écrits et billets, que lui (Georges)
et son frère (Claus) ont pu trouver après la mort d'An-
dré Dritzehen, de quelle manière avait été formée l'as-
sociation. En fait, André Dritzehen était venu à lui (Gu-
tenberg), il y a plasiews années, et l'avait engagé à lui
communiquer et à lui faire comprendre plusieurs secrets ;
c'est pourquoi , pour satisfaire à sa prière , il (Gutenberg)
lui avait appris à polir les pierres, dont il (Dritzehen) avait
dans le temps tiré un bon profit. Ensuite, après un bon laps
de temps, il (Gutenberg) était convenu avec Hans Rilfe,
maire à Litchetenow, d'exploiter un secret pour les foires
d'Aix-la-Chapelle, et ils s'étaient associés de la sorte:
que Gutenberg avait deux parts dans l'entreprise, et Hans
Riffe une. Cette convention vint à la connaissance d'An-
dré Dritzehen , qui pria Gutenberg de lui communiquer
et de lui apprendre aussi ce secret, pour lequel il serait
son débiteur à sa volonté. Sur ces entrefaites, le sieur
Antoine Heilmann lui aurait fait la même prière en fa-
veur de son frère André Heilmann ; alors il (Gutenberg)
aurait examiné les deux demandes, et il leur aurait pro-
mis (aux solliciteurs) de leur faire connaître le secret, et
aussi de leur donner et accorder la moitié des produits; de
telle sorte qu'eux deux auraient une part, Hans Riffe une
124 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
autre part, et lui (Gutenberg) la moitié; mais pour cela
il fallait qu'eux deux lui donnassent, à lui Gutenberg,
160 florins pour la peine de leur apprendre et de leur
faire connaître le secret, et plus tard ils devaient encore
lui remettre chacun 80 florins. Lorsqu'ils arrêtaient leurs
conventions, la foire devait avoir lieu dans l'année; mais
lorsqu'ils se furent arrangés et préparés à exploiter leur
secret, la foire fut remise à l'année suivante; alors ils
avaient exigé que Gutenberg ne leur cachât plus rien de
ce qu'il pouvait savoir ou découvrir d'inventions et de
secrets, et ils lui proposèrent de s'entendre là-dessus; et
il fut arrêté qu'ils ajouteraient à la première somme en-
core 2 5 o florins , ce qui formerait ensemble lx 1 o florins ;
et ils devaient en payer 100 comptant, dont, à cette
époque, André Heilmann paya 5o , et André Dritzehen
/io; de manière qu'André Dritzehen était, encore débi-
biteur de 1 o florins. Ajoutez à cela que les deux associés
devaient payer les y 5 florins restants à trois différents
termes, qui furent convenus entre eux; mais avant l'é-
chéance de ces termes André Dritzehen mourut, restant
encore devoir cet argent à Gutenberg. A l'époque de
l'engagement , il avait été établi que l'exploitation de leur
secret devait durer cinq ans entiers ; et dans le cas où l'un
des quatre mourrait dans les cinq années, tous les usten-
siles du secret et tous les ouvrages déjà faits resteraient
aux autres , et les héritiers de celui qui était mort rece-
vraient, après l'expiration des cinq années. 100 florins...
En conséquence, et parce que l'acte qui est conçu dans
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE III. 125
ces formes, et qui fut trouvé chez André Dritzehen, dé-
clare entièrement ce qui précède et le contient, et que
lui Hans Gutenberg espère le prouver par de bons témoi-
gnages , il demande que Georges Dritzehen et son frère
Claus déduisent les 85 florins qui lui étaient encore dus
par feu leur frère sur les 100 florins, et alors il consen-
tirait à leur rendre les 1 5 florins , bien qu'il eût encore ,
selon les termes du contrat , plusieurs années pour se li-
bérer. Et quant à ce que Georges Dritzehen a déclaré ,
que feu André Dritzehen , son frère , avait beaucoup pris
sur l'héritage de son père et sur son bien , l'avait engagé
ou vendu au profit de l'entreprise , cela ne le regardait
pas , car il n'en avait pas plus reçu qu'il ne l'a exposé , ex-
cepté un demi-omen de vin, une corbeille de poires et
un demi-f licier de vin, que lui et André Heilmann lui
avaient donnés; qu'eux deux, au reste, avaient consommé
chez lui l'équivalent et au delà , pour lequel ils n'avaient
rien eu à payer. Aussi, lorsqu'il (Georges Dritzehen) de-
mande à être admis dans la société comme héritier, il
sait fort bien que cette réclamation n'est pas plus fondée
que toute autre, et qu'André Dritzehen n'a jamais été ga-
rant pour lui (Gutenberg) ni pour du plomb, ni pour autre
chose, excepté une fois devant Fridel de Seckingen; mais
il l'avait, après sa mort, affranchi et libéré de cet enga-
gement ; et c'est pour donner la preuve de ses assertions
qu'il demande qu'on entende les dépositions. »
Les dépositions des témoins parurent, en effet, si bien
se rapporter aux déclarations de Gutenberg, que le juge
126 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
lui donna gain de cause , en exigeant seulement la forma-
lité du serment.
Nous allons maintenant extraire, des nombreuses dépo-
sitions qui nous ont été conservées , celles qui ont le plus
grand intérêt pour nous. On a dû remarquer que les dé-
clarations précédentes ne font pas même allusion à l'im-
primerie. On s'explique facilement cela de la part de
Gutenberg et de Dritzehen , qui espéraient tirer un grand
parti du secret, et qui devaient éviter de le divulguer. Il
n'en est pas de même des gens étrangers à l'entreprise ;
aussi sont-ils beaucoup plus explicites : toutefois , ne con-
naissant pas le secret de Gutenberg , ils ne peuvent nous
renseigner complètement.
« Barbel de Zabern la mercière a déposé qu'elle avait
pendant une nuit causé avec André Dritzehen de diverses
choses , et qu'entre autres paroles elle lui avait dit : « Ne
«voulez-vous pas à la lin aller dormir?» Mais il lui avait
répondu : « Il faut avant que je termine ceci. » Alors le
témoin parla ainsi : « Mais , Dieu me soit en aide ! quelle
« grosse somme d'argent dépensez-vous donc? Cela a tout
« au moins coûté 1 o florins? »I1 lui répondit : « Tu es une
« folle ; tu crois que cela ne m'a coûté que 1 o florins. En-
« tends-tu, si tu avais ce que cela m'a coûté en sus de 3oo
«florins comptant, tu en aurais assez pour toute ta vie :
« cela m'a coûté au moins 5oo florins. Et ce ne serait rien
« si cela ne devait pas me coûter encore ; c'est pourquoi
«j'ai engagé mon avoir et mon héritage. » — « Mais, dit le
« témoin, si cela vous réussit mal, que ferez-vous alors? »
PREMIERE PARTIE —CHAPITRE III. 127
Il lui répondit : « Cela ne peut pas nous mal réussir : avant
« un an révolu nous aurons recouvré notre capital, et se-
« rons tous bien heureux, à moins que Dieu ne veuille
« nous accabler. »
Cette déposition semble en opposition avec la décla-
ration de Gutenberg, sous le rapport de l'argent reçu
par ce dernier; mais elle ne l'est pas en effet : André Drit-
zehen n'entend pas dire que la chose lui a coûté 5oo flo-
rins à lui-même, mais à l'association, comme le prouve
la fin de la phrase , où il parle en nom collectif. Sous un
autre rapport , cette déposition vient, au contraire , confir-
mer ce qu'a dit Gutenberg du profit qu'on devait retirer
du secret aux foires d'Aix-la-Chapelle. On voit qu'André
Dritzehen travaillait jour et nuit pour avoir fini à cette
époque : c'est sans doute ce qui causa sa mort.
Cette ardeur au travail d'André Dritzehen est encore
confirmée par la déposition d'une de ses cousines, qui
l'aidait souvent.
« La dame Ennel, femme de Hans Schultheiss le mar-
chand de bois, a déposé que Lorentz Beildeck [domes-
tique de Gutenberg] vint une fois clans sa maison, chez
Claus Dritzehen, son cousin, et dit à celui-ci : « Cher Claus
« Dritzehen ] , feu André Dritzehen avait quatre pièces cou-
1 Dans l'original il y a ici quelques mots qui ont été effacés , parce que
le greffier a cru devoir donner une autre tournure à sa phrase. Ces mots
peuvent se rendre de la manière suivante : «Mon jeune maître ou jeune
seigneur Jean (meut Junher Hanns) Gutenberg nous a prié de »
M. de Carro (ouvrage cité, p. 12) croit avoir là la preuve de la jeunesse
128 DE LORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
« chées dans une presse , et Gutenberg a prié que vous les
« retiriez de la presse, et que vous les sépariez les unes des
« autres, afin que l'on ne puisse comprendre ce que c'est;
« car il n'aimerait pas que quelqu'un vît cela. » Ce témoin a
aussi déposé que , lorsqu'elle était chez André Dritzehen ,
son cousin, elle a aidé à faire cet ouvrage nuit et jour.
Elle a aussi dit qu'elle savait bien qu'André Dritzehen ,
son cousin , avait engagé dans ce temps son capital ; mais
qu'il l'ait employé à cet ouvrage, elle n'en savait rien. »
Cette déposition, si favorable à la déclaration de Gu-
tenberg, avec laquelle elle se rapporte complètement, a
de plus l'avantage de nous initier au genre de travail
d'André Dritzehen. Nous voyons qu'il avait une presse,
sur laquelle se trouvaient quatre pièces ; l'explication de
ce dernier mot viendra plus loin. L'exactitude de cette
partie de la déclaration de la dame Ennel est confirmée
de Gutenberg, qu'il fait naître en i4i2 ; mais je ferai remarquer que cette
dénomination est encore donnée à Gutenberg dans une pièce de i455,
comme je l'ai dit déjà, et qu'alors, dans le système de M. de Carro lui-
même , Gutenberg aurait eu quarante-trois ans , c'est-à-dire qu'il aurait été
plus âgé qu'en i43o, d'après l'opinion commune qui place sa naissance
vers 1 4oo. Si donc on conclut de la qualification de jeune, qui est donnée à
Gutenberg en i43g, qu'il était jeune, en effet, alors, que conclura-t-on en
présence de l'acte de 1 455 ? Que conclura-t-on surtout des termes de la
Cbronique de Cologne de 1/199, T1* lui donne la même qualification? N'est-
il pas évident que Gutenberg avait pris ce titre , d'abord pour se distinguer
de son oncle, et qu'on le lui conserva ensuite par babitude, même après
la mort de ce dernier? Je ferai remarquer en outre que, dans le procès
de Strasbourg, c'est le domestique de Gutenberg qui donne à ce dernier
la qualification déjeune, et que, dans la boucbe d'un serviteur, vieux sans
doute , ce mot n'a pas le sens absolu qu'on veut lui attribuer.
PREMIERE PARTIE— CHAPITRE III. 129
d'ailleurs par celle de son mari, faite dans les mêmes
termes, et par celle de l'ouvrier qui avait fabriqué la
presse :
« Hans Schultheiss a dit que Lorentz Beildeck était venu
un jour dans sa maison, chez Claus Dritzehen, où ce té-
moin l'avait conduit. C'était à l'époque de la mort d'André
Dritzehen. Alors Lorentz Beildeck parla ainsi à Claus
Dritzehen : « Feu votre frère André Dritzehen a quatre
« pièces couchées en bas dans une presse , et Hans Gu-
et tenberg vous prie de les en retirer et de les séparer les
« unes des autres, afin qu'on ne puisse voir ce que c'est. »
Claus Dritzehen y alla , et il chercha les pièces ; mais il
n'en trouva aucune »
« Conrad Sahspach a déposé qu'André Heilmann était
une fois venu chez lui , sur la place du marché , et lui avait
dit : « Cher Conrad, puisque André Dritzehen est mort,
« comme c'est toi qui as fait les presses , et que tu connais
«la chose, vas -y donc, et retire les pièces de la presse,
« et sépare-les les unes des autres; décompose-les, et ainsi
« personne ne pourra savoir ce que c'est. » Mais comme
ce témoin voulait exécuter cela , et cherchait les presses
(c'était le jour de saint Etienne passé) , tout avait disparu. »
Gutenberg, qui redoutait si fort les investigations in-
discrètes des curieux, avait sans doute envoyé démonter
les formes par quelque autre personne.
« Lorentz Beildeck a déposé que Jean Gutenberg
l'envoya une fois chez Claus Dritzehen, après la mort
d'André, son frère, pour dire au premier qu'il ne devait
9
130 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
montrer à personne la presse qu'il avait sous sa garde ; ce
que le témoin fit aussi. Il me parla en outre, et dit qu'il
(Claus) devait se donner la peine d'aller à la presse et de
l'ouvrir au moyen de deux vis ; qu'alors les pièces se déta-
cheraient les unes des autres : ces pièces , il devait ensuite
les placer dans la presse ou sur la presse, et personne
après cela n'y pourrait rien voir ni comprendre; et quand
il sortirait, il devait venir chez Jean Gutenberg, car ce
dernier avait quelque chose à lui dire. Ce témoin se rap-
pelle fort bien que Jean Gutenberg ne devait rien à feu
André, et qu'au contraire André devait à Jean Gutenberg,
ce qu'il comptait lui payer à certains termes , avant les-
quels il mourut. Il a aussi déposé qu'il n'avait jamais été
présent à leurs réunions depuis Noël. Ce témoin a vu
André Dritzelien souvent dîner chez Jean Gutenberg,
mais il ne lui a jamais vu donner un pfenning1. »
«Le sieur Antoine Heilmann a déposé que, lorsqu'il
apprit que Gutenberg voulait prendre André Dritzehen
pour un tiers dans la société pour vendre des miroirs
(Spiegeln) lors du pèlerinage d'Aix-la-Chapelle, il le pria
instamment de prendre aussi son frère André, s'il vou-
lait lui rendre un grand service à lui Antoine. Mais Gu-
tenberg lui dit qu'il craignait que les amis d'André ne
1 Petite monnaie de cuivre. La déposition si précise deLorentz Beildeck
lui attira des injures de la part de Georges Dritzelien , et même une me-
nace de procès pour faux témoignage. Ce dernier l'apostropha ainsi hors
du prétoire : «Témoin, il faut que tu dises la vérité, quand j'en devrais
arriver avec toi à la potence. » Lorentz vint se plaindre au juge, mais il ne
paraît pas que cette affaire ait eu aucune suite.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE III. 131
prétendissent que ce fût de la sorcellerie, ce qu'il ne vou-
drait pas. Là-dessus il (Ant. Heilmann) le pria de nouveau ,
et en obtint un écrit qu'il devait montrer aux deux futurs
associés, et sur lequel ils devaient se consulter. En effet,
Gutenberg leur porta l'écrit , et ils décidèrent qu'ils agi-
raient comme il était contenu dans l'écrit, et l'affaire
s'arrangea ainsi. Au milieu de ces arrangements, André
Dritzehen pria ce témoin (Ant. Heilmann) de l'aider de
quelque argent, et celui-ci lui dit que, s'il avait un bon
gage, il l'aiderait volontiers. Et en effet il l'aida de 90
livres, qu'il lui porta à Saint -Arbogaste Le témoin
lui dit : « Que veux-tu faire avec tant d'argent ? Tu n'as
«pas besoin de plus de 80 florins. » Alors il lui répondit
qu'il avait encore besoin d'argent, et que c'était deux ou
trois jours avant l'Annonciation qu'il devait donner 80 flo-
rins à Gutenberg; et le témoin était obligé de donner
aussi 80 florins [pour son frère André] , car on était con-
venu de 80 florins pour chaque associé. Quant au tiers
restant, que Gutenberg avait encore, cet argent devait
revenir à ce dernier pour sa part et pour son art, et ne
devait pas être confondu dans l'association. Après cela,
Gutenberg dit à ce témoin qu'il fallait faire attention à
un point essentiel , qui était que dans toute chose il y eût
égalité, et qu'ils s'entendissent afin que l'un ne cachât
rien à l'autre, et que chaque chose fût au profit de tous.
Ce témoin fut content de ce propos, et le rapporta aux
deux autres avec éloge. A quelque temps de là Guten-
berg répéta ces paroles , et le témoin lui répondit avec les
9-
132 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
mêmes protestations , comme auparavant , et dit qu'il vou-
lait s'en rendre digne. Après cela, Gutenberg lui fit un
écrit en conséquence de ce propos , et dit à ce témoin :
« Consultez-vous bien si cela vous convient. » Ce qu'il fit;
et ils discutèrent longtemps sur ce point , et prirent même
l'avis de Gutenberg, qui une fois se mit à dire : «Il y a
« maintenant tant d'ustensiles prêts , et il y en a tant en
« exécution , que votre part est bien près d'égaler votre
«mise de fonds, et partant le secret vous sera confié.»
Ils tombèrent ainsi d'accord au sujet de deux articles dont
l'un devait être supprimé , l'autre mieux éclairci plus tard.
L'article à supprimer était qu'ils ne voulaient point être
redevables à Hans RifFe pour beaucoup ou pour peu , puis-
qu'ils n'avaient contracté aucune obligation avec lui ; le
droit qu'ils auraient, ils l'auraient de par Gutenberg. L'autre
point à établir était, dans le cas où l'un d'eux mourrait,
qu'il fût bien convenu de quelle manière on agirait, et il
fut ainsi arrêté : « Que l'on donnerait aux héritiers, pour
« tous les frais encourus , pour les formes , et pour tous les
« objets, 1 oo florins, et seulement après les cinq ans. » Et
Gutenberg dit que ce serait un grand avantage pour eux,
s'il venait à mourir, car il leur abandonnerait tout ce qu'il
aurait pu prendre comme part pour les frais, et cepen-
dant ils ne seraient obligés de donner à ses héritiers que
î oo florins , comme pour l'un d'eux : et ceci fut ainsi con-
clu afin que , dans le cas de mort de l'un des associés , on
ne fût point obligé d'apprendre , de montrer et de décou-
vrir le secret à tous les héritiers , et c'était aussi favorable
PREMIERE PARTIE— CHAPITRE III. 133
à l'un des associés qu'à l'autre. A quelque temps de là ,
à la réunion des Kiirsenern (pelletiers?), les deux André
dirent à ce témoin qu'ils étaient tombés d'accord avec
Gutenberg quant à l'écrit ; qu'il avait supprimé le passage
concernant Hans Riffe, et voulait leur établir l'autre
comme il était convenu. Et il fut présent lorsqu'André
Dritzehen donna à Gutenberg ko florins, et André Heil-
mann , son frère , 5 o . On était aussi tombé d'accord pour les
termes de payements : c'était 5o florins comptant, comme
porte l'écrit, et après , à la Noël suivante, 20 florins ... Ce
témoin a aussi déposé qu'il savait bien que Gutenberg ,
peu de temps avant Noël, avait envoyé son valet aux
deux André pour chercher les formes (formen) , afin
qu'il pût s'assurer qu'elles avaient été séparées, et que
même plusieurs formes lui avaient donné du regret. »
Comme ce dernier passage est très-confus , et a été tra-
duit de différentes manières1, je crois devoir donner ici
le texte même : « î>irre geutge f)at oudj gefeit baê er root
roiffe bcrê ©utenberg unlange oor 2Biï)nat)tett finen fnet)t fante
ju ben beben Stnbrefen, allé formen 511 fyoleti unb roûrbent jur
loffen baê er eéê feï)e , unb jn jocr? ettlid)e formen ruroete. »
Le mot de forme vient ici expliquer ce qu'a d'obscur
celui de pièces que nous avons vu paraître précédem-
ment pour désigner les objets placés sur la presse.
Achevons cette curieuse déposition.
« A l'époque où André (Dritzehen) mourut, comme le
1 Voyez Y Essai de M. Fischer, p. 29 ; voyez aussi Fournier, Observations
typographiques , p. 37.
134 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
témoin savait bien que des gens auraient volontiers exa-
miné la presse, il fit dire à Gutenberg d'envoyer pour
défendre qu'on la laissât voir. En effet, Gutenberg en-
voya son valet pour la mettre en désordre, et dire au
témoin que , lorsqu'il aurait le temps , il voulait lui par-
ler Il a déposé aussi qu'il avait demandé plus tard
à son frère (André Heilmann) quand il commencerait à
avoir communication du secret; alors celui-ci lui répon-
dit que Gutenberg attendait 1 o florins arriérés qu'André
Dritzehen devait encore sur les 5o florins. »
Nous clorons ces extraits par la déposition de Jean
Dùnne , qui est peut-être la plus curieuse de toutes ,
quoique la plus courte :
«Hans Dûnne, l'orfèvre, a déposé qu'il avait, il y a
trois ans environ, gagné (reçu) de Gutenberg près de
100 florins seulement pour les choses qui concernent
ï imprimerie (trucken). »
La cause entendue, le juge rendit l'arrêt suivant :
« Nous maître et conseiller, après avoir entendu les
réclamations de part et d'autre , les dépositions et les té-
moignages. . . et après avoir vu l'acte et la convention
Considérant qu'il y a un acte qui démontre dans quelles
formes les arrangements ont été pris et ont eu lieu , or-
donnons que Hans Riffe , André Heilmann et Hans Gu-
tenberg fassent un serment devant Dieu que les choses
se sont passées ainsi que l'acte sus-cité le démontre, et
que cet acte avait pour condition qu'un autre acte scellé
aurait été fait si André Dritzehen était resté en vie; que
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE III. 135
Hans Gutenberg jure en outre que les 85 florins ne lui
ont point été payés par André Dritzehen, et de ce mo-
ment les 85 florins lui seront déduits de la somme de
i oo florins dont il a été question, et il payera à Georges
et Claus Dritzehen i5 florins, et les îoo florins auront
ainsi été payés conformément à l'acte sus-cité. . . Ce ser-
ment ainsi formulé a été prêté devant nous par Hans Rifle ,
André Heilmann et Hans Gutenberg, avec cette observa-
tion toutefois que Hans Rifle a dit qu'il n'avait pas assisté
à la première réunion ; mais qu'aussitôt qu'il se trouva
avec les autres (associés) il approuva la convention.»
Les extraits que je viens de donner sont bien longs,
et pourtant ils ne contiennent pas tous les passages inté-
ressants que renferment les pièces du procès de Stras-
bourg ; ils suffisent néanmoins pour en donner une idée
complète, et surtout pour bien faire connaître Guten-
berg. On voit que c'était un homme actif, intelligent,
l'esprit sans cesse occupé de projets industriels; moins
praticien que théoricien peut-être ; mais réalisant cepen-
dant par les mains de ses associés tous les plans que
son esprit tenace avait conçus.
R paraît , d'après la déposition de l'orfèvre Hans Dûnne ,
que depuis trois ans au moins, à l'époque du procès,
c'est-à-dire depuis î 436 ou 1 43 7, Gutenberg , laissant de
côté ses autres secrets, s'occupait activement de réaliser
celui qu'il avait inventé pour l'impression des livres. Afin
de ne pas éveiller les soupçons , il vivait retiré hors de la
ville , à Saint-Arbogaste , et c'est là que ses anciens asso-
136 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
ciés pour le polissage des pierres le surprirent au milieu
de ses nouveaux travaux, auxquels ils parvinrent à se
faire initier. On sait le reste. On a vu avec quelle ardeur
André Dritzehen se mit à la besogne. Il mourut aux en-
virons de la Noël 1 438, léguant un procès à la nouvelle
association , dont il était devenu lame , et qui fut désor-
ganisée , sinon détruite , par sa mort. Elle ne put pas pro-
fiter de l'occasion de la foire d'Aix-la-Chapelle , en vue
de laquelle on travaillait, et qui eut lieu en îlxko; car
on voit par la sentence du juge de Strasbourg, datée du
1 1 décembre î 43 g, que cette société était encore alors
menacée dans son existence.
Je parle toujours de l'association de Gutenberg comme
ayant pour but l'exploitation de l'imprimerie ; mais il est
bon de dire , ne fût-ce que pour le réfuter, que les par-
tisans de Haarlem et de Mayence y ont vu tout autre
chose. Suivant eux, il se serait agi seulement d'une fabri-
cation de glaces. Cette opinion est fondée sur deux pas-
sages où il est en effet question de miroirs. Dans le pre-
mier, André Dritzehen répond à Hans Niger, qui, au
moment de lui prêter de l'argent, lui demande ce qu'il
fait , qu'il est miroitier. Dans le second , Antoine Heilmann ,
étranger à l'association, mais frère d'un des intéressés,
et par conséquent intéressé indirectement lui-même,
paraît croire que la société avait pour but une vente de
miroirs à la foire d'Aix-la-Chapelle (voy. p. î 3o).
Mais qu'est-ce que cela prouve? Que les associés, qui
fondaient de grandes espérances sur leurs travaux, ne
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE III. 137
voulaient pas en déprécier les produits par avance, en
faisant connaître l'objet de leur fabrication1. On a vu avec
quelle insistance Gutenberg recommandait de démonter
la presse et les formes qui étaient chez André Dritzehen,
après la mort de ce dernier, afin qu'on ne pût pas devi-
ner l'art secret (c'est le mot constamment employé dans
tout le procès) auquel il se livrait. On ne peut admettre
qu'André Dritzehen aurait naïvement attiré l'attention
d'un étranger, d'un bailleur de fonds , sur les produits
de cet art qui devait faire sa fortune et celle de ses asso-
ciés. Il est évident qu'on était convenu d'une espèce de
mot d'ordre pour dérouter les curieux. Qu'avait à faire ,
en effet, une presse dans la fabrication des miroirs? Elle
servait peut-être , dit-on , à imprimer sur le cadre certains
ornements De semblables hypothèses peuvent tout
expliquer, mais ne prouvent rien. Aucune circonstance
de la vie de Gutenberg ne justifie cette interprétation ;
tous ses travaux ultérieurs, au contraire, démontrent
qu'il s'occupait d'imprimerie. La tradition est là vivante
1 On argumente le plus souvent sur le peu de précision des déposi-
tions; mais il me semble qu'il faut s'étonner, au contraire, du hasard qui
nous a donné tant de détails, car le procès n'avait pas pour but de faire
connaître l'invention de l'imprimerie , et ce qu'on en dit est tout à fait en
dehors de la cause. De ce que les Mayençais et les Strasbourgeois ne sont
pas d'accord sur ce détail de la vie de Gutenberg, les Haarlémois con-
cluent qu'il ne faut croire ni les uns ni les autres dans ce qu'ils rapportent
de cet inventeur de secret: c'est un singulier raisonnement! Il dispense, il
est vrai, du soin de chercher la vérité , mais il ne prouve rien en faveur du
système costérien , contre lequel à leur tour les Mayençais et les Stras-
bourgeois pourraient le rétorquer.
138 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
qui le confirme. L'Alsacien Wimpheling, presque con-
temporain de Gutenberg, et l'un des hommes les plus
savants de l'époque , faisant sans doute allusion aux tra-
vaux que ce procès avait révélés, dit positivement que
Gutenberg, qu'il croyait natif de Strasbourg, à cause de
son long séjour dans cette ville, y inventa l'imprimerie
en \lxko, et qu'il perfectionna ensuite cette invention à
Mayence. Voici ses propres expressions tirées de Y Epi-
tome rerum Germanie arum1 : «Anno Christi m. cccc. xl.
«Frederico tertio Romanorum imperatore, magnum
« quoddam ac pêne divinum beneficium collatum est uni-
« verso terrarum orbi a Joanne Gutenberg, Argentinensi,
« novo scribendi génère reperto. Is enini primus artem
« impressoriam (quam latiniores excusoriam vocant) in
«urbe Argentinensi invenit. Inde Mogunciam veniens,
« eandem fœliciter complevit. » Il revient encore sur ce
sujet dans plusieurs de ses ouvrages, et particulièrement
dans sa Germania cis Rhenum2, où il dit, s'adressant aux
habitants de Strasbourg : « Urbs vestra plurimum excel-
« 1ère videtur impressorise artis origine , licet in Moguntia
« consummatae. »
La Chronique de Cologne elle-même doit s'interpré-
ter ainsi, quoique les termes y soient contraires en appa-
rence. Voici, en effet, ce que porte cette chronique3,
1 Chap. lxv. Voyez Schardius, Scriplores rerum Germ. t. I, p. 396.
2 Strasbourg, i5oi, in-4°, p. 43.
3 On en trouve le texte allemand dans Wolf , Monum. tjpograph. t. I ,
p. I170 et suiv.; dans Meerman, Orig. tjpogr. t. II , p. io5; dans Wetter,
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE III. 139
que quelques personnes ont le tort de prendre trop à
la lettre : « L'art admirable (de l'imprimerie) a été inventé
d'abord en Allemagne , à Mayence sur le Rhin , et c'est
un grand honneur pour la nation allemande qu'on y
trouve des hommes aussi ingénieux. Cela arriva environ
l'an 1 liào, et depuis ce temps jusqu'à l'an 1 A5o l'art ettout
ce qui s'y rapportait fut perfectionné. Enfin l'an i/i5o,
qui était l'année du jubilé, on commença à imprimer, et
le premier livre qui ait été imprimé fut la Bible en latin ,
exécutée avec de gros caractères comme ceux qui servent
aujourd'hui à imprimer les missels. Quoique l'art , tel
qu'on le pratique actuellement, ait été trouvé à Mayence,
comme nous l'avons dit, cependant la première idée vint
de la Hollande et des Donats qu'on imprimait dans ce
pays auparavant. Ces livres ont donc été l'origine de l'art;
mais l'invention postérieure fut beaucoup plus subtile et
plus parfaite que la première, et se perfectionna de plus en
plus. Un certain auteur appelé Omnibonus a écrit , dans
la préface de Quintilien1 et dans d'autres livres, que c'était
un Français nommé Nicolas Jenson qui le premier avait
trouvé cet art. Cela est faux; il reste encore beaucoup
de personnes qui peuvent attester qu'on avait imprimé
des livres à Venise avant que Nicolas Jenson y vînt et eût
commencé à y graver ses caractères. Le premier inven-
Kritische Geschichte, etc. p. 28o.Wolf et Meerman en ont également donne
des traductions latines.
1 Publié par Jenson, à Venise, en 1/171. Nous parlerons, dans la seconde
partie, de. ce Quintilien et de la préface d'Omnibonus.
140 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
leur de la typographie fut un bourgeois de Mayence né
à Strasbourg, nommé Jean Gudenburch (Gutenberg),
chevalier. L'art fut ensuite porté de Mayence à Cologne,
puis à Strasbourg et enfin à Venise. Je tiens ces détails
sur l'origine et les progrès de l'imprimerie d'honorable
(personne) Ulric Zell, de Hanau, qui importa cet art à
Cologne, et qui y exerce encore la profession d'impri-
meur en cette année 1/499.))
Si l'on s'en tient rigoureusement au texte du chroni-
queur, son récit est inintelligible, car il renferme plu-
sieurs passages contradictoires, comme nous aurons occa-
sion de le prouver dans le cours de ce livre. En donnant
à Gutenberg le titre de premier inventeur de l'imprime-
rie , le chroniqueur a voulu seulement dire qu'il était le
premier de l'école mayençaise, et le distinguer ainsi
de Schoiffer et autres qui ont continué de perfectionner
l'art, et que certains auteurs commençaient même déjà à
cette époque (1/199) à placer au-dessus de lui. Nous ve-
nons de voir que le chroniqueur reconnaissait une école
antérieure à celle de Mayence , celle de Hollande ; Guten-
berg n'a donc droit qu'à l'invention postérieure, « qui fut,
il est vrai , beaucoup plus ingénieuse que la première. »
Quant à la date de l'invention , le chroniqueur ne la fixe
pas d'une manière positive ; mais il dit qu'elle eut lieu
vers l'an iliko. Cette indication est précieuse pour nous.
En 1 Mio, Gutenberg était àStrasbourg et non à Mayence,
où il n'alla que plusieurs années après : ce n'est donc pas
dans cette dernière ville qu'il conçut la première idée de
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE III. 141
son invention1. Le chroniqueur, au reste, semble avoir
eu conscience du fait, lorsqu'il dit que Gutenberg, ci-
toyen de Mayence , était né à Strasbourg : c'est le con-
traire qu'il fallait dire, car Gutenberg, né à Mayence,
habitait Strasbourg en \lxko. C'est une simple confu-
sion qui a eu lieu dans la mémoire d'Ulric Zell, qui avait
sans doute entendu dans sa jeunesse Gutenberg parler
de son long séjour à Strasbourg. Peut-être aussi la con-
fusion provient- elle uniquement du chroniqueur, qui a
mal rendu le récit d'Ulric Zell. Quoi qu'il en soit, nous
pouvons conclure des termes de la chronique , à la-
quelle on attache avec raison le plus d'importance, que
l'invention de Gutenberg eut lieu à Strasbourg. On ne
peut sérieusement récuser de pareils témoignages.
Mais , ceci acquis , il reste un point à déterminer. Où
en était arrivé Gutenberg? Les uns pensent qu'il s'occu-
pait seulement d'impression tabeilaire ou xylographique ;
d'autres, et c'est le plus grand nombre , et ce sont les plus
chauds partisans de Gutenberg, croient qu'il imprimait
avec des caractères mobiles de bois ; un petit nombre
seulement prétendent qu'il travaillait à l'impression avec
des caractères mobiles de fonte. C'est cette opinion que
j'ai adoptée, du moins en partie.
1 En inscrivant la date de îliS"] sur le piédestal de la statue qu'ils ont
érigée à Gutenberg sur l'une des places de Mayence, les partisans du sys-
tème mayençais se sont donné tort à eux-mêmes. Ce n'est pas en i8/io
qu'ils auraient dû faire leur cérémonie séculaire, c'est en i85o, ou même
en 1 855 , en se plaçant à leur point de vue exclusif. La date de îliS^ est
empruntée uniquement aux documents de Strasbourg, qu'ils rejettent.
142 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
A ceux qui pensent que Gutenberg n'en était encore
arrivé en 1 438 qua l'impression tabellaire, je réponds
que ce mode d'impression, déjà ancien et fort répandu
alors, n'aurait pu passer pour un secret aux yeux d'André
Dritzehen, et ne pouvait dans tous les cas lui inspirer
l'espoir de faire fortune en un an.
A ceux qui croient aux caractères mobiles de bois de
Gutenberg, je réponds qu'il n'aurait pas consacré quatre
ans à l'essai d'un procédé impossible, comme je l'ai dé-
montré dans le premier chapitre ; que son esprit inventif
devait bientôt et forcément le conduire à la réalisation des
caractères mobiles de fonte, déjà en usage en Hollande.
Dans l'un et l'autre cas, d'ailleurs , on ne pourrait s'ex-
pliquer la coopération de l'orfèvre Dùnne et l'emploi du
plomb qui a été signalé. C'est tout le contraire dans la
troisième hypothèse.
Mais nous avons d'autres témoignages tout aussi expli-
cites que celui de l'orfèvre Dùnne. Nous voyons que
Gutenberg avait fait confectionner une presse par le me-
nuisier Sahspach, et qu'il y avait sur cette presse, à l'é-
poque de la mort d'André Dritzehen, quatre pièces que
Gutenberg ordonne de retirer ou de séparer, afin qu'on
ne puisse voir ce que c'est. Or qu'était-ce que ces quatre
pièces, sinon des pages en cours d'impression? Cela est
si vrai , qu'on leur donne ailleurs le nom de forme (for-
men), qui est encore en usage aujourd'hui dans l'impri-
merie , et que nous verrons reparaître plus loin dans un
document du même genre avec la même signification.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE III. 143
Quelques auteurs , parmi lesquels se trouve M. Wetter,
consentent bien à faire de la presse de Gutenberg une
presse à imprimer; seulement ils ne veulent voir dans
les quatre pièces que quatre tables de bois gravées et ser-
rées ensemble au moyen d'une vis pour être imprimées
d'un seul coup. Mais, dit M. de Laborde1, «les mots van
einander legen sont commentés dans les actes mêmes par
celui de zerlegen, dans la déposition de Conrad Sahspach.
L'un et l'autre signifient, d'après l'esprit même des dépo-
sitions, non pas seulement séparer, mais encore décomposer.
Il s'agissait de retirer de la presse les quatre formes, soit
d'une page, soit, et c'est mon opinion, de deux pages in-
folio à deux colonnes. » Ces pages retirées de la presse et
distribuées ou mises en pâte , comme on dit dans la langue
technique , les petits cubes éparpillés qui les composaient
ne pouvaient trahir le secret des associés. Le seul fait
d'avoir lâché les vis du châssis qui aurait contenu des
planches fixes ne pouvait détourner l'attention des cu-
rieux. L'intelligence la plus vulgaire devait d'autant plus
facilement saisir le rapport qu'il y avait entre les planches
et la presse, que la xylographie était alors parfaitement
connue; c'est différent si nous admettons qu'il s'agissait
de pages typographiques : dans le premier cas, les pré-
cautions de Gutenberg étaient inutiles ; dans le second ,
au contraire , elles étaient parfaitement suffisantes.
D'après M. Wetter, le seul progrès que Gutenberg
aurait fait faire à la xylographie, pratiquée avant lui,
1 Ouvrage cité, p. 64.
144 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
c'est qu'il aurait substitué la presse au frotton , et aurait
pu ainsi imprimer d'un seul coup quatre tables de bois,
et des deux côtés du papier, ce qui était impossible avec
le frotton. Voilà donc ce qui aurait si fort enthousiasmé
ses associés , que l'un d'eux mourut à la peine , avec la
perspective de faire fortune en un an ! En vérité , c'est
abuser de la crédulité de ses lecteurs que de soutenir
sérieusement une pareille hypothèse. La xylographie
était connue depuis longtemps en 1 Zi 3 8 , la presse elle-
même était déjà employée, non-seulement par Coster
et son école, mais encore, il paraît, par les imagiers de
Venise. Evidemment le secret de Gutenberg devait être
quelque chose de nouveau.
Eh bien, ce quelque chose de nouveau, c'est, suivant
moi , la fonte des caractères dans un moule de fer muni
d'une matrice en plomb , où l'empreinte de l'œil de la
lettre avait été fixée à l'aide d'un type en bois, appliqué
dans le métal en fusion. Ce procédé, que décrit l'abbé Tri-
thème, ainsi qu'on le verra plus loin, était un achemi-
nement naturel au mode définitif et actuel de fonte des
caractères ; mais il était encore trop imparfait pour don-
ner un résultat satisfaisant, et voilà pourquoi sans doute
les essais de Gutenberg à Strasbourg n'ont pas abouti , que
l'on sache. Aujourd'hui on serait plus heureux, grâce aux
perfectionnements qui ont été apportés à la fonte des
caractères1.
1 On fond tous les jours à l'Imprimerie nationale des caractères chinois
par un procédé analogue. Voici comment on opère : pour ne pas altérer
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE III. 145
Voici , suivant moi , ce qui ressort des pièces du procès
de Strasbourg:
Vers iA36, Gutenberg, qui s'occupait depuis long-
temps de procédés industriels, conçoit l'idée de la mo-
bilité des caractères, soit de la propre initiative de son
génie , comme je le crois , soit à la vue d'un Donat
hollandais. Son esprit lui révèle aussitôt l'importance
d'une pareille invention. Il reconnaît qu'il y aurait à
la fois gloire et profit pour celui qui parviendrait à exé-
cuter des livres entiers avec des caractères mobiles. En
conséquence, il chargea Dùnne, qui, en sa qualité d'or-
fèvre, devait être aussi fondeur et mécanicien, de lui
exécuter un travail dont les documents ne font point
connaître la nature; toutefois, on peut induire avec sa-
surance , des circonstance du procès , que ce travail consis-
tait dans la confection et l'ajustage de moules propres à la
fonte des caractères. L'œuvre de l'orfèvre coûta 1 oo flo-
rins : c'était une somme considérable pour l'époque. Gu-
tenberg, dont les ressources étaient bornées, et que
les autres préparatifs de son nouveau secret épuisaient,
les poinçons ou pour mieux dire les originaux des /i3,ooo caractères d'un
des corps du chinois (caractères qui sont en bois), on les moule dans du
plâtre-, on fond dans ce moulage une ou plusieurs empreintes, et avec ces
empreintes en matière un peu dure, on frappe des matrices, dont chacune
peut servir à fondre un certain nombre de caractères avant de s'altérer.
On pourrait encore, si l'on voulait s'éviter la peine de frapper des matrices,
souder un pied, à l'aide d'un moule, aux empreintes produites par le mou-
lage. Ce mode de st j éotypage est employé dans les fonderies actuelles
pour certains caractères ; mais il n'est pas probable que les premiers ar-
tistes y aient songé.
146 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
s'associa avecHans Rifle, maire de Liechtenau, petite
ville voisine de Strasbourg , mais située sur la rive oppo-
sée du Rhin. Il lit comprendre à ce magistrat municipal,
qui habitait sans doute ordinairement Strasbourg, et
dont le nom doit être conservé dans les annales de la
typographie, l'importance du procédé nouveau. Ils con-
clurent ensemble un traité qui assurait à ce dernier, pour
sa mise de fonds, un tiers des profits : Gutenberg se
réservait à lui-même, comme inventeur et exploiteur,
les deux autres tiers.
André Dritzehen, qui avait été précédemment associé
avec Gutenberg pour le polissage des pierres, et y avait
gagné quelque argent, ayant eu connaissance de la nou-
velle convention conclue par celui-ci, dans lequel il avait
grande confiance , lui demanda à être admis dans l'asso-
ciation, quoiqu'il n'en connût pas précisément tous les
détails. De son côté , Antoine Heilmann , ami de Guten-
berg, pria ce dernier de vouloir bien y admettre aussi son
frère André. Après quelques difficultés, Gutenberg con-
sentit à ces deux propositions. Le nouveau contrat qui fut
rédigé à cette occasion, au commencement de 1 Zi 38 ,
portait que les deux nouveaux associés auraient un quart,
Riffe un autre quart et Gutenberg la moitié. Les deux An-
dré devaient fournir chacun 80 florins de prime abord,
puis plus tard 80 autres florins. Le premier terme fut en
effet payé le 2 2 mars 1 438; mais , avant que le second pût
l'être, les conventions furent modifiées. A l'époque du
premier contrat qui liait les quatre associés, la foire d'Aix-
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE III. 147
la-Chapelle devait avoir lieu en i43o,, c'est-à-dire avant
une année révolue ; mais lorsqu'ils eurent fini tous leurs
arrangements, et se furent mis en train d'exploiter leur
secret, la foire fut remise à l'année suivante1. Sur ces
entrefaites, les deux André, étant venus voir Gutenberg
au couvent de Saint-Arbogaste2, où il travaillait à son
nouvel art, le trouvèrent au milieu de ses nouveaux ins-
truments, a Ils virent qu'il leur avait caché plusieurs se-
crets qu'il ne s'était pas engagé à leur communiquer, ce
qui ne leur plut pas3. Ils exigèrent que Gutenberg ne
leur cachât plus rien de ce qu'il pouvait savoir ou décou-
vrir d'inventions et de secrets4. » Là-dessus ils rompirent
l'ancienne société , et en formèrent une nouvelle qui
devait durer cinq ans. Par ce nouveau contrat, les deux
André furent tenus d'apporter, outre les 80 florins
déjà donnés, 1 28 florins chacun, dont 5o tout de suite
et y 5 plus tard : ce qui faisait en tout pour chacun
d'eux 2o5 florins, et pour eux deux Zuo. Hans Rifle
devait en fournir autant , ce qui donnait xin total de
1 Le pèlerinage d'Aix-la-Chapelle, où l'on montrait aux fidèles des re-
liques célèbres, n'avait lieu que tous les sept ans; on l'appelait Heilthums-
fahrt. H s'est continué comme foire commerciale jusqu'à nos jours. Ce pè-
lerinage arriva en effet en \kko. (De Laborde, Débuts de l'imprimerie à
Strasbourg, p. 58.)
2 Saint-Arbogaste était un monastère situé à l'ouest de la ville, près
de la rivière d'il! avant son entrée dans Strasbourg, dans le lieu qu'on
appelle maintenant la Alontagne-Verte : il n'y a plus là que quelques mai-
sons particulières-, toute trace du monastère a disparu.
3 Déposition de Mydebart Stocker, p. 3i du livre de M. de Laborde.
4 Sentence, p. 4g.
148 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
820 florins , sans compter les instruments que Guten-
berg apportait à la société , et qui lui assuraient double
part, équivalente par conséquent à 820 autres florins.
Il fut de plus arrêté que , si l'un des quatre associés
venait à mourir pendant l'association, les autres don-
neraient aux héritiers 100 florins seulement, une fois
payés, pris sur le fonds social, et à la fin seulement de
l'association, dont la durée, comme on vient de le voir,
avait été fixée à cinq ans. Le i5 juillet1, André Heil-
mann paya les 5o florins convenus; mais André Dritze-
hen n'en put donner que ào. Il restait ainsi débiteur
envers la société de 1 o florins , outre les y 5 à solder plus
tard. Mais Gutenberg ne se montre pas trop rigoureux
pour le nouvel associé ; il n'hésite pas à l'initier dans son
art en même temps qu'André Heilmann. Les deux André
restent souvent à Saint-Arbogaste pour apprendre le se-
cret de Gutenberg; ils y mangent, et Dritzehen ne paye
jamais sa dépense , faute d'argent. Néanmoins, lorsque les
caractères furent fondus tant bien que mal , Gutenberg ,
qui a remarqué l'aptitude et le zèle de Dritzehen , fait cons-
truire chez lui , dans la ville même de Strasbourg , une
ou plusieurs2 presses de nouvelle invention par le menui-
sier Sahspach. Pourvu de cet instrument, André Dritze-
hen se met à travailler jour et nuit, afin d'avoir achevé
à l'époque des foires; mais cette activité lui fut fatale, car
il mourut à la peine , peu de temps après , aux environs
1 A la réunion des Kùrsenern.
1 Voyez la déposition de Sahspach, ci-devant, p. 129.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE III. 149
de la Noël , et la société , privée de son meilleur ouvrier,
perdit toute une année à plaider avec les frères du dé-
funt.
Le procès fut vidé, comme nous avons vu, à la fin de
i ko g ; mais alors il était trop tard pour pouvoir profiter
de la foire d'Aix-la-Chapelle. On ignore ce que fit Gu-
tenberg à partir de ce moment jusqu'à son retour à
Mayence. On sait seulement qu'en i/t4i il fut garant,
ainsi que quelques autres personnes, d'un emprunt1 fait
au chapitre de Saint-Thomas de Strasbourg par Jean
Carie, écuyer, et qu'en 1 kki il fut forcé lui-même d'em-
prunter quelque argent à ce chapitre. Il vendit pour
cela à ce dernier l\ livres de rentes, sur une plus forte
somme, que lui avait laissée en mourant un de ses oncles
à Mayence2. Il est probable qu'ayant manqué l'occasion
favorable et épuisé vainement le fonds social, les asso-
1 Schœpflin , Vind. typocjr. doc. n° v.
2 Schœpflin n'a publié qu'une copie de cet acte (doc. n° vi), emprun-
tée aux registres de l'église de Saint-Thomas. La bibliothèque de Stras-
bourg en possède aujourd'hui l'original , portant le sceau de Gutenberg.
Cette pièce précieuse nous apprend que Gutenberg vendit au chapitre ,
moyennant 80 livres comptant, une rente de 4 livres, à prendre sur une
de 10 florins que lui avait léguée, en mourant, son oncle Jean Rihter, dit
Leheymer, juge séculier dans sa ville natale. M. Schmidt, professeur au
séminaire protestant de Strasbourg, nous a révélé un fait curieux dans la
petite brochure qu'il a publiée sous le titre de Nouveaux détails sur la vie
de Gutenberg (in-8°, 18/11, Strasbourg), c'est que ce dernier a exactement
acquitté la rente qu'il devait à Saint-Thomas jusqu'en 1/I57, après quoi le
chapitre se vit contraint de poursuivre, faute de payement, Gutenberg et
sa caution, Martin Brechter. Nous reviendrons plus loin sur cette affaire.
150 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
eiés se découragèrent , et que l'entreprise végéta jusqu'à
la fin du contrat en ikko. Alors Gutenberg, ne pou-
vant plus trouver à Strasbourg, où son insuccès avait fait
du bruit, les fonds nécessaires, résolut de retourner à
Mayence, sa patrie, pour y tenter fortune. Tout porte
à croire qu'il resta nanti des instruments déjà fabriqués,
avec lesquels il se remit à l'œuvre à Mayence, comme
nous le verrons bientôt.
Ici se présente la question de savoir si Gutenberg a
produit quelque chose à Strasbourg. Schœpflin l'affirme,
mais il n'en fournit pas la preuve. Il attribue à cet ar-
tiste, ou du moins à ses ouvriers, plusieurs ouvrages,
dont il donne même des fac-similé , et qui auraient été,
suivant lui, imprimés à Strasbourg, en caractères mo-
biles de bois. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit au
sujet de ces prétendus caractères de bois, que certains
bibliographes voient partout. Il me suffira de dire que
les livres cités par Schœpflin sont en caractères de métal,
et ont été reconnus depuis appartenir à d'autres impri-
meurs.
De son côté, Palmer1 dit avoir vu dans la bibliothèque
de lord Pembrocke une édition des Dialogues du pape
Grégoire à la fin de laquelle le rubricateur avait écrit en
rouge : « Presens hoc opusculum factura est per Johan-
(( nem Gutenbergium , apud Argentinam , anno millesimo
« cccc lviii. » Mais Schœpflin2 déclare qu'il n'a jamais vu
1 General history ofprinting , etc. London , 1739, in-4°, p. 299.
2 Vind. typogr. p. 4o-/u-
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE III. 151
ce livre, quoiqu'il ait, en compagnie de Maittaire, ex-
ploré avec soin la bibliothèque pembrockienne. Il fait
remarquer, du reste , que cette souscription est absurde ,
puisque Gutenberg était depuis plus de dix ans à Mayence
lorsqu'on lui fait imprimer un livre à Strasbourg.
M. Paul Lacroix (bibliophile Jacob) a émis dans ces
derniers temps1 une opinion qui concilierait tout, si elle
pouvait être admise. Suivant lui , le mot de miroir (Spiegel)
employé dans le procès désignerait, non pas le meuble
connu sous ce nom, mais le livre auquel on l'a donné
dans un sens figuré, c'est-à-dire le Spéculum, dont nous
avons si longuement parlé dans notre premier chapitre.
Ce livre porte, en effet, dans toutes les langues, comme
dans le latin, le titre de Miroir (Spiegel en hollandais et
en allemand). On pourrait donc supposer que ce nom
lui était donné d'une manière absolue à l'époque qui
nous occupe, et où les éditions de Coster l'avaient mis
en vogue. Mais, quelque ingénieuse que soit cette ex-
plication , elle est inacceptable , car on ne connaît pas
un seul fragment de ce livre qui puisse être attribué à un
autre imprimeur que celui qui a exécuté les premières
éditions , et cet imprimeur ne peut être que Coster.
Cette considération n'a pas cependant arrêté M. Lacroix,
à qui je l'avais soumise. Dans un travail tout récent2, il
va même jusqu'à attribuer à Gutenberg le fameux Spe-
1 Bulletin des arts, t. VI, p. 66 et suiv. broch. in-8°, 1 847-
2 Article Imprimerie , dans le Moyen âcje, publication du libraire Serré ,
in- 4°.
152 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
culum humanœ salvationis latino-qermanicum , cum spécula
sanctœ Mariœ, in-folio de 269 feuillets avec gravures1;
mais personne ne sera de son avis après avoir vu ce livre,
qui est parfaitement imprimé et porte toutes les marques
d'une exécution postérieure, soit dans la forme des lettres ,
soit dans les procédés d'impression. La principale raison
que M. Paul Lacroix donne à l'appui de son opinion,
c'est que le livre est dédié à Jean [de Hohenstein], qui
fut élu abbé du couvent de Saint-Ulric d'Augsbourg en
1 439, c'est-à-dire à l'époque des travaux de Gutenberg.
Gela ne prouve rien pour l'époque de l'impression du
livre, car cet abbé nest mort qu'en 1/178. Le choix de la
personne à qui est dédié cet ouvrage aurait dû, au con-
traire , confirmer M. Paul Lacroix dans l'opinion de tous
les bibliographes, qui en attribuent l'impression à Gun-
ther Zeiner, premier imprimeur d'Augsbourg. Au reste,
l'opinion commune, qui était déjà fort probable, est de-
venue une certitude, depuis qu'on a trouvé un catalogue
de vente des livres de ce célèbre typographe imprimé
par lui-même, avec le propre caractère du Spéculum
en question. Voici dans quels termes , dignes de notre
époque, le livre est annoncé dans ce curieux monument
typographique, dont le docteur Kloss, de Francfort, a
donné un fac-similé : «Volentes sibi comparare infra-
« scriptos libros, suraraa cum diligentia correctos àc bene
« continu atos, ad hospitium sese recipiant infra scrip-
' Voyez de curieux détails sur ce Spéculum dans la Notice de M. Gui-
chard, p. 4o-45.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE III. 153
« tum. . . Spéculum humanae salvationis , alias beatse Vir-
«ginis, cum imaginum picturis ad id spectantibus , latina
« et teutonica lingua impressum, etc. » J'ajouterai que le
Spéculum de Zeiner est un in-folio à longues lignes, et
que les quatre pièces (pages ou colonnes) dont parlent
les témoins entendus dans le procès n'auraient par con-
séquent jamais pu se trouver sur la presse.
Quant à moi, je crois que l'imperfection des premiers
caractères de Gutenberg , qui étaient sans doute entière-
ment en plomb, et durent s'user dès les premières feuilles
tirées, ne lui permirent pas de réaliser son plan. Toute-
fois, s'il fallait absolument lui attribuer un livre , j'en con-
nais un qui conviendrait parfaitement à ce système , tant
à cause de la forme et de la force du caractère , qui se
rapproche beaucoup de celui de la Bible de l\i lignes,
que Gutenberg a imprimée quelques années après à
Mayence , que par l'imperfection de l'exécution , qui dé-
note certainement un apprentissage : c'est un Donat dé-
crit par Van Praet sous le n° 1 2 de ses Vélins du roi, et
que ce bibliophile , suivant l'usage , dit être en caractères
mobiles de bois. Van Praet ne se serait pas ainsi trompé
s'il eût été un peu plus familier avec les travaux typogra-
phiques. Tout grossier qu'il est, ce Donat conserve une
précision qui ne permet pas de douter qu'il n'ait été exé-
cuté en caractères mobiles de fonte. Il suffit pour s'en con-
vaincre de comparer entre elles certaines lettres. Il y a
un type surtout qui est très-remarquable , c'est un groupe
composé d'un i et de deux s longues (ilf). La forme dis-
154 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
gracieuse des lettres de ce groupe , qui revient fort sou-
vent dans la même page, est constamment la même.
Le Donat dont je parle est un petit in-quarto de vingt-
sept lignes à la page ; le caractère est gothique et a en-
viron seize ou dix-sept points typographiques, c'est-à-dire
qu'il se rapproche beaucoup, pour la force du corps, de la
Bible de 4 2 lignes. La Bibliothèque nationale possède
quatre feuillets seulement en vélin de ce curieux Donat,
qui est bien certainement un des premiers produits de
la typographie.
Je ferai remarquer que le format in-quarto s'accorde-
rait parfaitement avec ce qu'on lit dans le procès , où il
est souvent question des quatre pièces qui se trouvaient
sur la presse lors de la mort d'André Dritzehen. M. de
Laborde pense que ces quatre pièces désignent plutôt les
quatre colonnes de deux pages in-folio ; mais dans ce cas
l'expression serait fort inexacte. Au surplus, je le répète,
si j'attribue ce Donat à Gutenberg, c'est par pure hypo-
thèse, car aucun indice positif ne m'y autorise. Pour que
le lecteur puisse apprécier la valeur de cette hypothèse ,
je donne un spécimen du Donat en question dans les
fac-similé de caractères (n° a).
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 155
CHAPITRE IV.
GUTENBERG À MAYENCE.
1445-1467.
Gutenberg est encore inscrit sur le rôle des contribu-
tions de Strasbourg jen i444; mais on croit qu'il quitta
cette ville vers ce temps-là, parce qu'on ne voit plus figurer
son nom après cette date dans les registres municipaux :
on y trouve seulement celui d'une dame Ennel Gutenberg,
qu'on croit être cette Ennel (Anne) qui l'avait fait citer
en 1 436 devant l'officialité de Strasbourg, et qui serait de-
venue sa femme. Comme l'année î 443 était précisément
celle fixée pour le terme de la société que Gutenberg avait
formée en 1 438 avec Jean Riffe, André Heilmann et An-
dré Dritzehen, on en conclut, avec grande apparence de
raison, que, peu satisfait du résultat de son association,
Gutenberg s'empressa de quitter aussitôt qu'il le put la
ville de Strasbourg , où il avait épuisé ses ressources , pour
venir tenter la fortune dans son pays natal. Quelques au-
teurs citent en outre , à l'appui de l'opinion qui fait émi-
grer Gutenberg de Strasbourg dès î 443 , un document
constatant la location faite cette année même à Mayence,
par un Jean Gensfleisch, de la maison zum Jungen, mai-
son qu'habita plus tard certainement Gutenberg; mais
ce témoignage ne peut servir ici , car c'est Jean Gens-
fleisch Yancien, oncle de Gutenberg, qui loua la maison
156 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
zum Jungen en octobre ikkS1. Le premier acte que
nous ayons constatant positivement la présence de Gu-
tenberg à Mayence est de 1 k k 8, et il nous apprend que
ce dernier, bien loin de pouvoir louer une maison , était
alors réduit, pour emprunter de l'argent, à fournir la
caution de ses parents2. Les choses étant ainsi, il semble
tout naturel que Gutenberg soit venu loger dans la mai-
son zum Jungen louée par son oncle ; et voilà sans doute
pourquoi nous l'y trouvons plus tard.
1 Kôhler, Ehrenrettung Guttcnbenj 's, p. 67, 82 . — Schaab, Die Geschichte,
etc. t. II, p. 2 5o. — Wetter, Kritische Geschichte, etc. p. 292, texte et note.
— Je ne m'amuserai pas à réfuter en détail le singulier système produit
par M. de Vries [Arguments des Allemands, etc. p. 4g et suiv.) au sujet
de Jean Gensfleiscli l'ancien. Forcé de renoncer à l'idée de ses compa-
triotes, qui ont longtemps prétendu que Gutenberg était le voleur de
Coster, par la seule raison qu'il s'appelait Jean, M. de Vries se rejette sur
l'oncle , qui s'appelait également Jean. Son plus grand argument est puisé
dans une chronique de Strasbourg qui attribue à Jean Gensfleiscb le vol
du procédé typographique de Mentelin, de Strasbourg, dont nous parle-
rons plus loin. Je ne vois pas en quoi cela touche au vol attribué à l'ouvrier
de Coster. Pùen n'est étrange comme ce système. M. de Vries ne croit pas
aux essais typographiques de Strasbourg dont parle la chronique ; mais il
veut bien accepter le récit du chroniqueur, en en changeant les termes ,
c'est-à-dire en attribuant à Coster ce que le chroniqueur dit de Mente-
lin. .. . Qui ne voit que ces accusations de vol sont des preuves frappantes
de la contemporanéité de nombreux essais, et du désappointement de quel-
ques-uns des chercheurs devancés dans leur exploration? Pourquoi Junius
n'aurait-il pas nommé le voleur de Coster s'il l'avait connu? Et s'il ne l'a
pas connu alors, comment le connaîtrons-nous aujourd'hui? C'est une sin-
gulière idée vraiment que de faire de Jean Gensfleisch l'ancien , homme
très-âgé , membre d'une famille patricienne fort respectable de Mayence ,
le domestique de Coster à Haarlem !
2 Schaab, Die Geschichte , etc. t. II, p. 2 53, n° 1 13.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 157
Quoi qu'il en soit , c'est un fait digne de remarque que
l'arrivée de Gutenberg à Mayence vers le temps où l'ou-
vrier de Coster était venu, dit-on, s'y fixer lui-même. Il
semble que cette ville fût prédestinée au rôle qu'elle allait
remplir. Du reste sa situation géographique explique jus-
qu'à un certain point l'honneur dont elle fut l'objet. Assise
sur le Rhin , elle touchait par cette grande artère euro-
péenne aux deux villes qui ont fait les premiers essais
connus de la typographie : c'était comme le point inter-
médiaire où les deux écoles devaient se fondre en une
seule , pour réaliser définitivement fart nouveau.
Persévérant comme l'homme de génie qui a la certi-
tude de posséder un secret utile à l'humanité, Gutenberg
ne se découragea pas de son insuccès à Strasbourg; sem-
blable à Christophe Colomb, avec lequel il a plus d'un
rapport, et qu'il ne devança dans la vie que d'un demi-
siècle, il persévéra en dépit des événements jusqu'à ce
qu'il eût atteint le but auquel il aspirait. Tout nous fait
croire qu'il apporta avec lui à Mayence les ustensiles fa-
briqués à Strasbourg1. En effet, ses deux associés, en
1 Dans son Album typographique , M. Duverger donne un dessin qui re-
présente Gutenberg conduisant à pied la voiture chargée de ses instru-
ments. Il est peu probable que notre artiste se soit condamné à un voyage
si pénible , si coûteux et si lent , ayant à sa disposition une voie de commu-
nication économique, prompte et facile, le Pihin à la descente , pour re-
tourner dans son pays. Wimpheling semble dire que c'est par cette voie
que Gutenberg retourna à Mayence. « nobilis ars impressoria inventa
«fuit a quodam Argentinensi, licet incomplète; sed cum is Moguntiam
«descenderet... ea ars compléta fuit. » (Voyez ci-après, p. 1 63. )
158 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
supposant qu'ils vécussent encore , ne devaient pas tenir
beaucoup à des objets industriels dont l'un d'eux au
moins ne savait pas faire usage : je veux parler de Riffe,
qui, dans toutes les pièces du procès de Strasbourg, ne
paraît que comme bailleur de fonds.
Une fois à Mayence , Gutenberg se mit en mesure de
réaliser son plan. Mais ses instruments, encore imparfaits;
ses caractères en plomb, si faciles à détériorer ; son manque
d'argent, car il aépuisé toutes ses ressources dans ses pre-
miers essais , ne lui permettent pas d'exploiter de suite sa
nouvelle industrie. D'ailleurs, si l'on en croit la tradi-
tion hollandaise, en arrivant dans sa ville natale, Guten-
berg dut y trouver établi un concurrent, Jean, l'ouvrier
de Coster, qui exécutait péniblement, depuis quelques
années, de petits livrets comme le Doctrinale, le Do-
nat, etc. Gutenberg veut le surpasser, il veut mettre entre
les deux artistes une distance qui prouve sa supériorité.
Il perfectionne sa presse 1 , conçoit l'idée du poinçon
1 Quelle forme avait la première presse de Gutenberg? On l'ignore
complètement. Quelques auteurs, plus poètes que typographes, disent
qu'elle était imitée des pressoirs à vin ; et cette opinion a été adoptée par
notre célèbre statuaire David, qui a exécuté le Gutenberg de Strasbourg;
mais il suffit d'avoir une notion de l'imprimerie pour savoir qu'on n'aurait
rien pu exécuter avec un pareil instrument. H y avait alors en usage dans
certaines professions plusieurs presses beaucoup mieux appropriées à l'im-
primerie : telle était, par exemple, celle employée dans les ateliers moné-
taires. 11 est probable que la machine inventée par Gutenberg avait beau-
coup de ressemblance avec les vieilles presses à nerfs représentées sur les
anciens livres, et qui se sont perpétuées jusqu'à nous presque sans modi-
fications importantes, sinon qu'on a remplacé les nerfs par des cordes, la
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 159
d'acier pour frapper des matrices en cuivre, et enfin
pâment à trouver un alliage convenable pour donner
plus de consistance à ses caractères, fondus jusque-là en
plomb , dans des matrices de même métal. Sûr dès lors
du succès de son entreprise, il songe à imprimer un des
ouvrages les plus considérables qu'on connût alors, et en
tout cas le plus célèbre , celui dont le débit était le plus
certain, la Bible, en un mot, c'est-à-dire le livre par
excellence. Il essaye d'abord de marcher seul dans cette
voie, comme le constate l'acte de 1 Zi/i8, dont je viens de
parler. Cet acte, daté du 6 octobre, est un contrat par
lequel Arnulphe Gelthus, parent de Gutenberg, se fait
garant pour lui, vis-à-vis de deux de ses compatriotes
(Reinhart Brômser et Jean Rodenstein), du prêt d'une
somme de i5o florins, fait à celui-ci, moyennant une
rente de 8 florins et 1/2 1.
Mais qu'était une aussi petite somme en présence des
dépenses qu'il y avait à faire! Gutenberg est bientôt ar-
rêté par des obstacles d'argent. Déterminé à tout pour
arriver à son but, il va trouver un banquier appelé Jean
Fust2, auquel il révèle ses plans, et lui demande sa coo-
pération financière. Ce dernier, frappé du mérite évi-
platine en bois à deux coups par une platine en cuivre ou en fonte à un
seul coup , et le marbre par une plaque en métal.
1 Scbaab, Die Geschichte, etc. t. II, p. 2 53, n° 1 13.
a Plusieurs auteurs disent que Fust était orfèvre ; mais c'est une erreur.
Aucun document ne lui donne cette qualité , qui appartenait seulement à
son frère Jacques , dont nous aurons occasion de parler plus loin. Quant à
Jean, il était tout simplement spéculateur, prêteur d'argent, banquier.
160 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
dent de l'invention de Gutenberg, qui devait assurer
de magnifiques bénéfices au bout de peu d'années, con-
sentit à lui faire des avances à certaines conditions. Ils
conclurent ensemble un traité dont voici les bases prin-
cipales : i° l'association durerait cinq ans, pendant les-
quels l'ouvrage devait être terminé; i° Fust avancerait
a Gutenberg la somme de 800 florins, h 6 pour cent d'in-
térêt, pour établir l'imprimerie; 3° les instruments reste-
raient engagés à Fust comme garantie de la somme prê-
tée jusqu'au remboursement intégral. On convint de plus,
mais sans qu'il fût pris acte de cette clause, que, lorsque
tout serait prêt, Fust remettrait annuellement à Guten-
berg 3oo florins pour les frais de la main-d'œuvre, les
gages des domestiques , le loyer, le chauffage , le parche-
min , le papier, l'encre , etc. à la condition d'avoir une
part dans la vente des produits de l'imprimerie , sans avoir
toutefois rien à faire dans l'exécution ni dans l'excédant
de la dépense. Gutenberg devait seul monter l'impri-
merie et faire la besogne.
C'est en i45o que fut passé ce contrat, dont nous
avons le résumé, sinon les termes mêmes1. Le banquier
s'était arrangé de manière à ne rien perdre quoi qu'il
arrivât, et à gagner beaucoup si l'on réussissait. Nous ver-
rons bientôt que Gutenberg fut victime de ce contrat
léonin , qui assurait à la fois à Fust un gros intérêt pour
son argent, un gage pour le capital et un bénéfice dans
1 Voyez plus loin, p. 19/i et suivantes, la traduction du document où
cette analyse se trouve.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 161
l'entreprise. Mais Gutenberg, depuis si longtemps déçu
dans ses projets, ne regarda pas aux conditions : il lui
suffisait qu'on lui donnât le moyen de réaliser ses plans.
On demandera peut-être ce qu'il avait fait jusque-là. Hélas !
qui donc n'a vu dans sa vie ses plus beaux projets ajournés,
et les années s'écouler en démarches vaines ? Gutenberg
avait sans doute sollicité beaucoup de monde et essuyé
plus d'un refus avant de trouver quelqu'un qui le comprît.
Plein de confiance dans le succès, il se mit à la be-
sogne, et monta son imprimerie dans la maison zum
Jungen, qu'il habitait seul ou avec son oncle, et non pas,
comme l'ont dit quelques auteurs, trompés par Tri thème \
avec Fust et Schoiffer. Ce dernier n'était probablement
pas encore à Mayence; quant à Jean Fust, il habitait
une maison particulière dont nous parlerons plus tard.
C'est ce qui explique pourquoi on spécifie un loyer pour
l'atelier dans les conventions rappelées plus haut. Si les
associés eussent tous deux habité la maison zum Jungen ,
il eût été absurde de payer le loyer de l'atelier à Guten-
berg en particulier. Au surplus , Tiïthème 2 semble dire
1 Annales Hirsaugienses , t. II, p. 421 : «Habitabant autem primi très
«artis impressorias inventores, Joannes videbcet Guttenberger, Joanncs
«Fust et Petrus Opilio (Schoiffer), gêner ejus, Moguntiœ, in domo zum
«Jungen dicta, quse deinceps usque in prœsens Impressoria nuncupatur. »
(Voyez aussi Wolf, Meerman, Schaab, Wetter, etc.)
2 Chronicon Sponheimense [Opéra, t. II, p. 366) : « Morabatur autem
«praefatus Jobannes Gutenberg Moguntiae in domo dicla zum Jungen, quaî
«domus usque in prœsentem diem illius novae artis nomine dignoscitur
« insignita. » (Voyez aussi Meerman, Orig. typogr. t. II, p. 128.)
162 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
ailleurs que Gutenberg habitait seul cette maison1, qui
reçut plus tard le nom d'Imprimerie. Elle était située sur
la petite place des Franciscains, et est occupée aujour-
d'hui par une brasserie placée sous le patronage de Gu-
tenberg (section D, n° 122).
Gutenberg consacra près de deux ans à se procurer
les instruments nécessaires : presses, poinçons, moules,
matrices, etc. avant que l'imprimerie pût être regardée
comme prête , suivant l'arrangement verbal d'après lequel
il avait été convenu que Fust avancerait annuellement
3oo florins pour la main-d'œuvre. Ce retard extraordi-
naire peut être attribué en partie à la lésinerie du bail-
leur de fonds , qui n'avait point fourni en une fois les
800 florins promis.
Au moment de commencer l'exploitation, il fallut son-
ger à se procurer une grande provision de vélin , de pa-
pier, etc. si l'on voulait mener rondement l'affaire. Or,
les 800 florins avancés par Fust se trouvant absorbés,
Gutenberg se vit une seconde fois dans l'embarras , caries
3 00 florins promis annuellement ne pouvaient évidem-
ment pas suffire à tout. On fit un nouvel arrangement :
Fust offrit 800 florins une fois payés pour les trois autres
années que devait durer l'association. Par là il gagnait
encore 100 florins. Comme compensation, il consentit
à ne pas réclamer les intérêts de la somme stipulée dans
1 C'est pour cela que Gutenberg reçoit dans quelques livres le surnom
de zum Jungen. Peut-être a-t-on confondu la qualification de jeune (der
junge) que portait Gutenberg avec le nom de la maison qu'il habitait.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 163
le premier contrat ; mais cette convention Rit entière-
ment verbale. Gutenberg ne pouvait pas hésiter. Il était
sûr dès lors du succès : peu lui importaient les conditions ,
pourvu qu'il arrivât à son but. C'est Christophe Colomb
offrant sa vie à ses soldats révoltés comme garantie de
sa parole qu'il allait leur montrer un nouveau monde !
Pourvu de nouveaux fonds , Gutenberg se remet à la
besogne avec plus d'ardeur que jamais. Toutefois l'œuvre
qu'il a entreprise demande plusieurs années, encore ne
réussit-il qu'avec les conseils de son oncle, Jean Gens-
fleisch l'ancien, que sa grande vieillesse avait rendu aveu-
gle. C'est ce que nous apprend Wimpheling dans un cu-
rieux passage de sa Chronique des évêques de Strasbourg1,
qui vient confirmer ce qu'il a dit déjà de l'invention de
l'imprimerie, et où il rapporte que plusieurs personnes
s'occupaient alors d'imprimerie à Mayence : « Sub hoc Ro-
«berto (episcopo) nobilis. ars impressoria inventa fuit a
« quodam Argentinensi , licet incomplète ; sed cum is Mo-
a guntiam descenderet , ad alios quosdam in hac arte simi-
« liter laborantes2, ductu cujusdam Johannis Gensfleisch,
«exsenio cœci, indomo Bonimontis (Gutenberg)3, in qua
«hodie collegium est juristarum, ea ars compléta et con-
« summata fuit, in laudem Germanorum sempiternam4. »
1 Catalogus episc. Argentinensium (Strasb. 1660, in-/i0), p. 109.
2 Peut-être Wimpheling fait-il ici allusion aux travaux de Jean, l'ou-
vrier de Coster.
3 Notre auteur croyait à tort que Gutenberg avait établi son imprime-
rie dans la maison paternelle : cette maison n'appartenait plus à sa famille.
4 J. D. Wertbern (cité par M. de Vries, Arguments, etc. p. bit , et app.
164 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
On conçoit parfaitement les tâtonnements , les erreurs
de calcul de Gutenberg, lorsqu'on songe à l'immensité
de l'œuvre qu'il avait- entreprise. En effet, sa Bible, dont
je donnerai plus loin la description typographique, se
compose de 64 1 feuillets ou 1 ,282 pages in-folio. Chaque
page a deux colonnes de 4 2 lignes chacune. L'ouvrage est
généralement divisé en cahiers de 5 feuilles, renfermant
20 pages. Chaque ligne contient environ 32 lettres : ce
nombre , multiplié par lii lignes , donne 1 ,344 lettres par
colonne, 2,688 par page, 10,782 par feuille, 53,y6o
par cahier, c'est-à-dire 60,000 caractères au moins, car
il faut bien compter les lettres superflues, et il y en avait
alors plus qu'aujourd'hui, parce qu'il y avait beaucoup
plus de types, à cause des abréviations et des ligatures.
Cela suppose une fonte de 120,000 lettres au moins,
attendu qu'il fallait avoir de quoi composer un second
cahier pendant qu'on tirait le premier1. Je ne compte pas
le nombre de poinçons ; mais il devait être fort grand ,
à cause de la variété des types alors en usage. Chaque
lettre en demandait au moins trois ou quatre différents.
n° 22 ) en dit autant : « Et ces trois , savoir Jean Gutenberg, Jean Fust et
Hans Gensfieisch , ont, par leurs réflexions, leurs découvertes , et avec la
grâce du Très -Haut, non -seulement fait de l'art d'imprimer une réalité,
mais ils l'ont gardé secret pendant longtemps. »
1 II y a des personnes qui croient qu'on imprimait les pages une à une
dans les premiers temps de l'imprimerie. Cette idée n'a pu venir qu'à des
gens tout à fait étrangers aux travaux de la typographie. Un semblable
procédé aurait annulé tous les avantages que l'imprimerie avait sur la xylo-
graphie. On a vu précédemment que le Spéculum lui-même, quoique tiré
en blanc, l'avait été par deux pages à la fois, autrement dit par forme.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 165
On peut juger par là des frais immenses de cette première
et colossale entreprise ! Combien de déceptions et de
dépenses vaines , d'accidents imprévus , avant de pouvoir
voguer à pleines voiles vers le but proposé ! Mais depuis
près de vingt ans Gutenberg nous a prouvé sa ténacité ,
son courage ; il ne faiblira pas , même devant la concur-
rence qu'on va lui faire avec ses propres armes.
Comme ballon d'essai de sa Bible , Gutenberg publia
sans doute quelque édition du Donat; nous possédons
en effet des fragments de trois éditions différentes de
ce livre imprimées avec les caractères de la Bible de
lx 2 lignes, et dont une au moins, la première, paraît de-
voir être attribuée à Gutenberg. Cette édition , citée par
M. Fischer1 et par Van Praet2, est un petit in-folio de
33 lignes, dont la Bibliothèque nationale possède deux
feuillets en vélin. Les lettres initiales sont faites à la main ;
les caractères en sont certainement mobiles , puisqu'on y
trouve des lettres renversées3.
La deuxième édition, mentionnée par M. Wetter4, et
dont les fragments sont conservés dans la bibliothèque
de Mayence, est un in-quarto de 2 y lignes à la page.
Je ne sais s'il faut l'attribuer à Gutenberg ou à Schoiffer,
qui tous deux ont imprimé avec le caractère de la Bible
de h 2 lignes.
1 Essai sur les monuments typographiques de Gutenberg, p. 71.
2 Vélins de la Bibliothèque du roi, Belles-lettres , n° 5.
3 Fischer, Essai, etc. p. 68 , planche.
4 Kritische Geschichte, etc. p. /i33, pi. X, n° 1.
166 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Quant à la troisième édition, qui a 35 lignes à la
page, elle est positivement de Schoiffer, comme nous le
verrons plus loin1.
Pour exécuter son entreprise , Gutenberg avait été
obligé d'employer plusieurs artistes et ouvriers : graveurs,
fondeurs, mécaniciens, compositeurs, imprimeurs, en-
lumineurs , relieurs , etc. Aussi son secret n'en fut bientôt
plus un à Mayence. Son nouveau procédé de fonte de
caractères fut bientôt pratiqué dans cette ville même par
quelque autre industriel, soit Jean, son concurrent, soit
l'un de ses propres ouvriers. Avant même que sa Bible
fût achevée, il s'établit dans cette ville au moins une
et peut-être bien deux imprimeries nouvelles, opérant
d'après le système de Gutenberg, d'abord imparfaite-
ment, comme dans le Donat dit de 1U51; puis moins
mal, comme dans le Calendrier de 1 455 ou Appel contre
les Turcs, imprimé en i/i5/i; et enfin admirablement ,
comme dans les Lettres d'indulgences , de ilx^k et 1 455.
Je parlerai plus loin des deux premiers monuments,
qui, quoi qu'on ait pu dire, n'appartiennent pas à Guten-
berg, car ils ont été exécutés avec un caractère autre
que celui qui a servi pour la Bible de /i2 lignes ; mais je
dois m'arrêter ici un instant sur les Lettres d'indulgences ,
dont deux éditions (il y en a cinq ou six) peuvent être
1 M. Fischer, qui n'avait pas vu la suscription de ce Donat, découverte
après la publication de son Essai sur les monuments de Gutenberg, l'attri-
buait à ce dernier dans son livre (p. 68, ~jk et suiv.); mais il est revenu
sur cette opinion dans ses Typotjraplùschc Seltenheiten, 6e livraison, p. 1 1.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 167
revendiquées par lui. Pour ne pas morceler les détails ,
je réunirai ici tout ce que j'ai à dire sur ces premiers
monuments datés de la typographie, quitte à revenir
ensuite sur la part qui concerne chaque artiste dans les
différentes éditions.
On connaît aujourd'hui dix-huit exemplaires des Lettres
d'indulgences portant les dates de 1 k 5 lx et 1 455. Elles ont
été exhumées successivement des archives de famille, où
on les avait conservées comme les autres actes manuscrits
du temps, avec lesquels elles ont, du reste, une parfaite'
ressemblance : elles sont toutes imprimées sur vélin et
d'un seul côté. M. Léon de Lahorde a publié sur ces
documents historiques un travail très-intéressant1, au-
quel j'ai eu souvent recours.
Voici dans quelle circonstance ces Lettres d'indulgences
furent publiées :
La puissance des Turcs croissait sans cesse en présence
des divisions des peuples chrétiens. Vers 1 45 1 , Jean III,
roi de Chypre, de la dynastie française des Luzignans, me-
nacé dans ses possessions, envoya un de ses conseillers,
Paulin Zappe (ou Chappe), dans diverses parties de la
chrétienté , et particulièrement à Rome , pour demander
1 Débuts de l'imprimerie à Mayence et à Bamberg, ou description des Lettres
d'indulgences du pape Nicolas V pro regno Cypri, etc. grand in-4° à deux co-
lonnes, orné de planches et de gravures; Paris, 1 84 o. — Quelques auteurs
ont prétendu que les Lettres d'indulgences n'étaient pas en caractères mo-
biles, d'autres ont nié qu'elles fussent de l'époque dont elles portent la
date imprimée. Il est inutile de réfuter ces assertions , qui n'ont plus au-
jourd'hui de champions.
168 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
du secours. Le pape Nicolas V donna , le 1 1 avril 1 45 1 ],
une bulle par laquelle il accordait des indulgences plé-
nières de trois ans à tous ceux qui, du ier mai i452
au ier mai i/i55, aideraient de leur bourse la cause du
roi de Chypre. Ce dernier chargea de ses pouvoirs son
propre ambassadeur, dans un diplôme daté du 6 jan-
vier i/i52. Zappe, à son tour, choisit pour commissaire
général dans l'Allemagne Jean de Castro-Coronato , et pour
procureurs Abbel Kilchof, de Cologne, et Philippe Urri,
de Chypre. Ceux-ci se rendirent à Mayence munis du
sceau de l'entreprise , et obtinrent de Théodoric , alors
archevêque de cette ville, les autorisations nécessaires.
Ce prélat nomma même des personnes chargées de veil-
ler à la conservation du produit de l'aumône générale
confiée à la foi publique , ce qui n'en empêcha pas toutefois
la dilapidation. Gudenus (ou plutôt T. C. de Buri, qui a
publié le quatrième volume du Codex diplomaticus , com-
mencé par Gudenus) nous apprend en effet2 qu'à l'arrivée
en Europe de la nouvelle de la prise de Constantinople,
qui eut lieu le k des calendes de juin (29 mai) i453,
Jean de Castro-Coronato, pensant que Chypre avait suc-
combé aussi , s'empara du produit des indulgences , et le
dissipa, ce qui lui attira les foudres de l'Eglise et faillit
lui coûter beaucoup plus cher. Il fut jeté en prison, et n'en
sortit que plusieurs années après. Cette circonstance, qui
1 Pour tous les détails de cette affaire, voyez Joannis, Script, fer. Mog.
t. III et IV, et Gudenus, Cod. clipl. t. IV.
2 Codex dipl. t. IV, p. 3 10.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 169
entrava sans doute un peu la propagande de l'œuvre pieuse,
força ensuite d'y apporter plus d'activité. C'est pour cela
qu'on songea à utiliser l'imprimerie1.
u On avait alors l'habitude, dit M. de Laborde dans
l'ouvrage cité2, de délivrer, en échange de chaque aumône
un peu considérable , un acte qui indiquait le but et la
raison de l'indulgence, citait le nom du donateur, la
date et le montant de son offrande ; le tout accompagné
des signatures des préposés à la vente et des sceaux né-
cessaires pour en constater la validité. Ces pièces furent
appelées Lettres d'indulgences3. Les trois préposés durent
donc, avant de partir pour les différentes directions qui
leur avaient été assignées, se munir d'un nombre suffisant
de ces Lettres d'indulgences, afin de n'avoir plus en route
q^i'à insérer le nom du donateur ou des donateurs, avec
la date du jour où l'indulgence avait été concédée. »
Jusque-là ces sortes de formules avaient été écrites à
1 H y eut vers le même temps ( 17 février i454) et pour le même ob-
jet une assemblée célèbre à Lille. Elle est connue sous le nom du Vœu du
faisan. Le motif de la réunion était d'exciter toute la chrétienté et parti-
culièrement les pays du duc de Bourgogne à aller combattre les musul-
mans. «Messire Lois de Grutbuse , dit Olivier de la Marche [Histoire de
Charles VII, p. 667), voa de servir monseigneur au dit voyage, de son
corps et de sa chevance, et ne l'abandonnera jusques à la mort en tous les
voyages où il sera , ou en son lieu monseigneur de Charolois ou monsei-
gneur d'Estampes.» (Van Praet, Beclierches sur Louis de Briujes , p. l\.)
2 P. 4, col. 1.
3 Ce n'est pas le mot propre ; on ne devrait donner ce nom qu'à la
bulle du pape, qui est à peine rappelée dans ce document, émané d'une
autorité inférieure.
170 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
la main, en réservant le blanc nécessaire pour les addi-
tions dont il vient d'être question. Mais le temps consi-
dérable que ce travail demandait, les inexactitudes aux-
quelles on était exposé par suite de la négligence des
copistes, firent songer à employer l'art nouveau de l'im-
primerie, qui commençait déjà à être connu, et même
jusqu'à un certain point vulgaire, si l'on en juge par tout
ce que nous avons dit précédemment.
Il faut croire que chaque procureur fit faire pour son
usage une édition particulière des Lettres d'indulgences ,
car on en connaît deux compositions bien distinctes par
les caractères et le nombre des lignes, quoique ayant
cependant la même disposition typographique. L'une
de ces compositions a 3o lignes l, l'autre 3i 2. Chacune
d'elles a fourni deux tirages , l'un portant la date impri-
mée de 1 Zi5/i, l'autre de 1 455. M. de Laborde signale en-
core une troisième composition, ayant 32 lignes, mais
les exemplaires ne paraissent pas avoir été employés.
D'après ce que dit M. de Laborde3, cette composition
aurait servi à faire l'édition de 3 1 lignes , au moyen d'un
1 Les deux seuls exemplaires connus de cette composition se trouvent
en Angleterre, l'un, portant la date de i454, dans la bibliothèque de
lord Spencer, à Altborp-, l'autre, daté de i455, au Britisk muséum, h
Londres.
2 Les exemplaires de cette édition sont les plus nombreux : on en con-
naît treize; ils se trouvent dans les villes suivantes : Paris , la Haye, Casse!,
Gœttingue (deux exemplaires), Wolfenbiïttel , Copenhague, Brunswick,
Althorp (Angleterre), Londres, Leipsick (deux exemplaires), Riedesel.
3 Ouvrage cité, p. 17, co!. 1.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 171
simple remaniement qui aurait fait disparaître un blanc
jugé trop considérable. Peut-être le tirage des exemplaires
de 3 2 lignes a-t-il été mis tout entier au rebut , malgré la
perte que cela devait occasionner, soit pour la main-
d'œuvre, soit pour la matière (l'encre et le vélin), à
cause de ce blanc, qui pouvait aider à des fraudes. Ce
qu'il y a de certain, c'est qu'on ne connaît que trois
exemplaires de cette composition , qu'ils portent la date
unique de 1 45A , et qu'ils ont été trouvés intacts sur la
couverture d'un livre1.
Quoi qu'il en soit, les Lettres d'indulgences constatent
bien positivement l'existence en i/i54, à Mayence, de
deux imprimeries distinctes au moins, ayant chacune
deux caractères différents, l'un gros et gothique, l'autre
petit et cursif (sans parler de trois initiales ou lettres de
deux points, comme on disait autrefois), très-remarqua-
blement dissemblables. En effet, dans l'une des compo-
sitions , celle de 3 1 lignes , on voit paraître la grosse go-
thique du Donat dit de i Zi 5 1 et du Calendrier de î 455 ,
qui a environ vingt points typographiques , et une petite
cursive de treize points; dans l'autre, celle de 3o lignes,
1 Us sont conservés dans la Ministerial bibliotliech à Brunswick. J'ai vai-
nement écrit au bibliothécaire et à une autre personne de celte ville pour
avoir des renseignements sur ces exemplaires-, je regrette d'autant plus vi-
vement de n'avoir pas reçu de réponse, que je n'ai pas bien compris l'ex-
plication que M. de Laborde a donnée à leur sujet. Il les dit d'une édition
différente, ayant 32 lignes-, mais, d'après les termes dont il se sert (p. 7) ,
cette édition semble n'en avoir que 3i, et se confondre par conséquent
avec la précédente.
172 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
on trouve le caractère de la Bible de Gutenberg ou un
autre fort ressemblant, de dix -huit points environ, et
une cursive de douze points.
Peut-être serait-il possible de prouver l'existence d'une
troisième imprimerie , si l'on avait un spécimen plus com-
plet que celui que nous offrent les Lettres d'indulgences
de 3o lignes de la gothique de dix-huit points , car on
aurait le moyen de vérifier si cette gothique , qui semble
différer un peu de celle de la Bible de k i lignes , est réel-
lement différente. Mais , dans l'état des choses , on ne
peut porter un jugement certain. Ce point d'archéologie
typographique aurait pu être éclairci par une autre voie ,
si l'on avait rencontré ailleurs la cursive de douze points ;
mais jusqu'ici on ne connaît aucun livre ni fragment de
livre imprimé avec l'un ou l'autre des petits caractères
des Lettres d'indulgences , et le fait est d'autant plus sur-
prenant que ces caractères sont fort beaux.
On ne possède que deux exemplaires des Lettres d'in-
dulgences de 3o lignes, l'un de i/i5Zi, l'autre de i455.
Le premier a été découvert à Louvain , et se trouve au-
jourd'hui dans la bibliothèque de lord Spencer, à Althorp,
en Angleterre; il a été décrit par M. de Reiffenberg, qui
en a publié un fac-similé1. Le second a appartenu à Neige-
1 Note sur un exemplaire des Lettres d'indulgences du pape Nicolas V,
Bruxelles, in-40, 1829. M. de Laborde a reproduit ce fac-similé. On y voit
que la date de i45/i, imprimée en chiffres romains (liiii), a été changée
par l'addition d'un j ( liiiij ) . Ce précieux monument, soustrait de la bi-
bliothèque de Louvain, à laquelle il appartenait, a été vendu au libraire
Techener, qui l'a, à son tour, vendu à lord Spencer.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 173
bauer ; il passa dans la riche collection du docteur Kloss ,
de Francfort, qui en a donné un fac-similé1. A la vente de
cette collection, qui eut lieu à Londres il y a quelques
années, ce même exemplaire fut acquis par M. Heywood-
Bright, de Bristol, pour le British muséum, où il se trouve
aujourd'hui.
Cette composition est la seule qu'on puisse attribuer
à Gutenberg, à cause de la conformité de la grosse go-
thique qui y est employée avec celle de la Bible de I12
lignes.
Du reste , il est évident qu'on s'adressa à plusieurs im-
primeurs pour réaliser plus promptement le nombre
considérable de formules dont on avait besoin. La promp-
titude était ici d'autant plus nécessaire que le privilège
des indulgences expirait le 3 1 avril 1 455. On n'avait donc
pas un instant à perdre, si l'on voulait tirer parti de la
bulle du pape, car il ne restait pas un an pour explorer
toute la chrétienté. Nous voyons, en effet, ces lettres
datées des localités les plus diverses. On a voulu, de nos
1 Voyez sa précieuse collection de fac-similé, dont il a bien voulu me
donner un des rares exemplaires lors de mon premier voyage à Franc-
fort en i85o. M. de Laborde a aussi donné un fac-similé de cette lettre
(ouvrage cité, p. 7), qu'il a, à tort, indiquée comme se trouvant à Bristol.
Je l'ai vue moi-même à Londres, au British muséum, et j'y ai constaté
quelques inexactitudes qui ont échappé à ce savant dans la mention ma-
nuscrite des donataires. Voici cette mention complète, avec les mots
interlinéaires en italique : «Dominus Henricus Mais, pastor in Roselden,
«Greta Pinentirone (ou Pinenlirone Greta?) , ejus soror, Stima Kuse, cum
« filiabus suis Helena et Cungunde , Guda Krusen et Bêla Kluten (?) , ejus
« filia. »
1 74 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
jours , tirer de leurs souscriptions une conclusion exa-
gérée , que j e vais renverser par la base. M. Jack \ conser-
vateur de la bibliothèque royale de Bamberg, a prétendu
que l'une des éditions des Lettres d'indulgences, celle de
3i lignes (et par conséquent aussi celle de 32), avait
été imprimée à Bamberg même, par Albert Pfister2, im-
primeur de cette ville, qu'on voit plus tard, en effet,
en possession des gros caractères de ces Lettres. Le prin-
cipal argument de M. Jack, c'est que, suivant lui, toutes
ces Lettres ont été délivrées dans la Franconie , la Thu-
ringe et la basse Saxe ; mais cette assertion est erronée ,
car l'un des exemplaires dont la date remonte le plus
haut, celui de Paris, est souscrit de Mayence même, ce
qui semble indiquer que c'est de cette ville que l'on est
parti; de même qu'un de ceux dont la date est la plus
tardive, celui de Copenhague, est daté de cette ville le
pénultième avril, c'est-à-dire deux jours avant l'expira-
tion des indulgences.
Pour rendre ces détails plus précis, je vais ranger ici
dans un ordre chronologique les différents exemplaires
des Lettres d'indulgences de 1 1\ 5 k- 1 k 5 5 qu'on connaît,
non compris toutefois ceux de l'édition de 32 lignes,
aujourd'hui à Brunswick, et datés de ili5à, lesquels
n'ont pas servi.
! Cité par M. Falkenstein, Geschichte, etc. p. 126, col. 2.
- Je parlerai fort au long de cet artiste dans la deuxième partie de
mon livre.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 175
LIEDX
où sont actuellement
les exemplaires.
LIECX
d'où ils sont datés.
JOURS ET MOIS
ils ont été donnés.
DATE
imprimée.
ÉDITION DE 3l LIGNES.
La Haye
Paris
Casse)
Gœttingue
Brunswick
Althorp (Bibl. Spenc.)
Londres '
Leipsick
Riedesel
Wolfenbiittel
Leipsick
Copenhague
Gœttingue
Althorp (Bibl. Spenc
Londres (Mus. brit.'
Erffurdie ( Erfurth ) . .
3i [ait.) décembre.
Eymbeck ( Einbeck) . .
Lunebourg (Hanovre).
(?)
(?)
Erfordie ( Erfurth) . . .
29 {pcnult.) avril..
Hildensein (Hanovre) .
3o (ultim.) avril. .
ÉDITION DE 3o LIGNES.
Cologne
Neuss, près Cologne . .
■>.j février
29 (penult. ) avril.
DATE
rectifiée
à
la plume.
v(?)
liiii
1 qnto.
1 quinto.
1 quiiUo.
liiii/.
Maintenant, mettant à part les deux tirages différents
des Lettres d'indulgences de 3 1 lignes , et les classant sui-
1 J'ai écrit à sir Thomas Phiiipps pour avoir les renseignements qui me
manquaient sur cet exemplaire des Lettres d'indulgences qui lui appar-
tient : il m'a répondu qu'il ne savait plus où le trouver.
176 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
vant l'ordre des dates, nous trouvons le résultat suivant
pour les deux tirages :
TIRAGE DE 1454.
TIRAGE DE 1455.
2 . (Voy. la note de la page précédente.)
On voit qu'il n'est pas possible de tirer de ces données
incomplètes des conclusions rigoureuses relativement à
l'itinéraire de l'agent de Paulin Zappe qui distribua cette
édition, car il faudrait admettre dans son itinéraire des
zigzags inexplicables. D'ailleurs il est certain que Kilchof
et Urri ne distribuaient pas eux-mêmes les Lettres d'in-
dulgences : ils les laissaient à des sous-délégués résidant
dans le pays , et qui étaient chargés de les délivrer : c'est
ce qu'indiquent les souscriptions placées au bas de la
plupart de ces actes. L'exemplaire de Paris , par exemple ,
daté de Mayence, porte une souscription qui nous ap-
prend qu'il a été délivré par Jean, abbé de Saint-Bur-
cliard, à ce député (Jo. ab. monasterii Sancti Burchardi ad
premissa deputatus). D'autres sont donnés par des sous-
députés : tel est celui daté d'Einbeck, délivré par Theoder.
Nicolai , decretorum licentiatus , in premissis subdeputatas.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 177
Je le répète, en terminant ce que j'avais à dire sur
ïes Lettres d'indulgences , ce monument démontre qu'il
existait à Mayence, en 1 456 , au moins un atelier distinct
de celui de Gutenberg où s'achevait alors la Bible , dont
nous allons maintenant parler.
On a longtemps disputé pour savoir quelle était , parmi
toutes les Bibles anonymes qu'on connaît, et qui portent
un cachet d'antiquité évident, celle qui appartenait réel-
lement à Gutenberg. La question est aujourd'hui résolue
d'une manière on peut dire incontestable :
î ° Scwhartz déclare avoir vu en î 7 1 8 un vieux cata-
logue manuscrit de la bibliothèque des Chartreux hors
de Mayence , dans lequel il était dit que la Bible de lx i
lignes avait été donnée à ces religieux par Gutenberg et
quelques personnes dont les noms lui étaient sortis de la
mémoire. Voici au reste les propres termes de Schwartz * :
« Horum Bibliorum exemplar chartis impressum vidi
« anno î 7 1 8 in monasterio Carthusianorum extra mœnia
<( Moguntiae. Quamvis vero isti exemplari ultima quaedam
« folia temere essent abscissa, ut non cognosci posset an
« in calce libri nomina sua tempusque impressionis no-
ce taverint typographi, in vetusto tamen catalago manu-
el scripto istius bibliothecœ annotatum legi Biblia ista mo-
«nasterio a Johanne Gutenbergio aliisque quibusdam,
«quorum nomina mihi exciderunt , fuisse donata2. »
1 De origine typogr. Exerc. II, § 2 , s. i\.
2 Je dois avouer que Bodmann, bibliothécaire de la ville de Mayence à
l'époque où cette ville dépendait de la France, a infirmé le renseignement
12
178 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
2° Le caractère de cette Bible reparaît dans un Donat
imprimé par Schoiffer, et dont nous aurons occasion de
parler plus loin. Or on sait, et nous le démontrerons
dans un instant , qu'aux termes du contrat qu'il avait
passé quelques années auparavant avec Fust, Gutenberg
fut dépouillé de tout son matériel typographique au pro-
fit de ce dernier, qui s'associa Schoiffer, et lui laissa son
atelier en i/t66, ce qui explique la possession du carac-
tère de Gutenberg par Schoiffer.
3° Enfin on a la preuve que la Bible de [\i lignes
était imprimée en ikbG1, car on en garde, à la Biblio-
thèque nationale de Paris, un exemplaire en papier,
donné ici par Schwartz , dans ces termes catégoriques : « Errât. — In hoc
« vetusto catalogo, qui etiam nunc exstat, olim universitatis , nunc publica
« civitatis Mogunt. bibl. cujus ego conservator sum, nec annotatur ha?c Bi-
«bliorum editio, typo missali impressa, nec ibi memoratur illam a Guten-
«bergo donatam fuisse Carthusiœ. » (Voyez Scbaab, Die Geschichte, etc.
t. I,p. 267). Que penser en présence de ces deux assertions contradic-
toires? Il faut croire que Schwartz avait vu ailleurs que dans le catalogue
en question le renseignement qu'il nous a transmis, car on ne peut sup-
poser qu'il l'ait inventé. Nous citerons en effet plus loin une souscription
manuscrite qui prouve que Gutenberg et un de ses élèves ont donné des
livres aux Chartreux de Mayence. Peut-être est-ce d'un document de ce
genre que Schwartz , qui écrivait de mémoire , a voulu parler. H se pour-
rait aussi que le catalogue dont parle Bodmann ( et qui se trouve encore à
la bibliothèque de la ville de Mayence) fût un catalogue relativement mo-
derne, et non celui qu'avait vu Schwartz, lequel était égaré du temps de
Meerman, qui le fit vainement chercher par le comte de Wurtenzleb.
(Voyez Jensen, De l'invention de l'imprimerie, in-8°, 1809, p. A7, note 1.)
1 Un exemplaire de cette Bible, qui se trouve dans la bibliothèque de
Munich, porte la date manuscrite de 1/I61. (Bernhart, Beytr. zur litt. B.
III, stiick,VI, p. 97.)
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 179
divisé en deux volumes, à la fin de chacun desquels
se trouve une souscription manuscrite indiquant qu'ils
ont été enluminés et reliés cette année même par Henri
Albech, autrement dit Cremer, vicaire de l'église collé-
giale de Saint-Etienne de Mayence.
Voici la transcription de ces deux souscriptions, qui
ne sont pas sans intérêt pour nous. Comme elles ont été
déjà plusieurs fois publiées en fac-similé1, je les donne
ici avec la restitution des abréviations. On lit à la fin du
premier volume : «Et sic est finis prime partis Biblie
« sancte Veteris Testamenti ; illuminata seu rubricata et
«ligata per Henricum Albech, alius [sic) Cremer, anno
« Domini m0 cccc° lvi°, festo Bartholomei apostoli. »
Et à la fin du second : « Iste liber illuminatus , ligatus
« et completus est per Henricum Cremer, vicarium ec-
« clesie collegiate Sancti Stephani Moguntini , sub anno
« Domini millesimo quadringentesimo quinquagesimo
« sexto , festo Assumptionis gloriose Virginis Marie »
On remarquera sans doute que le second volume a
été achevé par Cremer quelques jours avant le premier,
1 Voyez particulièrement les Vélins du roi, de Van Praet, t. I, p. ï\.
On a imprimé aussi ce fac-similé sur l'exemplaire en vélin de la Bible
de k 2 lignes que possède la Bibliothèque nationale, ce qui peut induire
quelques personnes en erreur. Les originaux de ces souscriptions se trou-
vent uniquement sur l'exemplaire en papier, qui du reste n'a que cela
d'intéressant, car il a été mutilé de la manière la plus déplorable : il
manque en tête de ebaque volume un nombre considérable de feuillets,
sans compter ceux qui ont été coupés dans l'intérieur, ainsi que les lettres
ornées
180 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
car l'Assomption tombe le 1 5 et la Saint- Barthélémy le
2 k août; mais cela tient probablement à une circons-
tance particulière, qui avait forcé l'enlumineur à laisser
de côté le premier volume. Il n'est pas probable, en effet,
que la besogne que demandait ce volume ait pu être ter-
minée en neuf jours, comme le ferait supposer la souscrip-
tion manuscrite, si l'on s'attachait rigoureusement aux
mots qui s'y trouvent. Il est au contraire fort probable
que le travail de Cremer exigea plusieurs mois , et c'est
peut-être un simple hasard qui lui a fait achever le
second volume avant le premier.
Cet exemplaire de la Bible de Cremer est enrichi
d'une autre souscription dont une partie est aujourd'hui
détruite , mais dont on pouvait lire naguère le texte en-
tier1, et portant que Berthold Steyna, prêtre, a dit une
messe solennelle du corps de Jésus le jour de saint George
1 J'emprunte une partie de ces détails à un mémoire manuscrit lu par
dom Maugerard, bibliothécaire de l'abbaye de Saint-Arnould, à la Société
royale des sciences et des arts de Metz, le 2 4 août 178g , sur la découverte
d'un exemplaire de la Bible connue sous le nom de Gutenberg, accompagné de
renseignements qui prouvent que l'impression de cette Bible est antérieure à
celle du Psautier de là57. Je dois la copie de ce document inédit à l'obli-
geance de M. Dufrêne, conseiller de préfecture à Metz, qui a bien voulu
l'adresser pour moi à mon confrère M. Beaulieu, membre de la Société
des antiquaires de France. Ce mémoire a été cité par Oberlin, Annales de
Gutenberg, p. 28, et par M. Schaab, Die Geschiclite, etc. t. I, p. 243 à
2 56. J'ajoute que c'est aux recherches de Maugerard en Allemagne que
la France doit ce précieux exemplaire de la Bible de 42 lignes et beau-
coup d'autres monuments typographiques de la plus haute importance.
(Voyez le livre de M. Schaab, Geschiclite, etc. t. I, p. 247 et suiv.)
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 181
(la lecture de ce nom n'est pas certaine) i/i5y, dans
l'église paroissiale d'Ostheim.
A ces raisons positives, nous en pouvons d'ailleurs
joindre encore de négatives, qui résolvent complètement
la question : les deux autres Bibles, l'une de 36 lignes,
l'autre de 45, que différents auteurs ont attribuées à
Gutenberg, sont maintenant reconnues pour appartenir,
la première à Pfister, imprimeur à Bamberg; l'autre à
Eggestein, imprimeur à Strasbourg, deux artistes dont
nous parlerons plus loin.
Mais c'est assez de préambule : j'arrive à la descrip-
tion de la Bible de Gutenberg, curieux et magnifique
monument du début de fimprimerie mayençaise , dont
il existe encore plusieurs exemplaires, tant en vélin qu'en
papier. Cette description technique m'aidera à réfuter
bien des erreurs soutenues comme des faits positifs par
les bibliographes. J'ai déjà dit que ce livre se composait
de 6 k\ feuillets ou î ,282 pages in-folio à deux colonnes.
Ces 1,282 pages sont réparties en 66 cahiers, générale-
ment de 5 feuilles. Je dis généralement, parce qu'il y en
a plusieurs qui ont plus ou moins de 5 feuilles, et cela
probablement afin de permettre la division du livre sui-
vant le goût des acquéreurs. On a réservé des espaces
en blanc pour les rubriques, qui devaient être écrites
en rouge et à la main. Les lignes du texte ne sont pas tou-
jours pleines. Lorsqu'un mot ou une syllabe ne peut pas
entrer, on renvoie ce mot ou cette syllabe à la ligne sui-
vante, et on justifie la première à l'endroit où elle finit,
182 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
sans prendre soin de combler l'espace vacant ; de sorte
que la composition d'une colonne de prose ressemble
un peu à celle d'une colonne de vers, chaque ligne étant
d'inégale longueur, comme nous l'avons vu dans le Spé-
culum. L'inégalité toutefois est moins sensible que dans
la poésie, parce que les lignes sont toutes amenées pres-
que jusqu'à la limite extrême. Les divisions ou traits d'u-
nion des mots coupés à la fin des lignes sont figurés par
deux petits traits parallèles placés diagonalement en de-
hors de la justification, dans la garniture, c'est-à-dire dans le
blanc qui sépare les deux colonnes , pour les mots de la pre-
mière colonne, et en dehors de la page pour ceux de la
seconde. En cela on a suivi, autant qu'on a pu, la forme
des manuscrits, non pas, comme quelques auteurs l'ont
dit, pour tromper le public, car on savait déjà à quoi s'en
tenir à cet égard par la xylographie , mais parce qu'il était
tout naturel qu'on suivît les usages reçus. C'est pour le
même motif qu'aujourd'hui un scribe s'efforce de suivre
les dispositions typographiques, lorsqu'il copie un ma-
nuscrit, et cela parce que la typographie a adopté des
méthodes et des signes qui simplifient le travail. Malgré
la perfection relative de l'impression de la Bible de Gu-
tenberg , si on la compare au Spéculum , il n'est pas rare
d'y rencontrer des moines et des feintes , ce qui dénote
l'imperfection des ustensiles employés à cette époque.
Voici , cahier par cahier, la division du livre :
Du ier au 9e cahier, cinq feuilles par cahier.
Le cahier 1 o a cinq feuilles et demie , afin de pouvoir
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE IV. 183
terminer le Deutéronome. L'onglet correspond au second
feuillet de la feuille 3.
Cahiers 1 1 et 1 2 , cinq feuilles chacun.
Le cahier 1 3 a trois feuilles et demie seulement, pour
pouvoir finir avec le livre de Ruth. L'onglet correspond
au second feuillet de la première feuille.
C'est là que finit le premier volume des exemplaires
divisés en quatre tomes.
Les cahiers 1 k à ik ont régulièrement cinq feuilles.
La deuxième colonne de la huitième page du cahier 2 1
n'est pas pleine, afin de faire commencer en belle pacje
les Paralipomènes au recto du cinquième feuillet.
Le cahier 25 a cinq feuilles et demie. Il commence par
le troisième livre d'Esdras. La première ligne de ce livre ,
qui est très -courte à cause de la lettre initiale, n'est pas
pleine. Le mot Pasclia ne pouvant y entrer, et n'ayant
pas paru pouvoir être divisé , a été reporté tout entier à
la seconde ligne. Le huitième feuillet n'est imprimé que
sur le recto et d'une manière défectueuse ; le verso est
entièrement blanc, et sur le neuvième feuillet com-
mence le quatrième livre d'Esdras. Pourquoi a-t-on donné
à ce quatrième livre une place plus avantageuse qu'au
second ou au troisième? Je pense que cela provient d'une
omission , qui a forcé d'ajouter un feuillet en plus du
nombre ordinaire.
Le cahier 26 a également cinq feuilles et demie. Le
verso du dernier feuillet est blanc , afin de permettre de
commencer le cahier suivant par le livre de Tobie.
184 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Les cahiers 27 à 32 ont chacun cinq feuilles.
Le cahier 33 n'en a que deux. La dernière page a une
colonne et demie de blanc.
Ici se termine le premier volume des exemplaires en
deux tomes , ou le deuxième des exemplaires en quatre
tomes. On lit ces mots à la fin : Explicit Psalterium.
Les cahiers 34 à 48 ont chacun cinq feuilles. Le trente-
quatrième commence par les Proverbes. Le quarante-
sixième finit par un bout de colonne en blanc , pour
pouvoir commencer en page le livre de Daniel.
Le cahier 4g a cinq feuilles et demie, afin de pouvoir
commencer le cahier suivant et le quatrième volume des
exemplaires en quatre tomes par les Machabées.
Les cahiers 5o à 5 9 ont chacun cinq feuilles : le hui-
tième feuillet du cinquante-deuxième n'est imprimé que
d'un côté, pour pouvoir commencer les Evangiles en
belle page au feuillet suivant.
Le cahier 60 a six feuilles, et se termine par une page
blanche, afin de pouvoir commencer au cahier suivant
YEpître aux Thessaloniciens.
Le cahier 6 1 a cinq feuilles et demie , afin de pouvoir
commencer les Actes des Apôtres sur le cahier suivant.
Les cahiers 62 et 63 ont chacun cinq feuilles.
Le cahier 64 n'a que deux feuilles et demie, afin de
pouvoir commencer le suivant par Y Apocalypse.
Le cahier 65 a quatre feuilles.
Au reste , l'arrangement des derniers cahiers n'est pas
identique dans tous les exemplaires : il varie suivant le
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IV. 185
goût des propriétaires, qui ont souvent fait transposer
les pièces.
En somme , le livre se divise , bibliographiquement
parlant, en neuf parties distinctes, pouvant faire autant
de volumes ou fascicules :
lre partie (le Pentateuque) , 1 o cahiers, dont le dernier
a cinq feuilles et demie.
2e partie (Josué, les Juges, Ruth), 3 cahiers, dont le
dernier de trois feuilles et demie seulement.
3e partie (les Rois, les Paralipomènes , Esdras), i3
cahiers, dont les deux derniers ont cinq feuilles et demie.
Uc partie (Tobie, Judith, Esther, Job, les Psaumes),
y cahiers, dont le dernier de deux feuilles seulement.
5e partie (les Livres sapientiaux et les Prophètes), î 6
cahiers, dont le dernier de cinq feuilles et demie.
6e partie (les Machabées, les Evangiles), 11 cahiers,
dont le dernier de six feuilles.
7e partie (les Epîtres), î cahier de cinq feuilles et demie.
8e partie (les Actes des Apôtres), 3 cahiers, dont le der-
nier de deux feuilles et demie seulement.
9e partie (l'Apocalypse), î cahier de quatre feuilles.
Outre les soixante-cinq cahiers de texte que je viens de
décrire, l'exemplaire de la Bibliothèque royale de Mu-
nich et celui de la Bibliothèque impériale de Vienne ont
quatre feuillets de plus 1 : ces feuillets contiennent la
1 Ce qui porte le nombre total à 645 feuillets, et non à 64o, comme
on pourrait le conclure du calcul erroné de Van Praet ( Vélins du roi, t. I,
p. !5).
186 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
table des sommaires des livres et des chapitres de toute
la Bible , pour l'usage de l'enlumineur. Ils faisaient l'of-
fice de l'avis au relieur qu'on joint à certains livres, pour
indiquer le lieu où doivent être les gravures , et ils ont
été retranchés des autres exemplaires comme inutiles
après l'opération du rubricateur.
M. Sotheby * prétend que les douze derniers feuillets
de l'exemplaire en vélin de M. Perkins, de Londres,
sont sur onglets, ce qu'il attribue au désir de tirer parti
des demi-feuilles de vélin qui étaient restées en défets ;
puis, généralisant cette observation, et la rattachant à
une autre qu'il a faite au sujet des demi -feuilles qu'on
rencontre de temps à autre dans le livre, il en conclut
que la Bible a été tirée page par page. S'il eût été typo-
graphe, c'eût été pour lui, comme pour moi, au con-
traire, la preuve de l'absurdité du conte qu'on a fait ja-
dis au sujet du prétendu tirage des pages isolées, conte
qui ne rencontre plus aujourd'hui, grâce à Dieu, un
seul crédule sérieux. L'existence de cartons ou de demi-
feuilles toujours placés au même endroit prouve, en
effet, que la composition de tout le cahier où ils se trou-
vent a été faite en même temps, et qu'on n'en commen-
1 The typography of the fifieenth century , etc. from the bibliographicai
collection of the iate Samuel Sotheby. London, i845, grand in-4°. Ce vo-
lume, publié par M. Sotheby fds, se compose de quarante-trois planches
représentant cenifac-simile de livres du xvc siècle , et de vingt-six planches
de marques de papier. Il y a fort peu de texte en caractères typographiques,
ou pour mieux dire il n'y a que le titre des livres. La Bible de 42 lignes
seule fait exception. M. Sotheby lui a consacré cinq ou six pages.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 187
çait le tirage que lorsque cette composition était termi-
née : d'où l'on doit inférer que la masse des caractères
fondus était encore plus considérable que je ne l'ai
dit; car cela indique la possibilité d'établir à la fois trois
cahiers de cinq à six feuilles. Mais ceci nous importe peu.
Comme je l'ai dit, et comme on a pu le voir, les cahiers
sont généralement de cinq feuilles, et lorsqu'il y a ex-
ception , c'est pour satisfaire , par un arrangement pure-
ment typographique , au goût des acheteurs ou à la com-
modité des lecteurs.
M. Sotheby a présenté une hypothèse bien plus ex-
traordinaire encore. Il existe deux sortes d'exemplaires
de la Bible de Gutenberg : les uns ont invariablement
Zi2 lignes à la colonne, y compris le blanc des rubriques
ou sommaires; d'autres ont ko lignes seulement aux neuf
premières pages et /n à la dixième : ces derniers offrent
de plus cette singularité , que les trois premiers sommaires
du premier cahier et les deux premiers du quatorzième
sont imprimés en rouge, au lieu d'être écrits à la main,
comme dans les exemplaires de k i lignes. Les pages de
ko lignes occupent le même espace, à peu près, que
celles de /i2 (environ sept cent trente points typogra-
phiques) , quoique composées avec un caractère de même
œil. M. Sotheby en a conclu que Gutenberg avait fondu
son caractère sur deux corps différents, et que l'ouvrier
prenait l'un ou l'autre, suivant le cas, pour mieux suivre
les dispositions du manuscrit qu'il avait devant lui comme
modèle. Il est confirmé dans cette opinion, dit-il, par
188 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
les différences, à la vérité presque imperceptibles , qu'on
remarque dans la hauteur des pages du reste du volume !
De sorte que, suivant M. Sotheby, on trouve dans la
même page, je devrais dire dans la même ligne, des
lettres de forces de corps différentes. Pour faire juger
de suite de l'étrangeté de ce système, je préviens le lec-
teur que les deux corps de caractère varieraient de moins
d'un point dans les pages à ko lignes, puisqu'il n'y a que
trente-six points (deux lignes de dix-huit) à répartir entre
quarante lignes. M. Sotheby aurait dû, pour être logique,
supposer un autre caractère pour la page de k 1 lignes ,
car cette page donne sept cent vingt-quatre points , c'est-
à-dire un chiffre qui ne s'accorde ni avec le calcul de k 2
lignes ni avec celui de ko.
Je vais expliquer d'un mot ce qui a si fort intrigué
les savants.
La Bible de Gutenberg ne s'écoula pas aussi vite qu'on
l'avait espéré. Les courants intellectuels ne s'établissent
pas à volonté. Et puis une certaine défaveur s'attachait
peut-être alors aux travaux typographiques, comme à
toute œuvre mécanique. Quoi qu'il se vendit à un prix
inférieur aux manuscrits, il resta longtemps des exem-
plaires de ce livre en magasin. Les ouvrages n'ayant alors
ni titre ni souscription, on ne distinguait souvent les
livres que par le nombre des lignes. Fust, à qui l'impri-
merie de Gutenberg et ses produits furent adjugés en
1 455 , comme nous allons le voir, en garantie de l'argent
par lui prêté à ce dernier, eut l'idée , sans doute à fins-
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 189
tigation de son premier ouvrier, Pierre Schoiffer, de
s'approprier aussi moralement cette Bible en en chan-
geant l'aspect et la désignation. Pour cela, il en réim-
prima les premières pages avec un nombre inférieur de
lignes , quoique avec le même caractère. Cela était facile :
il suffisait de resserrer la composition ou de multiplier les
abréviations pour faire entrer k i lignes en Ao; puis, pour
donner à ces ko lignes la même longueur qu'aux pages
de k i lignes , afin que le livre ne fût pas disgracieux , de les
interligner avec des feuilles de papier ou de parchemin ,
car il n'existait pas encore, que je sache, d'interlignes
au-dessous d'un point1. Ceci explique la différence qu'on
remarque encore dans la page à k 1 lignes. La compo-
sition n'ayant pu tomber juste à ko lignes partout, à
cause des nécessités typographiques, on dut se résoudre
à faire une page de k i lignes , et pour qu'elle ne fût pas
trop longue, comme elle l'aurait été si on l'avait interli-
gnée de la même manière que celles de ko lignes , on l'in-
terligna avec un papier moins épais, ou toutes les deux
lignes seulement, de façon à dissimuler le plus adroite-
ment possible la différence. Cette page de k 1 lignes, pla-
cée au recto d'un feuillet dont le verso a h lignes,
dénonce à tout praticien, par l'irrégularité du registre,
l'évidence de la fraude.
1 Un fondeur de Paris a trouvé de nos jours le moyen d'en fondre sur
un demi -point; mais c'est un progrès auquei on était loin de songer en
i455. Le premier livre interligné que j'aie vu est un Cicéron publié par
Schoiffer en 1/J65, et il est probablement interligné avec des réglettes de
bois, car Y interlignage est fort considérable.
190 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
A la vérité, M. Sotheby prétend que les exemplaires
de hi lignes sont postérieurs à ceux de /io. La raison
qu'il en donne, c'est qu'on trouve dans le filigrane des
feuilles de ki lignes le bœuf, qui ne reparaît qua la fin
de l'ouvrage, et rarement encore, tandis que les feuilles
à ko lignes portent la tête de bœuf, qui se trouve dans
toute la première partie du livre. Rien n'est moins con-
cluant que ce fait. Il n'est pas extraordinaire qu'un cahier
tout entier ait été tiré sur des feuilles de même qualité ,
puisque, comme je l'ai dit, un cahier était tiré tout à la
fois. Il suffit, pour expliquer cette apparente singularité,
du hasard qui a présidé à l'enlèvement de la rame de papier
destinée au tirage de l'un ou de l'autre cahier : en effet,
il y avait dans le magasin de Gutenberg, de l'aveu même
de M. Sotheby, trois sortes de papiers au moins, de même
qualité et de même format, l'un marqué d'une tête de
bœuf, l'autre d'un bœuf et le troisième d'un raisin. L'impri-
meur aura pris au hasard celui dont il avait besoin , et
c'est ce qui aura produit cette inversion, dont on prétend
tirer aujourd'hui des conclusions rigoureuses. Peut-être
même le hasard ne présida-t-il pas entièrement à cette
coïncidence, en ce qui concerne les feuilles à ho lignes.
Il est bien possible que Fust et Schoiffer aient choisi avec
intention dans leur magasin du papier au bœuf pour re-
tirer les premières feuilles du livre, imprimées d'abord
avec du papier à la tête de bœuf. C'était un bon moyen
de changer l'étiquette de leur marchandise. Pour que
ce changement fût plus complet, ils firent subir au livre
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 191
une autre modification importante : ils substituèrent des
sommaires imprimés en rouge aux rubriques manuscrites
des premières feuilles du premier et du second volume.
Comment, en effet, expliquer la présence des cinq som-
maires seulement imprimés en couleur (innovation entiè-
rement due à Schoiffer, comme je le prouverai plus loin) ,
sinon par l'intention de tromper le public relativement à
l'origine de ce livre , en lui faisant croire à une édition dif-
férente de celle de Gutenberg, dont les nouveaux impri-
meurs avaient intérêt à faire oublier les travaux?
M. Sotheby, dont le système est complet, donne, au sujet
de ces sommaires imprimés , des explications cpri ne sont
pas moins étranges que celles que j'ai déjà relevées dans
son livre. Suivant lui, si toutes les rubriques n'ont pas
été imprimées, c'est qu'on a reconnu, pendant le tirage
des premières feuilles , qu'elles seraient plus belles étant
faites à la main , et tromperaient mieux l'acheteur, en fai-
sant ressembler davantage le livre à un manuscrit. Ce
serait même en partie pour faire disparaître ces vilaines
rubriques imprimées qu'on aurait retiré les premières
feuilles de la Bible. C'est le cas de dire avec le proverbe :
« Il ne faut pas disputer des goûts. » M. Sotheby serait sans
doute fort embarrassé pour nous expliquer, d'après son
système : 1 "pourquoi les exemplaires qui ont des rubriques
imprimées dans le premier cahier en ont également dans
le quatorzième, et n'en ont pas dans les feuillets inter-
médiaires; i° pourquoi les exemplaires à sommaires im-
primés sont plus nombreux que ceux à sommaires ma-
192 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
nuscrits ? C'aurait été , en vérité , une singulière idée que de
dépenser tant d'argent pour faire disparaître de quelques
exemplaires seulement ces sommaires qui ne sont rien
moins que vilains. Mais c'est trop m'appesantir sur ce sujet.
Une partie des détails dans lesquels je viens d'entrer
eussent peut-être été plus convenablement placés dans
le chapitre suivant, où je ferai connaître les travaux de
Schoiffer; mais je n'ai pas cru pouvoir me dispenser de
résumer ici tout ce que j'avais à dire sur la Bible de Gu-
tenberg, dont je n'aurai plus qu'à parler incidemment
plus tard.
Avant même que sa Bible fût achevée, Gutenberg
s'occupa dune autre publication. Il fit graver deux nou-
veaux caractères de même forme que celui qui servait
dans la Bible, c'est-à-dire en gothique pure, mais de force
différente et plus gros, pour imprimer un Psautier des-
tiné aux chants religieux dans les églises. On s'étonnera
peut-être que j'attribue à Gutenberg les beaux caractères
du Psautier de 1 45 7, imprimé par Fust et Schoiifer. Ce
qui me détermine à le faire, c'est d'abord la ressemblance
des nouveaux caractères avec ceux de la Bible , et ensuite
la conviction que Schoiffer, à qui l'on en fait honneur,
n'aurait pu les faire graver et fondre, et imprimer son
livre dans les dix-huit mois qui s'écoulèrent entre la date
du jugement qui dépouilla Gutenberg (6 novembre 1 [\ 5 5)
et celle de l'impression du livre (le i5 août i45y).
Quoi qu'il en soit, voici, suivant moi, ce qui eut lieu
après l'impression de la Bible.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 193
Fust voyant, d'une part, que ce livre ne se vendait
pas aussi promptement qu'il l'avait espéré, et, d'autre
part, qu'il s'élevait de nouvelles imprimeries; craignant
que , par suite de la concurrence , les profits de son asso-
ciation ne fussent pas assez avantageux , divisés qu'ils
étaient entre lui et Gutenberg, résolut de se servir des
clauses de son contrat pour dépouiller ce dernier, dont
les bénéfices lui paraissaient sans doute trop considé-
rables. Après s'être assuré la collaboration d'un ouvrier
actif et intelligent, depuis quelque temps employé dans
la maison , soit comme calligrapbe , soit comme compo-
siteur, il vint réclamer en justice, aux termes de son
traité léonin, le capital et les intérêts de l'argent qu'il
avait prêté à Gutenberg, ou la remise de tout son ma-
tériel typographique. Nous possédons encore un curieux
document qui fut rédigea cette occasion. Comme il jette
un grand jour sur les origines de la typographie, nous al-
lons en donner ici, quoiqu'il soit fort long, une traduction
française1. Il est assez singulier que nous ne connais-
1 Cette traduction, imprimée par Fournier clans son livre intitulé : De
l'origine et des productions de l'imprimerie primitive, in-8°, 1 769 , p. 1 1 6, est
due à M. Duby, interprète de la Bibliothèque du roi pour les langues du
Nord, qui l'a faite sur la confrontation de toutes les variantes signalées
par les auteurs. (Voyez dans l'ouvrage cité, p. 92-93, les renseignements
donnes par Fournier sur cet important document de l'histoire de l'impri-
merie , dont l'authenticité ne peut être mise en doute.) On trouve le texte
allemand dans une relation de l'origine de l'imprimerie attribuée â Jean-
Frédéric Faust, d'Aschaffenburg, et publiée à Francfort en 1620, in-12 ,
sous le titre de : Relatio de oriainc tvpograpliiœ e documentis ad Fawsto-
rum de Aschaffenhnrcf familiam pertinentibus hausta , etc. ; dans Wolf,
i3
194 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
sions guère Gutenberg que par des pièces de procédure.
Voilà déjà la quatrième que nous invoquons, et elle n'est
pas la moins importante. Du reste , ces documents valent
mieux que de simples traditions, toujours incertaines.
«Au nom de Dieu, ainsi soit-il. Soit notoire à tous
ceux qui verront ou entendront lire cet acte public que
l'an de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1 455 ,
indiction troisième, un jeudi, sixième jour du mois nommé
en latin november, la première année du couronnement
de notre très-saint père et seigneur le seigneur Callixte III ,
par la providence divine pape , entre onze et douze heures
du matin, à Mayence, dans la grande salle des moines
[carmes] déchaussés, en présence de moi, écrivain pu-
blic, et des témoins nommés ci-dessous, s'est présenté
en personne l'honnête et prudent Jacques Fust, bour-
geois de Mayence, et de la part de Jean Fust, son frère ,
qui était aussi présent, a produit, dit et déclaré, qu'entre
ledit Jean Fust, son frère, d'une part, et Jean Gutenberg,
de l'autre, un jour certain à cette heure d'aujourd'hui
avait été nommé , marqué et fixé dans ladite salle dudit
lieu, audit Jean Gutenberg, pour voir et entendre ledit
Jean Fust prêter le serment à lui ordonné et imposé ,
selon le contenu et la teneur du jugement entre les deux
parties; et afin que les frères dudit couvent, encore as-
semblés dans la salle dudit lieu , ne hissent point molestés
Monum. typogr. t. I, p. 472 -, dans Schwartz, Prim. doc. 1. 1, p. 5 ; dans
Senckenberg, Select, jur. et hist. t. I, p. 269; dans Kôhler, Ehrenrettung
Guttenherg's, p. 54, etc.
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IV. 195
ni interrompus , ledit Jacques Fust fit dire par un mes-
sager dans la susdite salle que si Jean Gutenberg, ou
quelqu'un de sa part, était dans le couvent pour le sujet
susdit, il eût à se présenter. Après un tel message et
demande , vinrent dans ladite salle l'honnête sieur Henri
Gunther, ci-devant curé à Saint-Christophe de Mayence ;
Henri Keffer, et Bechtold l de Hanau , serviteur et valet
dudit Jean Gutenberg; et après que ledit Jean Fust leur
eût demandé ce qu'ils faisaient là et pourquoi ils y étaient ,
s'ils avaient aussi pouvoir dans cette affaire de la part de
Jean Gutenberg, ils répondirent, en général et en par-
ticulier, qu'ils étaient envoyés par le noble sieur2 Jean
Gutenberg, pour entendre et voir ce qu'on ferait dans
cette affaire. Ensuite Jean Fust protesta et témoigna que ,
voulant se conformer à l'ordonnance, il était venu, s'était
assis et avait aussi attendu Jean Gutenberg , son adverse
partie, jusqu'à douze heures, et qu'il l'attendait encore,
lequel ne s'était point présenté en personne à cette af-
faire. Il se montra prêt à satisfaire au jugement rendu
sur le premier article de sa demande selon son contenu,
1 Ce Bechtold pourrait bien être i'ancien domestique de Gutenberg
qui figure dans les pièces du procès de Strasbourg sous le nom de Beil-
deck. (Voyez p. 129 et suiv. )
2 Voir les observations faites par M. de \ ries [Eclaircissements , p. 84 )
au sujet du mot qui se trouve là dans le texte, et qui, suivant lui, signifie
concitoyen [inuohner), et non noble (junkhcr) , comme l'a écrit M. Setter
(p. 286), aussi bien que Wolf [Monum. typogr. t. I, p. A70 -.junchliern,
var. juncliern). Ce point a d'autant moins d'intérêt pour nous qu'on ne
peut contester à Gutenberg sa qualité nobiliaire, et que nous lui voyons
donner ailleurs le titre de junker.
i3.
196 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
qu'il fit lire de mot à mot avec sa prétention et réponse,
dont voici la teneur :
« Et comme Jean Fust avait promis aussi audit Jean
« Gutenberg , ainsi qu'il est premièrement compris dans
« le billet de leur convention , qu'il avancerait à Jean
« Gutenberg 800 florins en argent pour certain, avec les-
« quels il achèverait l'ouvrage , et s'il en coûtait plus ou
« moins , cela ne le regarderait pas , et que Jean Guten-
«berg lui donnerait de ces 800 florins 6 florins par cent
«d'intérêt. Or il a emprunté pour lui ces 800 florins à
« intérêt, et les lui a donnés; dont Gutenberg, n'étant pas
« satisfait , s'est plaint qu'il n'avait pas encore assez de ces
« 800 florins. Ainsi , ayant voulu le satisfaire , il lui a donné
« 800 autres florins, outre les premiers 800 , de sorte qu'il
«lui a avancé 800 florins de plus qu'il n'était obligé en
« vertu du billet susdit, et qu'ainsi il lui avait fallu donner
« 1 k o florins d'intérêt des 800 florins qu'il lui avait avancés
« en dernier lieu. Et quoique le susdit Jean Gutenberg se
« fût obligé par le susdit billet à lui donner 6 florins pour
« cent d'intérêt des premiers 800 florins, néanmoins il n'a
« rien payé dans aucune année, mais il a fallu qu'il (Fust)
«payât lui-même ledit intérêt, ce qui monte de bon
« compte à 280 florins; et comme Jean Gutenberg ne lui
«a jamais payé cet intérêt, savoir, les 6 florins des 800
«premiers florins, non plus que l'intérêt des 800 der-
« niers, et qu'il a été obligé lui-même d'emprunter ensuite
« cet intérêt parmi les chrétiens et les juifs , et d'en don-
ce ner 36 florins de bon compte pour la recherche , ce qui
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 197
«monte ensemble, avec l'argent principal, à 2,020' flo-
« rins pour certain , il lui demande présentement qu'il
« (Gutenberg) lui paye le tout sans qu'il en souffre de
« dommages. »
« A cela Jean Gutenberg a répondu que Jean Fust lui
avait donné 800 florins , afin de préparer et faire ses usten-
siles avec cet argent, à condition qu'il se contenterait de
cette somme, et l'emploierait à son utilité ; que les outils
seraient engagés audit Jean Fust, et que celui-ci lui don-
nerait annuellement 3oo florins pour les frais, comme
aussi pour les gages des domestiques, le loyer, le chauf-
fage , le parchemin , le papier, l'encre , etc.; que si à l'avenir
ils ne s'accommodaient point, il (Gutenberg) lui rendrait
(à Fust) ses 800 florins, et les outils seraient dégagés;
bien entendu qu'il (Gutenberg) achèverait l'ouvrage avec
l'argent qu'il (Fust) lui avait prêté sur ses gages, et il
compte qu'il n'a pas été obligé d'employer ces 800 florins
1 Ce compte n'est pas clair. En réalité, il faudrait lire ici 2,026 florins,
car voici , d'après Fust, le relevé des sommes dues par Gutenberg :
Premier prêt 800 fl.
Second prêt 800
Intérêt du second prêt i/io
(Ce qui nous reporte à près de trois ans en arrière, à
6 pour 100 par an, soit i/i52.)
Intérêt du premier prêt 2 5o
(Ce qui nous reporte à plus de cinq ans en arrière, a
6 pour 100, soit au commencement de i/;5o. )
Prime prétendue pour la recherche de l'argent 36
Total 2,026
198 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
à la fabrique des livres ; et quoiqu'il soit aussi fait men-
tion dans le billet qu'il (Gutenberg) lui donnerait 6 par
cent d'intérêt , Jean Fust lui a néanmoins promis de ne
lui point demander cet intérêt. De plus, ces 800 florins
ne lui ont pas été payés, selon la teneur du billet, tous
et à la fois, comme il (Fust) le prétend dans le premier
article de sa demande; et à l'égard de ces derniers 800
florins, il (Gutenberg) s'offre à lui en rendre compte. Il
ne lui en accorde non plus aucun intérêt ni usure , et il
espère qu'il ne sera point obligé en justice de le faire;
comme il a été présenté par la demande, la réponse, la
réplique , la redite, et plusieurs autres paroles , etc.
« Ainsi nous prononçons en justice : a Quand Jean
« Gutenberg aura rendu son compte de toutes les recettes
« et dépenses qu'il a faites pour l'ouvrage au profit com-
«mun, ce qu'il aura reçu de plus en argent au-dessus
«sera compté dans les 800 florins; mais, s'il se trouve
« dans le compte que Fust lui a donné quelque chose
((de plus que 800 florins qui n'aurait pas été employé
npour leur profit commun, il le lui rendra aussi; et si
« Jean Fust prouve par serment , ou autre preuve valable,
« qu'il a pris le susdit argent à intérêt , et qu'il ne l'a pas
« donné de sa propre bourse, Jean Gutenberg lui payera
« aussi ledit intérêt, selon la teneur du billet. »
« Ledit jugement , comme nous venons d'entendre ,
ayant été lu en présence des susdits sieurs Henri, etc.1,
1 Cet etc. qui se trouve également dans le texte allemand, remplace les
titres du premier témoin de Gutenberg, Henri Gunther.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 199
Henri [Keiïer] et Bechtold, serviteurs dudit Gutenberg ,
le susdit Jean Fust prêta serment , dit et assura , les
doigts posés sur les saints [évangiles], en la main de
moi , écrivain public , que tout ce qui était compris dans
un billet selon la teneur du jugement, qu'il me remit
alors, était entièrement vrai et juste ; ainsi , que Dieu lui
soit en aide et les saints !
«La teneur du billet susdit est ainsi mot à mot :
«Je, Jean Fust, ai emprunté i,55o florins1, qui ont été
«remis à Jean Gutenberg, et qui ont été employés à
« notre ouvrage commun : il m'en a fallu donner annuel-
« lement intérêt et usure , et j'en dois encore une partie ;
«ainsi je lui compte, pour chaque cent florins que j'ai
«empruntés, comme il est dit ci -dessus, six florins an-
« nuellement de l'argent que j'ai emprunté et qu'il a tou-
« ché , qui a été employé à notre ouvrage commun , et
«qui se trouve dans le compte; je lui en demande l'in-
«térêt selon la teneur du jugement; et pour preuve que
«cela est ainsi, je veux m'en tenir, comme il est juste , à
« la teneur du jugement rendu sur le premier article de
« la demande que j'ai faite audit Jean Gutenberg. »
«De tout ce que dessus ledit Jean Fust m'a demandé
à moi , écrivain public , un ou plusieurs actes publics ,
autant et tant de fois qu'il en aurait besoin ; et toutes les
choses susdites se sont passées dans l'année, indiction,
1 Fust aurait-il, comme les usuriers de profession, prélevé une prime
sur le prêt fait par lui à Gutenberg, et donné seulement i,55o florins
au lieu de 1,600?
200 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
jour et heure, papauté, couronnement, mois et lieu
nommés ci -dessus, en présence d'honnêtes personnes
Pierre Grantz1, Jean Kislen2, Jean Knopff3, Jean Ise-
neckh4, Jacques Fust, bourgeois de Mayence, Pierre
Girnsheim 5 et Jean Bonne , clercs de la ville et évêché
de Mayence , demandés et requis particulièrement pour
témoins. Et moi Uîric Helmasperger, clerc de l'évêché
de Bamberg, écrivain public par autorité impériale, et
notaire juré du saint-siége à Mayence, vu que j'ai assisté
avec tous les témoins susdits, et que je les ai aussi en-
tendus , pour cet effet j'ai fait écrire par un autre cet acte
public , que j'ai signé de ma propre main , et y ai fait
apposer ma marque ordinaire , en ayant été requis pour
témoignage de la vérité de toutes les choses susdites. »
Cette fois Gutenberg avait contre lui et les termes de
son engagement, et l'un des juges, Nicolas Fust, qui
était parent de Jean Fust : il perdit son procès, et se
vit enlever non-seulement ses instruments de travail,
qui lui avaient coûté tant de peine et d'argent depuis
vingt ans qu'il s'occupait d'imprimerie, mais encore sa
part de profit dans la vente des exemplaires de la Bible
achevée. Jean Fust fit enlever tout cela, et le fît por-
ter dans sa propre maison, l'ancien hôtel zum Hum-
1 Suivant une autre version citée par Wolf : Kraass.
- lbid. : Kisten ou Kist.
3 lbid. : Knost.
4 lbid. : Yseneck ou Eisenech.
5 lbid. : Gernsheim , c'est Pierre SchoiiFer, qui n'était encore rien clans
l'association,
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 201
breicht , situé rue des Cordonniers (Schuster gasse),
n° 88.
II paraît que Gutenberg, dépouillé de ses instruments,
abandonna aussi la maison zwn Jung en, qui était sans
doute trop vaste pour lui seul, et vint habiter l'hôtel
Gutenberg , où fut plus tard installée l'école de droit. C'est
du moins ce qu'on peut inférer d'un passage déjà cité de
la Chronique des évêques de Strasbourg, où Wimphe-
ling dit que l'art fut complété dans la maison de la bonne
montagne (ces deux mots sont la traduction de celui de
Gutenberg) : « In domo Bonimontis, in qua hodie est col-
« legium juristarum, ea ars (impressoria) compléta fuit1. »
Peut-être , au contraire , le déménagement de Gutenberg
n'eut -il heu qu'en 1 46 1 , époque où la maison zum Jun-
gen, saisie sur son propriétaire, qui résidait à Francfort,
fut vendue au profit de Fust.
Quoi qu'il en soit, il est certain que Gutenberg n'a-
bandonna pas l'imprimerie. Il se créa ensuite un nouvel
atelier typographique, c'est ce qui ressort de plusieurs
documents, et entre autres de la Chronique des papes
publiée à Rome en 1/17/1, et que j'aurai occasion de ci-
ter plus loin. Avec l'expérience qu'il avait acquise par ses
travaux précédents, ce dut être pour lui une besogne
d'autant moins considérable qu'il paraît s'être restreint à
un modeste matériel. Au reste , il lui aurait été difficile
de se procurer un grand établissement , car on voit qu'il
fut entièrement ruiné par son dernier procès, et ne put
' Voir le texte complet de ce passage ci-dessus, p. i63.
202 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
se relever jusqu'à sa mort, arrivée une dizaine d'années
après. En effet, à partir de î/iôy, il cessa d'acquitter la
rente de quatre livres qu'il devait au chapitre de Saint-
Thomas de Strasbourg, et qu'il avait exactement payée
jusque-là. Ce chapitre le fit vainement citer, en 1^61,
devant la chambre impériale aulique de Rottweil, en
Souabe; n'ayant rien pu obtenir de Gutenberg, il pour-
suivit non moins vainement, en 1A67, Martin Brechter,
sa caution ; à la fin , voyant qu'il en était pour ses frais
de poursuite , il renonça à sa créance , comme le consta-
tent les registres de cette église, où, dès i 468, le rece-
veur accompagne la mention de cette dette du mot vacat.
A partir de iàjh elle n'y figure même plus du tout1.
Si, comme le croit M. Wetter2, le matériel de la pre-
mière imprimerie de Gutenberg servit à peine à payer
seulement les 800 premiers florins à lui avancés par
Fust, et s'il resta toujours débiteur du surplus de la
somme de 2,020 florins réclamés par ce dernier, on s'ex-
pliquerait facilement la nécessité où fut Gutenberg de
dissimuler l'existence de son atelier; mais le fait me paraît
peu probable. Nous possédons une lettre de Schoiffer3,
1 Voyez les curieux renseignements que renferme sur cette affaire une
petite brochure déjà citée, intitulée : Nouveaux détails sur la vie de Guten-
berç], par M. Schmidt, professeur au séminaire protestant de Strasbourg
(in-8°, 18/11).
2 Kritische Geschichte , etc. p. 42 3.
3 Ibid. p. 4.24- Cette lettre, tirée de la Lesners Chronik der Stadt
Francfort a. M. (Chroniq. de Francf. par Lesners), liv. I, p. 438, a été pu-
bliée aussi par M. Fischer, Essai, etc. p. 45.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 203
adressée de Francfort, en i485, à un Jean Gensfleisch,
juge laïque de Mayence, dans laquelle il réclame à ce
dernier le montant dune créance dont il a besoin pour
ses affaires, sans dire toutefois l'origine de cette dette.
M. Wetter pense que Schoiffer faisait cette répétition à
titre de créancier de Gutenberg, dont le procès, suivant
Bergellanus1, durait encore en i54i, c'est-à-dire près
de cent ans après ! . . . Cela ne me paraît pas sérieux : c'est
une exagération de poëte. Schoiffer d'ailleurs, dans ce
cas, n'aurait pas pu réclamer en 1 485 le montant d'une
dette qui ne lui était pas acquise si l'on plaidait encore.
La lettre que cite M. Wetter, au surplus, est conçue en
termes trop courtois pour qu'on puisse croire qu'elle fait
allusion à un procès qui aurait duré déjà trente ans. Or-
dinairement les parties en litige ne conservent pas de
pareils rapports.
Quoiqu'on ne connaisse pas de livres portant le nom
de Gutenberg, il n'en résulte pas qu'on ne puisse lui en
attribuer aucun ; de même que pour la Bible de l\i lignes
on peut , par induction et à l'aide de certains témoignages ,
arriver à une attribution probable. M. Fischer2 nous a
donné le fac-similé d'un ouvrage qui se trouve dans cette
condition, et qu'il a intitulé : Tractatus de celebratione
missarum. Ce livre, qui provenait originairement de la bi-
1 Joannis Amoldi Bergellani Encomion chalcographiœ , vers 261 et 262 :
Tempore sed longo res est tractata dicaci
Lite, hodie pendet judicis inque sinu.
2 Essai, etc. p. 78.
204 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
bliothèque des chartreux de Mayence , et qui se trouvait
avant la révolution dans celle de l'université, passa en-
suite dans celle de la ville, où il est peut-être encore,
quoique le bibliothécaire actuel n'ait pu le retrouver1. Il
portait la souscription manuscrite suivante , dont les der-
nières lettres de chaque ligne avaient été atteintes par le
couteau du relieur, mais dont le sens ne paraît pas toute-
fois altéré:
Garthusia prope Maguntm possidel ex îber
donacône Joanis dicti a Bono monte opuscu
mira sua arte se ë Johannis Nummeistër
cleric. confectû. Anno Dni M0 cccc0
lx. iii. xiii Kal. Jul.
Voici la traduction des trois premières lignes : « La
Chartreuse près de Mayence tient de la libéralité de Jean
Gutenberg ce livre , produit de son art et de la science
[scientia etiam?2) de Jean Nummeistër, clerc. » Le sens de
1 H a fait à ma demande de vaines recherches ; mais son insuccès n'a
rien qui doive surprendre, si l'on songe à l'indifférence des Mayençais
pour tout ce qui touche à l'époque de la domination française. Ils ne
savent pas même ce que sont devenues les archives du département du
Mont-Tonnerre, dépôt considérable de documents anciens que nous y
avions formé (de même que la bibliothèque), et dont il ne reste pas un
lambeau. Pour ce qui est de l'existence du livre en question, j'ai la garan
tie de M. Fischer, alors bibliothécaire de Mayence, qui m'écrit de Moscou,
le 3-x5 avril i85i : « Non-seulement j'ai vu de mes propres yeux l'inscrip-
tion; mais l'ouvrage doit se trouver encore à la bibliothèque; il est réuni,
dans un volume in-4°, à plusieurs autres traités. »
2 Van Praet [Catalogue des livres imprimés sur vélin, in-fol. p. 33) lit
ici : «Mira sua arte p. (per) Johannem Nummeistër,» ce qui attribue à
Nummeistër seul l'impression du livre; mais où M. Van Praet a-t-il pris
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 205
la troisième ligne peut être contesté ; mais on voit qu'il y
est question de l'art admirable de l'imprimerie1, et d'un
associé de Gutenberg , appelé Nummeister ; enfin les deux
dernières lignes portent que le livre a été achevé ou au
moins donné le 1 3 des calendes de juillet (1 9 juin) 1 463.
L'ouvrage en question est un petit in-4°de trente feuil-
lets, ayant 28 lignes à la page. Le papier porte dans le
filigrane trois lis couronnés. Le titre des chapitres est
composé en gros caractère gothique peu différent de ce-
lui de la Bible de 42 lignes : il était naturel que Guten-
berg voulût conserver le souvenir de ce caractère au-
quel il devait sa gloire. Le corps de l'ouvrage est en carac-
tère cursif, autrement dit de somme. C'est une espèce de
transition entre le gothique pur et le romain; il imitait
l'écriture en usage alors dans une partie de l'Europe.
Ce caractère a environ onze points et demi. (Voyez
dans les planches , sous le n° 6 , un fac-similé des deux
caractères, fait d'après celui de M. Fischer.)
Ce savant, à qui nous devons la conservation et la
description d'une foule de monuments typographiques
des premiers temps de l'imprimerie , mentionne encore
clans deux de ses ouvrages2 un autre opuscule de la plus
cette variante? C'est ce que j'ignore. Si les caractères avaient appartenu
à Nummeister, il s'en serait servi là où il est allé s'établir après la mort
de Gutenberg : or nous verrons cpi'ii en avait d'autres.
1 On trouve cette formule mira arte ou sua arte dans une foule de livres
des premiers temps.
2 Typographische Seltenheiten, 6e livraison, p. 3/i et 69, et Notice du
premier monument typographique , etc. p. 6.
206 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
haute importance pour nous , car il vient confirmer mon
attribution. Cet opuscule est un calendrier ou almanach
pour 1/160, imprimé avec les deux caractères du Trac-
tatus de celebratione missarum. Il se compose de quelques
feuillets in- 4°, en tête desquels on lit en forme de titre :
«Particula prima de dào arïi et signifîcatïs ëius1 ad que
«humana ratio ptingere potest, consideratis singulis pla-
« netarum dignitatibus , figura revolacônis ani li. » Les mots
que j'ai mis en italique forment une ligne en gros carac-
tère gothique, le reste est. en caractère cursif, l'un et l'au-
tre conformes à ceux de l'ouvrage précédent. Il y avait en
180 k six feuillets seulement de ce livret dans le musée
du prince (aujourd'hui grand-duc) de Darmstadt : que
sont-ils devenus ? On l'ignore. M. Féder, conseiller in-
time au service de S. A. R. le grand-duc de Hesse, et con-
servateur de la Bibliothèque aulique de Darmstadt, a
bien voulu faire pour moi des recherches dans son dépôt;
mais elles ont été vaines. Peut-être est-ce là une de ces
pièces curieuses qui avaient été placées à la Bibliothèque
nationale de Paris sous l'Empire, pour être mise à la
portée des savants de tous les pays , et qui nous ont été
enlevées en 1 8 1 5 sous prétexte de les restituer à leurs
dépôts primitifs. Combien de monuments du même genre
ont disparu ainsi dans la poche de ces juges rigides, qui,
en dépouillant la France, ne songeaient qu'à satisfaire
leur cupidité ou leur sotte jalousie nationale ! Heureu-
sement M. Fischer nous a donné une description fort com-
1 Ainsi figuré dans le livre de M. Fischer, p. 70.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 207
Diète de ce livret dans ses Curiosités typographiques 1 :
c'est tout ce qui en reste; mais c'est beaucoup. En effet,
ce calendrier, qui a dû être exécuté en 1 45 9, vient con-
firmer la date inscrite à la plume sur le Tractatus de cele-
bratione missarum (i/t63), et prouve qu'il existait trois
imprimeries à Mayence, vers 1 /i6o, sans parler de celle
où a été imprimée la Lettre d'indulgences de 3 1 lignes ,
dont nous nous occuperons plus loin, parce que, suivant
moi, cette imprimerie n'était plus à Mayence en iliGo.
Ces imprimeries étaient :
i° Celle de Fust et Schoiffer, qui imprima en 1 45g
le Rationale Durandi; i° celle de Bechtermuntze, qui mit
au jour en 1I160 le Cailiolicon (Joannis Balbi de Janua),
qu'on a attribué jusqu'ici à Gutenberg, mais à tort, comme
je le prouverai; 3° enfin celle d'où sont sortis le Calen-
drier de Îâ60 et le Tractatus de celebratione missarum.
Or quelle peut être cette troisième imprimerie d'un
maître inconnu, sinon celle de Gutenberg, dont l'exis-
tence nous est signalée par plusieurs documents2? L'ex-
ploitation, à cette époque, d'une imprimerie distincte de
celle de Fust par Gutenberg ne peut être mise en doute,
car voici ce que dit, sur l'année i/i58, Philippe de Li-
gnamine , dans sa Continuation de la chronique des sou-
1 Tjpographisclie Seltenheiten , 6e livraison, p. 69 et suiv.
2 Je ne cite pas comme tel une lettre apocryphe de 1 45g , attribuée à
Gutenberg, sur la foi de Bodmann, par Oberlin et M. Fischer, parce que
ce monument est aujourd'hui reconnu pour faux. (Voyez Schaab. Die
Geschichte, etc. t. I, p. 32 et suiv.)
208 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
verains pontifes, imprimée par lui-même à Rome en
1 4.7/1 : « J-1 Gutenberg de Strasbourg 2 et un autre appelé
Fust, très-habiles dans l'art d'imprimer avec des caractères
de métal sur parchemin , impriment chacun trois cents
feuilles par jour, à Mayence3.» Ce témoignage, venant
1 L'original porte par erreur Jacobus. Lignamine avait probablement
mis un J. (pour Joannes), et le compositeur aura achevé le mot à sa
guise.
2 C'était une opinion commune alors que Gutenberg était de Stras-
bourg. Elle devait son existence au long séjour que Gutenberg avait fait
dans cette ville , et à la certitude qu'il y avait conçu son invention avant de
se rendre à Mayence.
3 Voici les propres termes de la chronique : «Jacobus cognomento
«Gutenbergo [sic) , patria Argentinus, et quidam altcr cui nomen Fuslus,
« imprimendarum litterarum in membranis cum metallicis formis periti ,
«trecentas cartas quisque eorum per diem facere innotescunt apud Ma-
li guntiam, Germaniœ civitatem. » [Chron. summ. pontif. etc. fol. 121). Ces
trois cents feuilles font six cents de tirage. Aujourd'hui un ouvrier peut
aisément tirer sur un ouvrage soigné mille feuilles ou deux mille coups
(côté de première et côté de seconde) ; mais c'était déjà beaucoup à cette
époque où l'imprimerie était toute nouvelle que trois cents feuilles , au-
trement dit six cents de tirage; car il ne faut pas oublier les difficultés
d'un début. Suivant un auteur du xvne siècle , il paraît que les ouvriers
français imprimaient déjà au commencement de ce siècle deux mille cinq
cents, et les imprimeurs belges quatre mille par jour, si notre auteur
n'exagère pas. Voici au reste ses propres expressions: «Les Flamands em-
ploient toutes sortes de pauvres gens du pays, à très-petit prix, et obli-
gent les compagnons à tirer quinze cents par jour plus que les François,
qui n'en tirent que vingt et cinq cents , faisant faire de la composition à
l'équipollent. » Antoine de Montchrétien , cité par M. Ambroise Firmin
Didot, dans son Essai sur la typographie [Encyclopédie moderne, t. XXVI,
col. 694). M. Didot n'a pas compris le véritable sens de l'expression de
vingt et cinq cents : ce n'est pas cinq cents feuilles plus vingt de passe, comme
il le dit, mais bien vingt-cinq fois cent que Montchrétien a voulu dire. En
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 209
d'un savant qui était lui-même typographe , est de la plus
haute importance, et me semble résoudre la question.
Si l'attribution que nous venons de faire du Tractatus
de celebratione missarum à la presse de Gutenberg est
fondée, il en doit être de même de deux autres opus-
cules in-quarto que possède la Bibliothèque nationale de
Paris, et qui sont imprimés avec un caractère identique
à celui qui a servi dans le corps de l'ouvrage précédent.
Le premier, intitulé : Hermani de Saldis Spéculum sacerdo-
tum, et composé de seize feuillets, est imprimé sur un
papier qui ressemble beaucoup par la couleur et la beauté
à celui marqué d'une tête de bœuf. Il porte dans le fili-
grane la lettre gothique d avec une liaste très-prolongée1.
Le second est un ouvrage en allemand, qui traite de la
nécessité des conciles et de la manière de les tenir. Il se
compose de quatorze feuillets ayant chacun 3i lignes,
et commence ainsi : « [?]s ist noit das dicke uncl vil con-
cilia werden , etc.2 »
M. Fischer cite encore 3 un opuscule du même genre ,
intitulé : Dyalogus inter Hugonem, Cathonem et Oliverium
super libertate ecclesiastica. Vingt feuillets in-quarto ; le pa-
pier porte également un d, mais avec une croix à la lias le.
effet, il n'est pas croyable qu'au xvnc siècle, alors que les Belges auraient
imprimé, au compte de M. Didot, deux mille feuilles par jour, les Fran-
çais n'auraient pu en tirer que cing cents , c'est-à-dire le quart.
1 Fischer, Essai, etc. p. 79; et Van Praet, Catal. (in-fol.), p. 33.
2 Van Praet, Catalogue (in-fol.), p. 34. Je dois avouer que je n'ai pas
vu ce dernier livre ; on n'a pu le retrouver à la Bibliothèque nationale.
3 Typographischc Seltenheiten , 6e livraison, p. 7/1.
.4
210 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Quoi qu'il en soit, il est certain que Gutenberg jouis-
sait alors d'un certain relief dans son pays. Soit comme
récompense de ses travaux typographiques, soit en re-
connaissance de services rendus à Adolphe de Nassau
durant la lutte que ce dernier soutint contre Diether de
Isemburg, son prédécesseur sur le siège archiépiscopal,
dont il parvint à le déposséder en 1 462 à force ouverte,
notre artiste reçut de ce prélat, en 1 465 , un diplôme de
gentilhomme de sa cour. Ce document1 nous apprend
que Gutenberg devait recevoir annuellement, à ce titre,
un costume de cour, vingt mattcrs de blé , deux foudres de
vin , pour l'usage de sa maison , etc. L'acte est donné à
Eltvil , autrement dit Ellfeld , résidence habituelle de
l'archevêque- électeur, le jeudi après la Saint- Antoine
(«77i Dornstacj Sont Antonientacj) 1 465. Cette date est assez
incertaine quant au jour, car il y a plusieurs saints du
nom d'Antoine, dont les fêtes ont lieu dans différents
mois; mais elle n'est pas douteuse quant à l'année, car
on suivait à Mayence l'usage romain , qui faisait commen-
cer celle-ci à la Noël ou même au premier janvier, et non
l'usage de la France, qui la faisait commencer à Pâques2.
D'après les termes de cet acte, on peut croire que
1 II est en allemand et a été publié par Joannis, Rer. Mogunt. Script.
t. III, p. k.1 4; par Wolf, Monum. typogr. t. I, p. 5; par Kôhler, Ehrenret-
tung Guttenbcrg's,p. 100.
2 Voyez une longue note insérée par Mercier, abbé de Saint-Léger,
dans la seconde édition de son Supplément à l'histoire de l'imprimerie de
Marchand, p. 189. Je reviendrai moi-même sur ce sujet en parlant des
livres de Schoiffer.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE IV. 211
Gutenberg, qui était déjà fort âgé, ne pratiquait plus
alors lui-même , et qu'il faisait exécuter par d'autres les
livres qu'il publiait. Cela explique la présence du nom
de Nummeister dans la note manuscrite du Tractatiis de
celebratione missarum citée plus haut1, laquelle nous ré-
vèle la coopération de ce dernier dans l'impression du
livre. Mais nous avons la preuve que l'imprimerie ap-
partenait à Gutenberg , et cette preuve est incontes-
table, car c'est un document judiciaire rédigé après la
mort de ce dernier.
Voici la traduction de ce document curieux, qui est
également en allemand2:
«Je soussigné Conrad Homery, docteur, reconnais par
cette lettre que son altesse le prince , mon gracieux et
cher seigneur Adolphe , archevêque de Mayence , m'a fait
gracieusement livrer quelques formes [formen3), carac-
tères, instruments, outils et autres objets relatifs à l'im-
primerie , qu'avait laissés après sa mort Jean Gutenberg ,
et qui m'appartenaient et m'appartiennent encore; mais
pour l'honneur et pour le plaisir de son altesse , je me suis
engagé et m'engage par cette lettre âne jamais m'en ser-
vir ailleurs que dans la ville de Mayence, et, de plus, à
les vendre à un bourgeois de cette ville de préférence
1 Page 2o3 et suiv.
2 Pour le texte allemand, voyez Joannis, Rer. Moy. Script, t. III,
p. 428;Wolf, Monum. typoejr. 1. 1, p. 5; Kôhler, Èhrenrettung GiiUenbercf s ,
p. 102.
3 Le mot allemand formen paraît d<>jà dans les pièces du procès de
Strasbourg (voyez ci-dessus, p. i 32 eti33).
a.
212 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
à tout autre, à prix égal. En foi de quoi j'ai mis mon
sceau à la présente, laquelle a été donnée l'année 1 468
après la naissance de Jésus -Christ, le vendredi après
le jour de saint Mathias (Frytag nach Sant Mathystag
[26 février1]). »
A quel titre Homery était-il propriétaire , en tout ou en
partie, de l'imprimerie de Gutenberg, en 1 468? Est-ce,
comme on l'a prétendu, à titre de bailleur de fonds,
de parent, de donataire ou d'acquéreur? On l'ignore
complètement. Tout ce qu'on a dit jusqu'ici à ce sujet
n'est basé sur rien de sérieux. M. Wetter2 croit voir dans
le mot de Homery la corruption du nom de Humbreicht,
qui , suivant lui , s'est écrit Humbracht , Humbrecht , Hu-
merecht , Humericht , Humerey , Humery , et apparte-
nait à une famille alliée à Gutenberg; mais ce renseigne-
ment est bien vague.
Ce qui ressort du document que nous venons de
transcrire , c'est que Gutenberg possédait, comme je viens
de le dire, une imprimerie à l'époque de sa mort, arri-
vée au commencement de 1Z168, peut-être même en
1 Même observation pour la date de cet acte que pour celle de l'acte
de 1 465 : Joannis dit qu'il s'agit ici de saint Mathias, et il date l'acte du
2 4 février, ce qui est en tous cas une erreur. En effet, la Saint-Mathias
tombe le 2 4 février dans les années ordinaires , et le 2 5 dans les années
bissextiles : or l'acte n'est pas daté du jour même de la Saint-Mathias, mais
du vendredi suivant; il faut donc adopter le 26 février, car l'année i468
fut bissextile, et la Saint-Mathias tomba le 25, qui était un jeudi. Mais il
pourrait bien être question ici de la Saint-Mathieu, qui esl placée au 2 1 sep-
tembre, et qui tomba en i468 un mercredi.
2 Kritische Geschichte, etc. p. 419.
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE IV. 213
1 46 y \ et qu'on portait alors à Mayence un grand intérêt
aux reliques typographiques qu'il avait laissées. On voit
en effet que le prince ecclésiastique qui gouvernait cette
ville imposa à leur propriétaire l'obligation de ne les ven-
dre , à égalité d'avantages , qu'à un bourgeois de Mayence.
Il paraît que Gutenberg fut enterré au couvent des
Franciscains , voisin de son ancien domicile , la maison
zum Jungen. C'est du moins ce qu'il est permis de con-
clure de l'épitaphe suivante, qui nous a été conservée
par Wimpheling2 :
d. o. m. s.
JOANNI GENSZFLEISCH,
ARTIS IMPRESSORIE REPERTORI ,
DE OMNI NATIONE ET LTNGUA OPTIME MERITO
IN NOMINIS SUI MEMORIAM IMMORTALEAI
ADAM GELTHDS POSDIT.
OSSA EJUS IN ECCLESIA D. FRANCISCI MOGDNTINA FELICITER CUBANT.
On apprend par là qu'Adam Gelthus, un des parents
de Gutenberg, lui avait fait ériger un monument dans
l'église des Franciscains. Ive Wittich, qui vit ce monu-
ment au commencement du xvie siècle, ne trouvant pas
sans doute l'épitaphe assez précise, à cause du nom de
famille (Gensfieisch3) qu'on y avait donné à Gutenberg,
1 Lambinet (Orig. de l'imprim. t. I, p. 1/49) fixe cette mort au ik fé-
vrier i468, prenant par inadvertance la date donnée par Joannis à la
lettre de Homery pour la date de la mort de Gutenberg.
2 Oratio in memoriam Marsilii, ab Inghen. s. 1. (Heidelberg), 1/199,
in -4°.
3 Je ne m'amuserai pas à réfuter Meerman , qui prétend que ce monu-
214 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
lui en fit ériger un autre dans l'hôtel de ce nom , où
l'on croit qu'il a fini ses jours1, et où était alors instal-
lée l'école de droit. L'épitaphe de ce monument était ainsi
conçue :
JO. GUTENBURGENSl MOGUNTINO 2,
QUI PRIMUS OMNIUM LITERAS AERE IMPRIMENDAS INVENIT,
HAC ARTE DE ORBE TOTO BENE MERENTI
IVO WITIGISIS HOC SAXGM
PRO MONUMENTO POSDIT. M D VIII 3.
ment fut érigé à la mémoire de Jean Gensfleisch le vieux, oncle de Jean
Gutenberg , et le voleur de Coster. Ce système , qui s'appuie uniquement
sur des contes, n'est pas sérieux. (\oy. Orig. typogr. t. II, p. 2o5, note éd.)
1 Suivant Wimpheling. Voyez ci-dessus, p. i63.
2 Meerman cite (t. II, p. i54 note) , d'après un ancien auteur, un mo-
nument érigé à Heidelberg à un Jean Gutenberg, dont l'épitapbe dit qu'il
porta l'imprimerie à Rome : « Hans Guttemberg ist mein nom. Die erst
n truckrcy bracht icb nacb Rom. Ritt vor mein seel. Gibt dir Gott lohn. »
II affirme , d'après une autre autorité , qu'il faut lire , au lieu de Hans Gut-
temberg, Hans von Laudenbach. Suivant ces nouvelles données, voici
quel serait le vrai texte de l'épitapbe [ibid. p. 2 3ç), texte et note) :
Hans von Laudebach ist mein nam ,
Die ersten bûcher truckt icb zu Rom.
Bitt vor mein seel, Gott gibt dir lohn.
Starb i5i4, auff Sanct Steffan.
Meerman pense que ce Laudenbacb fut un des premiers ouvriers qu'eu-
rent Sweinheim et Pannartz, à Rome, et que c'est pour cela qu'il s'attribue
l'honneur d'avoir imprimé le premier dans cette ville. Suivant le même
auteur [ibid. p. 267), cet ouvrier tirait son nom du lieu de sa naissance,
Laudenbacb , dans le Palatinat , à trois milles seulement de Heidelberg.
Il y aurait peut-être moyen de tout concilier en disant que cet artiste de
Laudenbacb était Jean Gensberg , imprimeur à Rome vers 1^73, et qui
avait commencé par être ouvrier de Sweinheim en 1467. La similitude
des noms aurait seule causé la méprise.
3 Serrarius , qui nous a conservé cette inscription dans son Moguntia-
carum rerum libri V, etc. (in-4°, 160.4), a probablement mal lu ce cbiffre.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE IV. 215
Ni l'une ni l'autre de ces deux épitaphes ne sont ve-
nues jusqu'à nous 1.
D'un autre côté, Wimpheling2 a glorifié Gutenberg
dans une épigramme célèbre, où il l'appelle d'un nom
étrange, qui est la traduction latine de son nom de fa-
mille (Gensfleisch ou chair d'oie) :
Fœlix Ansicare , per te Germania fœlix
Omnibus in terris prœmia laudis habet.
Urbe Moguntina, divino fuite Joannes
Ingenio , primus imprimis aère notas.
Multum relligio, multum tibi graeca sopbia,
Et multum débet lingua latina tibi.
car Witticb était mort le 4 décembre iSo']. (Voyez Gudenus, Cod. diplom.
t. III, p. 97 1.) M. Welter, qui donne cette inscription p. 53 de son livre,
a écrit m d vu, je ne sais d'après quelle autorité.
1 La seconde existait encore au commencement du XVIIe siècle, puis-
qu'elle a été vue par Serrarius.
2 Voyez le livre cité à la note 2 de la page 2 1 3.
216 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
CHAPITRE V.
JEAN FUST ET PIERRE SCHOIFFER.
1455-1466.
Devenu possesseur des caractères de Gutenberg et du
restant des Bibles que celui-ci avait imprimées, Fust avait
fait porter le tout dans son domicile particulier, la mai-
son zum Humbreicht, située rue des Cordonniers (Schu-
ster gasse), n° 88, et qui fut aussi plus tard désignée sous
le nom d'Imprimerie, comme la maison zum Jungen.
Nous avons vu précédemment que Fust avait jeté les
yeux sur Schoiffer pour remplacer Gutenberg dans la
direction de l'atelier typographique créé par ce dernier.
Pour se l'attacher plus sérieusement, Fust, qui connaissait
l'activité et le talent de cet ouvrier, lui donna le titre d'as-
socié , se réservant toutefois à lui-même le premier rang
dans l'association et la propriété exclusive de l'impri-
merie. Mais Schoiffer devint bientôt l'âme de l'atelier,
et quoique son nom ne figure qu'en second lieu dans les
souscriptions, c'est à lui seul que revient l'honneur de
l'exécution des publications faites au nom des deux as-
sociés. On ne sera donc pas surpris si je néglige un peu
la personne de Fust au commencement de ce chapitre ,
destiné surtout à faire connaître les travaux de la nou-
velle entreprise ; je me réserve de donner à la fin de
curieux détails sur l'ex-associé de Gutenberg.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 217
Pierre Schoiffer1 naquit, vers 1 43o, à Gernsheim, pe-
tite ville située sur le Rhin, dans l'électorat de Mayence.
De là vint qu'il prit souvent (suivant en cela un usage
fort commun alors) le nom de Gernsheim 2, et même
celui de Mayence , beaucoup plus connu à l'étranger que
celui du lieu où il était né, d'ailleurs très-voisin de cette
ville.
Dès qu'il eut atteint une vingtaine d'années, Schoiffer
vint suivre les cours de l'Université de Paris, qui était
depuis plusieurs siècles déjà la plus célèbre du monde,
et où tout homme d'intelligence aspirait à passer quelque
temps. La bibliothèque de Strasbourg possède encore un
curieux manuscrit daté de cette époque , et où on lit la
souscription suivante , dont Schœpflin a donné un fac-
similé 3 : « Hic est finis omnium librorum tam veteris quam
«nove loice (lisez loqice); completi per me Petrum de
« Gernszheim, alias de Moguntia, m. cccc. xlix. in glorio-
« sissima Universitate Parisiensi. »
Je parlerai plus en détail de ce curieux volume à l'ar-
1 Le nom de cet artiste se trouve diversement écrit dans les anciennes
impressions, ainsi que dans les manuscrits du temps; on y lit : Schoffer,
Schoffer, Schoffer, Schoiffer, Schoifher, Schoyffer, Schoyffhcr, Schaefcr.
Comme ce nom signifie en allemand berger, on le trouve encore latinisé
en Opilio.
2 Ou Gernszheim : prononcez Guernecheim , à la manière allemande. Ce
nom est aussi écrit de diverses façons dans les monuments contemporains-,
mais la forme la plus habituelle est Gernshei .u C'est à tort que Mercier
(Suppl. à l'hist. de l'imp. de Marchand, 2e ;dit. p. 2) dit qu'il faut écrire.
Gerneserheim , prenant la double s dure I j) pour un signe d'abréviation.
3 Vindiciœ typographiew ,pl. vu.
218 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
ticle consacré à la capitale de la France. Il me suffira de
relever ici l'erreur dans laquelle sont tombés ceux qui
font de Schoiffer un simple maître d'écriture chargé de
donner des leçons de son art à la fdle de Fust1, et pour
cela seul, disent-ils, qualifié de clerc. Schoiffer avait
beaucoup plus de droits à ce titre qu'ils ne le supposent ,
puisqu'il était clerc dans toute l'acception du mot, et de-
vint même plus tard juge laïque de Mayence.
A quelle époque Schoiffer quitta-t-il Paris ? Quand
vint-il se fixer à Mayence ? C'est ce qu'on ignore encore.
Tout ce qu'on sait, c'est qu'il était dans cette dernière
ville en iA55, époque où il figura comme témoin de
Fust dans la pièce que j'ai transcrite précédemment, et
qui contient les détails du procès que ce dernier eut
avec Gutenberg. Si l'on en juge par le rôle qu'il joua de-
puis dans les fastes de l'imprimerie, on a tout lieu de
croire que Schoiffer était employé depuis quelque temps
dans l'atelier de Gutenberg et y avait acquis une certaine
importance. Il y exerçait probablement la profession de
calligraphe. Gutenberg avait, en effet, besoin d'artistes
pour écrire les rubriques et peindre les capitales ornées
de sa Bible; il est donc très-possible que Schoiffer ait
été chargé de ce soin : et ce qui vient à l'appui de cette
opinion , c'est que c'est justement par un procédé destiné
1 La Serna Santander, Dict. bibl. 1. 1 , p. 118. D'autres auteurs vont plus
loin ; ils font de Schoiffer un domestique , se fondant sur le nom defamu-
las que lui donne l'abbé Trithème. Ce mot ne veut pas dire autre chose
([\i employé , attaché à la famille à un titre quelconque.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 219
à suppléer au travail des calligraphes , dont il avait pu se
rendre bien compte, qu'il se signala dans la typographie.
Quoi qu'il en soit, devenu associé de Fust, Schoiffer
fit son début dans la carrière typographique par un coup
de maître , en donnant aux Bibles de Gutenberg un ca-
chet particulier, destiné à faire oublier le travail de cet
artiste. Il en réimprima le premier cahier1 en ayant soin
de resserrer la composition , de manière à ne plus don-
ner aux neuf premières pages que ko lignes au lieu de
k 2. La dixième n'ayant pu finir précisément à ko lignes
en reçut k 1 . Craignant sans doute de rencontrer plus
loin d'autres obstacles de même genre, qui auraient
rendu son travail fort irrégulier, Schoiffer laissa aux dix
autres pages du cahier les k 2 lignes qu'elles avaient pri-
mitivement. Pour donner ensuite aux premières pages
la même hauteur qu'aux autres , qui avaient une ou deux
lignes de plus, il les interligna avec des bandes de pa-
1 Rien ne prouve , à la rigueur, que ce fût sur la Bible qu'il commença
ses essais , mais la chose me semble toute naturelle. L'exemplaire en pa-
pier que possède la Bibliothèque nationale de Paris, et qui est souscrit
par Henri Cremer, à la date du mois d'août 1 456 , aurait pu lever tous les
doutes, s'il n'était pas aussi incomplet; mais cet exemplaire est horrible-
ment mutilé. Il manque en tête du premier volume quarante-six feuillets ,
sans parler de ceux qui ont été coupés dans l'intérieur, particulièrement
aux endroits qui auraient pu indiquer si c'est un exemplaire primitif ou
un exemplaire modifié. Le second volume n'est pas moins maltraité : il y
manque trente et un feuillets au commencement, sans compter ceux de
l'intérieur. Partout les lettres ornées ont été retirées. Le propriétaire de ce
livre qui y a opéré de pareilles mutilations a eu une idée bien malheu-
reuse. Complet, cet exemplaire, avec ses souscriptions, serait aujour-
d'hui d'un prix inestimable.
220 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
pier ou de parchemin en nombre suffisant, car il n'est
pas nécessaire de dire qu'il n'existait pas alors d'inter-
lignes, et surtout d'interlignes ayant moins d'un point
typographique. Pour la page de l\ 1 lignes, les interlignes
n'ont pas même un demi-point1.
Schoiffer ne se contenta pas de ce changement : il
exécuta à la presse , à l'aide d'un second tirage en rouge ,
les trois rubriques qui se trouvent dans ce cahier, aux
pages 1, y et 9. Ces modifications donnèrent à la Bible
de Gutenberg un aspect tout différent aux yeux de ceux
qui ne regardaient que les premières pages du livre. Pour
que l'illusion fût plus complète, Schoiffer tira aussi en
rouge les rubriques de la première feuille du cahier 1 à ,
qui commence le second volume dans les exemplaires
en quatre volumes. Je pense qu'il ne fit pas recomposer
cette feuille2, parce qu'il n'y fit point d'aulre changement,
et qu'il lui suffisait, par conséquent, d'exécuter à l'im-
pression les rubriques restées en blanc sur les feuilles
déjà tirées en noir. Ainsi modifiées, ces Bibles purent
passer pour des produits de la nouvelle association, et
être vendues comme telles.
J'ai dit précédemment que Gutenberg avait fait gra-
1 Nous avons démontré précédemment (p. 1 85) l'absurdité du système
de M. Sotheby, qui attribue la différence qu'on remarque entre la hauteur
de chaque page de ce premier cahier de la Bible de Gutenberg à l'exis-
tence de fontes distinctes du même caractère sur des corps divers.
2 Je n'ai pu vérifier le fait, parce que le seul exemplaire de Paris qui
aurait pu m'en donner le moyen (celui de Cremer) est incomplet, et que
je n'ai pu voir, lors de mon séjour à Londres, celui de M. Perkins.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 221
ver, outre le caractère de sa Bible, qui a environ dix-huit
points typographiques, deux autres gros caractères go-
thiques pour imprimer un Psautier destiné aux chants
d'église : c'était là un digne pendant delà Bible. J'attribue
à Gutenberg ces deux caractères, qui ont, l'un trente
points, l'autre trente-sept, non-seulement parce qu'ils
ont la même forme que celui de la Bible, mais encore
parce que l'emploi qu'en fit Schoiffer, peu de temps après
la rupture de l'association de Fust et Gutenberg, prouve
qu'ils ont dû être tout au moins gravés par ordre de ce
dernier, Schoiffer n'ayant pu en si peu de temps faire
graver les poinçons , fondre les caractères et exécuter le
livre , qui dut prendre un temps considérable , à cause
des différents tirages que demandait chaque feuille.
Possesseur de ces magnifiques caractères, Schoiffer
songea à en faire un emploi qui constatât sa supériorité
artistique d'une manière éclatante. Déjà, comme nous
l'avons vu, il a fait sur quelques feuilles de la Bible un
premier essai d'impression en rouge, qui lui a parfaite-
ment réussi. Cette fois, ce ne sont pas seulement quel-
ques rubriques qu'il veut imprimer en couleur distincte ,
il a la prétention d'exécuter à la presse ces lettres aux
formes si diverses, aux arabesques si gracieuses, qui
ornent les manuscrits du moyen âge. Il entreprend un
Psautier où les difficultés typographiques surgissent à
chaque page. Là, il n'y a pas seulement des lettres or-
nées , il y a une profusion immense de lettres rouges se-
mées dans le texte, etc.
222 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Schoiffer, qui a tout prévu, ne se laisse pas arrêter
par les obstacles. Il fait graver ses dessins sur bois par les
plus habiles artistes de cette époque, et parvient à exécu-
ter un véritable chef-d'œuvre typographique , qui fait en-
core aujourd'hui l'admiration de tous ceux qui le voient.
Le fait qui doit surtout frapper un typographe , c'est l'exé-
cution de certaines lettres , car elle semble prouver que
Schoiffer fit usage du procédé d'impression retrouvé de
nos jours par Congrève, qui lui a donné son nom. Ces
lettres présentent même des complications auxquelles
n'aurait pas voulu s'assujettir le nouvel inventeur, qui
s'est contenté généralement d'imprimer en couleurs dis-
tinctes des sujets placés dans des cartouches bien tran-
chés, tandis que certaines lettres du Psautier deman-
daient un emboîtage multiple. On pourrait sans doute
obtenir ce résultat par des tirages successifs, mais non
pas avec la même précision. M. Fischer cite, il est vrai 1,
un exemple où les couleurs de l'une de ces lettres (em-
ployée dans un Donat déjà mentionné page 1 66, et dont
il sera question longuement plus loin) semblent chevau-
cher, ce qui lui a fait croire à l'emploi de deux formes
pour le tirage d'une même lettre ; mais le dessin qu'il a
fait, et qui est très-exact, comme je m'en suis assuré sur
le livre même, lui donne tort. En effet, l'imperfection
signalée ne provient pas d'un défaut de registre, mais
d'un accident qui a gâté l'arabesque.
Le Psautier de i A5 7 est un in-folio un peu carré, dont
1 Essai, etc. p. 7 1\.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 223
les pages (j'entends parler de la partie imprimée et non
des marges, qui varient dans chaque exemplaire) ont
vingt centimètres de largeur et trente centimètres de
hauteur. Le volume complet doit être composé de cent
soixante et quinze feuillets, divisés par cahiers de cinq
feuilles , comme la Bible de Gutenberg. Les dix premiers
cahiers du moins sont ainsi ; le 1 1 e n'a que quatre feuilles ;
le 1 2e, trois; les 1 3e et i Ae, cinq-, le î 5e, quatre et demie ;
la disposition du reste du volume est fort difficile à dé-
terminer, parce que, quelques exemplaires s'arrêtant au
1 5e cahier, les autres ont subi des modifications suivant
le goût des détenteurs.
Voici la composition de l'exemplaire de la Bibliothèque
impériale de Vienne, qui passe pour être le plus com-
plet et le mieux conservé:
Les cent trente-six premiers feuillets renferment les
psaumes accompagnés d'antiennes , de prières et de col-
lectes. Au verso du 1 3 6e feuillet est le cantique de Siméon,
suivi, jusqu'au recto du i^>je, de prières et de collectes.
Au verso du î 37e commencent les litanies des saints,
suivies aussi de prières et de collectes jusqu'au verso du
1 43e, qui est blanc. Après vient une partie de onze feuil-
lets, renfermant les vigiles de l'office des morts, qui
finissent au verso du 1 5 h\ également blanc. Les vingt et
un feuillets suivants renferment les hymnes et les offices.
Presque tout l'ouvrage est composé avec le gros ca-
ractère , qui a trente - sept points , et dont vingt lignes
forment la page. Quelques parties seulement sont im-
224 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
primées avec le petit caractère, qui a trente points. H y a
aussi un grand nombre de lignes en caractères de trente
points parsemées dans le gros texte. Comme dans la
Bible de Gutenberg, les lignes ne sont pas conduites
jusqu'au bout de la justification : il reste souvent un es-
pace vide à la fin , parce qu'on n'a pu y faire entrer au-
cune syllabe du mot suivant.
Beaucoup d'auteurs nient que ce livre ait été exé-
cuté avec des caractères fondus : suivant les uns, et de
ce nombre est Fournier1, il aurait été imprimé avec des
lettres de bois ; suivant les autres , avec des caractères de
métal gravé ; mais aucun d'eux n'a précisé sa critique :
tous s'en tiennent à des généralités qu'il est facile de ré-
futer. Ainsi, ils se contentent de dire que les mêmes
lettres diffèrent entre elles, sans dire lesquelles. Cette
prétendue variété des types entre eux peut venir de l'u-
sage où l'on était alors d'en graver plusieurs pour la
même lettre, comme je l'ai déjà dit. On avait d'ailleurs
ici une bonne raison pour en agir ainsi : c'est que la
grosseur du caractère et l'exiguïté de la justification au-
raient rendu presque impossible la composition du livre ,
si l'on n'avait eu des lettres de différentes forces. Quant
à moi, après une étude approfondie de plusieurs exem-
plaires, je déclare que ce livre est certainement imprimé
avec des caractères de métal fondus , et fondus avec une
précision admirable. Je me fais fort de prouver le fait à
qui voudrait le nier, à la simple inspection des exem-
1 De l'origine de l'imprimerie, p. 23 1.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 225
plaires de la Bibliothèque nationale de Paris. Je précise ,
parce que je reconnais que le doute est permis en face
de certains autres exemplaires sophistiqués, tels que
celui du British muséum, par exemple, qui a des lignes
entières écrites à la main. J'ignore le motif qui a porté
à faire cette opération singulière; mais on peut s'en
rendre compte quand on songe au prix considérable de
ce livre 1. Il est possible que des exemplaires incom-
plets aient été achevés à la plume par d'habiles calligra-
phes. La sophistication de l'exemplaire du British muséum
est évidente : les feuillets sont encore couverts d'une es-
pèce de poudre blanche qui indique la récente préparation
qu'il a subie ; on voit aux folios 1 o recto , i 7 verso , 5 5
recto, des lignes évidemment retouchées, et qu'on pour-
rait prendre pour des caractères de bois, si les exem-
plaires authentiques ne donnaient pas un démenti à cette
apparence. Je citerai une remarque curieuse que j'ai faite,
et qui démontre que ce livre est bien imprimé en carac-
tères fondus. Dans les litanies, le mot sancta, écrit avec
abréviation std, se trouve un grand nombre de fois dans
la même page. Eh bien , ïcl laisse voir presque constam-
ment un accident fort commun clans la fonte des carac-
tères, et qu'on appelle un manque : le trait fin de la panse
supérieure n'est pas venu dans le moule, et présente à
l'impression une petite lacune (et). Au reste, on peut
1 Le principal exemplaire de la Bibliothèque nationale de Paris, quoi-
que fort maltraité et incomplet de six feuillets , a coûté i 2,000 francs. Au-
jourd'hui on n'en aurait certainement pas un semblable pour 5o,ooo francs.
226 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
invoquer deux faits importants contre l'opinion assez gé-
nérale qui conteste aux caractères du Psautier de 1 k 5 7 la
qualité de métal fondu : le premier, c'est que si ce livre
était en caractères de métal gravé, on ne se serait pas
donné la peine de faire des cahiers de cinq feuilles , de-
mandant ainsi plus de quinze mille lettres : il suffisait
d'en faire pour une feuille ou deux, et de les employer
successivement ; le second , c'est que si ces caractères
étaient en bois (ce qu'il est impossible d'admettre d'ail-
leurs en présence de la netteté de l'impression), ils n'au-
raient pas été employés pendant près d'un siècle , comme
l'ont été ceux-ci ; car on connaît quatre autres éditions
de ce livre imprimées successivement avec ce caractère ,
la première en 1 Zi 5 9 ; la seconde en 1 1\ 90; la troisième
en 1 5o 2 ; et la quatrième en 1 5 1 6 ï. Cette dernière est
imprimée par Jean Schoiffer, fils de Pierre , qui avait hé-
rité de l'imprimerie de celui-ci. Des caractères de bois
n'auraient pas fait un pareil usage , et bien certainement
n'auraient pas été employés au xvie siècle.
1 Cette édition, dont un exemplaire en papier se trouve à la Biblio-
thèque nationale de Paris , est décorée d'un frontispice où l'on voit le por-
trait de saint Benoît gravé sur bois. H se compose décent soixante et quinze
feuillets , non compris le frontispice , au haut duquel on lit : Psalterium
ordinis S. Benedicti de observaiione Burff'eldensi. Il se termine par une
ligne dont les mots sont imprimés alternativement en rouge et en noir,
et qui est ainsi conçue : « Impressum Moguntie , per Joannem Schôffer,
« 1 5 1 6. » On y voit encore la grande lettre au lévrier ; mais elle est toute en
rouge, soit que l'imprimeur ait été incapable d'exécuter le tirage en cou-
leur de la première édition, soit qu'il ait jugé la chose trop dispendieuse
à une époque où les livres avaient beaucoup baissé de prix.
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE V. 227
Il est bien entendu toutefois que les observations précé-
dentes ne s'appliquent pas aux lettres ornées, quisontcer-
tainement en bois. La première de toutes , qui est la plus
grande et la seule imprimée en trois couleurs, bleu , rouge
et pourpre, a neuf centimètres de haut sur dix de large,
sans compter les ornements, qui occupent toute la marge
et qui ont trente-deux centimètres de haut. Cette lettre
représente un B entouré d'arabesques , de feuillages et de
fleurs; on voit dans un de ses jambages un lévrier cou-
rant après une perdrix au vol. Heinecke l'a reproduite x;
plusieurs autres auteurs l'ont donnée aussi; je citerai par-
ticulièrement MM. Wetter2 et Falkenstein3. Un fait fort
curieux à noter, c'est que SchoifFer a varié les couleurs
de ces lettres ornées dans les différents exemplaires de
son Psautier, outre qu'il a fait subir quelques change-
ments au texte : de sorte que les cinq ou six exemplaires
qui restent de ce livre ne se ressemblent pas entre eux,
ce qui a donné matière à plus d'une dispute entre les
bibliographes. Cette circonstance vient confirmer ce que
j'ai dit déjà du mode d'impression employé par Schoif-
fer. Mais ce qui le prouve péremptoirement, à mon avis,
c'est que la lettre au lévrier a été imprimée en une seule
couleur dans l'édition de 1 5 1 6. La chose n'aurait pas été
possible, si les deux principales pièces qui composent
cette lettre n'avaient pu s'emboîter ; ou du moins on ne
1 Idée générale, etc. p. 266.
'' Kritische Geschichte, etc. pi. VII et VIII.
: Geschichte, etc. p. 1 2 2 .
228 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
pourrait pas s'expliquer le motif qui aurait porté Jean
Schoiffer à imprimer cette lettre en une seule couleur, si ,
en effet, les deux pièces avaient dû être tirées séparément.
Le Psautier de 1 h 5 7 est terminé par une souscription
que plusieurs auteurs ont reproduite en fac-similé1, et
où l'on trouve dès le second mot une faute d'impression
étrange, faute qui a échappé à tous les remaniements,
et qui paraît là comme le cachet typographique. Voici
cette souscription avec la restitution de ses abréviations :
«Presens spalmorum (pour psalmorum) codex, venustate
« capitalium decoratus , rubricationibusque sufïicienter
« distinctus , adinventione artificiosa imprimendi ac ca-
« racterizandi absque calami ulla exaratione sic effigiatus,
« et ad eusebiam Dei industrie est consommatus per Jo-
«hannem Fust, civem Moguntinum, et Petrum Schoffer
«de Gernszheim, anno Domini millesimo. cccc. lvii. in
«vigilia Assumpcionis. » Au-dessous de cette souscrip-
tion, on voit dans quelques exemplaires un double écus-
son , également imprimé en rouge , et portant les armes
des deux imprimeurs. Ces armes devinrent ensuite la
marque artistique de l'atelier, car Schoiffer les a conser-
vées sur ses livres après la mort de Fust, et ses fils et
petits-fils s'en sont également servis2.
1 Voyez Heinecke, Idée générale, etc. p. 266. — Histoire de l'Académie
des inscriptions et belles-lettres , t. XIV, p. 2 54. — Wetter, Kritische Ge-
schichte, etc. pi. VIII. — Falkenstein , Geschichte, etc. p. 1 2 4 •
2 Ainsi on retrouve ce double écusson sur un ouvrage imprimé en 1 532
par Ivon Schoiffer, petit-fils de Pierre : Joannis Anchonii Campani, etc. De
ingratitndine fugienda , in-8°, Mayence, 1 532. Je cite cet ouvrage parce
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 229
Quelques auteurs ont prétendu que Schoiffer était
l'inventeur du poinçon , et cela au détriment de Guten-
berg , à qui ils n'accordent que l'invention des caractères
en bois. La souscription du Psautier, et elle a été suivie de
beaucoup d'autres du même genre , renverse tout l'écha-
faudage de raisonnements qu'on a fait à ce sujet. Schoiffer
revendique-t-il dans cette souscription l'honneur qu'on
veut lui attribuer aujourd'hui? Nullement. Tout ce qu'il
demande , c'est la gloire d'avoir imprimé ou écrit sans le
secours de la plume, à l'aide du nouvel art, ce livre de
psaumes orné de belles capitales et suffisamment distingué
par ses rubriques. C'est, en effet, par cette innovation ar-
tistique que Schoiffer se distingue de Gutenberg. Tous
ceux qui connaissent le mécanisme de l'imprimerie con-
viendront, certainement, qu'il était impossible de pousser
plus loin qu'il ne l'a fait dans son Psautier la perfection de
cet art. Au reste, il fut bien récompensé de ses peines.
Son livre s'épuisa rapidement, et il dut s'occuper presque
aussitôt d'en faire une seconde édition , qui fut terminée
le 29 août 1 A 5 9 , c'est-à-dire deux ans après la première.
Cette nouvelle édition est conforme à la précédente,
sauf la justification, qui est un peu plus grande. Les pages
de la première n'avaient que 20 lignes, celles de la se-
conde en ont 2 3. On a aussi supprimé quelques prières
à la fin. Tout cela réuni a réduit le volume à cent trente-
six feuillets au lieu de cent soixante et quinze.
qu'il est un de ceux qu'a omis M. Schaab dans sa liste des livres portant
le nom de Schoiffer.
230 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
La souscription placée à la fin de cette seconde édi-
tion du Psautier se fait remarquer d'abord par l'absence
de la faute qui se trouve à la première , et ensuite par les
termes de la fin , qui sont tels, à partir du mot effigiatus :
« et ad laudem Dei ac honorem sancti Jacobi est con-
«sommatus per Johannem Fust, civem Moguntinum,
« et Petrum Schoif her de Gernszheym , clericum. Anno
«Domini millésime cccc. lix., xxix die mensis Augusti. »
Les bénédictins de Saint- Jacques , de la ville de
Mayence , se fondant sur ces mots ac honorem sancti Ja-
cobi1, prétendaient que leur abbaye avait fait les frais de
cette impression ; mais le fait me paraît peu probable :
tout au plus contribuèrent-ils pour une part dans la dé-
pense, qui dut être considérable2. Ce livre fut réimprimé
1 Gercken et après lui Panzer [Ann. typocjr. t. II, p. 112) ont men-
tionné deux exemplaires existants en 1786 à Mayence, l'un dans la collé-
giale de Saint-Alban , avec ce changement dans la souscription : ad lau-
dem Dei ac honorem S. Albani; l'autre dans celle de Saint-Victor, avec cet
autre changement : ad laudem Dei ac honorem S. Vwtoris. Lambinet et Van
Praet prétendent que ces exemplaires sont chimériques. H n'y aurait rien
d'étonnant cependant à ce que Schoiffer eût exécuté un changement pour
chacun des exemplaires destinés à ces diverses maisons religieuses. La
chose me paraît même fort naturelle. Nous voyons, en effet, que l'exem-
plaire de l'édition de 1/190, cité dans les Acta eruditorum Lipsiœ (année.
1740, p. 356), porte le. nom de S. Benoît, probablement parce qu'il avait
été destiné à une maison religieuse ayant ce bienheureux pour patron.
L'édition dei5i6porte également le nom d'une maison de l'ordre de Saint-
Benoît : Psalterium ordinis S. Eenedicti de observatione Burjfeldensi. (Voyez
ci-dessus, page 226, note.)
2 La bibliothèque de Mayence n'a pas d'exemplaire de l'édition de
1 457 ; mais elle en possède un de l'édition de 1 /|5c). Il provient de la Char-
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 231
en î/iSg, parce que l'édition de îlibj s'était épuisée,
comme on le réimprima eni/jo,o,i5o2,i5i6, etc. tou-
jours avec les mêmes caractères, ce qui est une réfuta-
tion suffisante, comme je l'ai dit, de l'opinion de ceux
qui prétendent que le célèbre Psautier de i/i5y est en
caractères de bois.
En même temps qu'il imprimait son Psautier, Schoiffer
s'occupait activement de faire graver des caractères d'une
nouvelle forme , pour imprimer d'autres ouvrages moins
dispendieux. Trois mois après la publication de la seconde
édition du Psautier, c'est-à-dire le 6 octobre i/i5o,, il
donnait au public un autre ouvrage, imprimé avec des
types entièrement différents de ceux qui lui avaient servi
jusque-là, et qui, comme nous avons vu, lui venaient de
Gutenberg. Ce nouveau livre , connu sous le nom de Ratio-
nale Durandi, forme un volume in-folio de cent soixante
feuillets à deux colonnes, de soixante-trois lignes à la co-
lonne, tiré comme d'habitude par cahiers de cinq feuilles ] .
treuse de la même ville , comme l'indique la note manuscrite suivante
qu'on trouve sur cet exemplaire : a Hoc Psalterium sibi pretio comparavit
« Carthusia S. Mich. extra Mog. infra E. S. patris nostri Brunonis, 1 655. »
1 C'est donc à tort que Malinckrot, dans sa Dissertation sur l'origine de
l'imprimerie, p. 67, dit que ce livre a vingt quaternwns : il n'a que seize
cahiers, mais chacun a cinq feuilles et non quatre, ce qui revient au même
à la vérité, quant au nombre total des feuillets du livre. On verra plus loin
pourquoi je relève ce fait, qui a de l'importance pour la clarté de la des-
cription. Le précieux exemplaire du Rationale que possédait Malinckrot
existe encore; il est enrichi d'une souscription manuscrite qui nous ap-
prend qu'il provient du couvent de religieux de Saint-François de Galilée,
proche Zutphen, dans les Pays-Bas, et qu'il avait été donné aux moines
232 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
La souscription de ce livre est conforme à celle du Psau-
tier : «Presens racionalis divinorum codex ofïiciorum,
« venustate capitalium 1 decoratus , rubricationibusque
« distinctus , artificiosa adinventione , etc. (i/i5g), sex.
« die Octobris. »
Les nouveaux caractères de Schoiffer, c'est-à-dire celui
du corps de l'ouvrage, qui a environ douze points typogra-
phiques, et celui de la souscription, qui en a quinze, sont
ronds, comme celui du texte du Tractatus de celebratione
missarum, que j'ai attribué précédemment à Gutenberg.
Cette forme convenait mieux que la gothique aux ouvrages
ordinaires, ayant une plus grande conformité avec l'écri-
ture du temps.
Il y a deux sortes d'exemplaires du Rationale; les uns
avec les capitales imprimées (qui sont celles du Psautier),
les autres avec les capitales faites à la main , et auxquels
par conséquent la souscription ne convient nullement.
Mais ce qu'il y a de plus curieux , c'est que l'espace laissé
par deux frères , Hermann et Jean Herwin , à la condition qu'on prierait
pour eux, et que le livre serait placé dans la bibliothèque du monastère,
et enchaîné, comme cela se pratiquait alors pour les livres les plus précieux.
( Wolf, Monum. tjpogr. t. I, p. 687.)
1 Van Praet [Vélins du roi, t. I, p. 62-63) cite un exemplaire de la Bi-
bliothèque nationale qui est sans souscription; mais c'est parce qu'elle a
été grattée pour donner plus de prix au livre. En exposant la feuille de vélin
au jour on voit parfaitement la trace de cette souscription. En général les
bibliographes sont beaucoup trop portés à admettre des différences entre
les divers exemplaires d'une même édition ; quelques études typographi-
ques les mettraient en garde contre ces prétendues différences, qui pro-
viennent la plupart du temps de fraudes peu délicates.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 233
en blanc dans ces derniers est en quelques endroits plus
considérable que celui occupé par les lettres ornées dans
les premiers. Aux livres III, IV, VII et VIII, il y a eu
certainement un remaniement après un premier tirage.
Van Praet croit que ce remaniement a eu lieu après le
tirage des exemplaires avec capitales , afin de donner plus
d'espace aux miniaturistes pour faire la capitale à la plume.
Je suis d'un avis contraire : je pense qu'on a d'abord tiré
les exemplaires en blanc, et que le remaniement n'a eu
lieu que lorsqu'on a voulu faire le tirage avec capitales ,
parce qu'alors on a été obligé de s'accommoder à la di-
mension de la lettre de bois , qui était moindre qu'on ne
l'avait cru. On n'aurait pas fait un remaniement pour
donner plus d'espace au miniaturiste, qui pouvait tou-
jours s'accommoder parfaitement de celui qu'on lui au-
rait laissé.
Un exemplaire du Rationale fut vendu à Venise, en
1 46 1 , dix-huit ducats l.
Si j'en juge par ce qui se pratique aujourd'hui , Schoif-
fer ne devait pas avoir moins de 3oo,ooo lettres de son
petit caractère pour exécuter ce livre. En eifet , la ligne
1 Van Praet, Catalogue (in-foL), p. 20 (7). Dans l'un des exemplaires
que possède la Bibliothèque nationale de Paris , on trouve deux notes ma-
nuscrites qui nous apprennent que ce volume appartenait en 1/I72 à un
chanoine de Saint-André-des-Arts (dont le nom est effacé), qu'il fut vendu
en 1^78 par Pasquier Bonhomme, libraire de l'Université de Paris, à un
chanoine de Sens (dont le nom est également effacé), et qu'il appartint
ensuite à maître Même Cadouet , qui en fit donation à maître Estienne
Prostat.
234 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
a environ Ao lettres, la colonne 63 lignes, ce qui donne
2, 5oo lettres à la colonne, 5,ooo à la page, 20,000 à la
feuille, 100,000 au cahier : soit, pour trois cahiers (un
sous presse, un autre en correction, un troisième en
composition ou en distribution), 3 00, 000.
L'année suivante, le 2 5 juin i46o, Schoifïer publia
un autre livre intitulé : Constitutiones Clementis papœ V,
una cum apparatu domini Johannis Andreœ. Ce livre, qui
est in-folio , et tiré également par cahiers de cinq feuilles,
nous offre l'exemple d'un nouveau genre de difficulté
vaincue. Le texte des constitutions de Clément, imprimé
avec le caractère employé dans la souscription du Ratio-
nale Durandi, est encadré dans les commentaires de Jean
André , imprimés avec le caractère du texte du même
livre. L'intelligence et l'adresse qu'a déployées le metteur
en page de ce livre est vraiment admirable. Il s'agissait de
faire marcher ensemble des proportions variables de
texte et de notes, et l'ouvrier, quel qu'il soit, qui a été
chargé de ce travail s'en est parfaitement acquitté.
Ce livre a été réimprimé trois ou quatre autres fois
par le même imprimeur et dans le même format. Toutes
les éditions ont à peu près la même souscription ; il n'y
a de différence que dans la date. Celle du a5 juin 1 1160,
qui nous occupe en ce moment, porte, comme tou-
jours, la mention que les rubriques ont été imprimées,
ainsi que le reste du livre, à l'aide de la nouvelle ma-
nière de caractériser. Mais les capitales sont restées en
blanc pour être faites par les enlumineurs.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 235
On ne connaît rien qui soit sorti des presses de Schoiffer
durant Tannée i46i, car on ne peut admettre que ce
soit à cette époque que furent imprimées les pièces contre
l'archevêque Diether de Isemburg, qui portent cette
date, et dont nous parlerons plus loin. Ces pièces, dont
M. Bechstein, de Meiningen, a le premier révélé l'exis-
tence , n'ont pu être imprimées qu'après la prise de
Mayence (en octobre 1/162) par Adolphe de Nassau,
compétiteur de Diether.
Quoi qu'il en soit, les presses de Schoiffer ne restèrent
pas inactives; car, outre une foule de livrets sans date
qu'on peut placer dans cette période , il était alors occupé
à imprimer une Bible qui fait près de 5oo feuillets ou
1 ,000 pages. Ce livre, exécuté avec le caractère du texte
des Clémentines , dont nous venons de parler, est à deux
colonnes de quarante-huit lignes chacune, et tiré comme
toujours par cahiers de cinq feuilles. C'est la première
Bible datée. Elle porte par excellence le nom de Bible de
Mayence , quoiqu'elle ne soit pas la première qui ait été
imprimée dans cette ville , comme nous l'avons vu. Elle
doit cet honneur à sa souscription. La Bible de k 2 lignes
est plus généralement connue sous le nom de Bible Ma-
zarine, parce que c'est l'exemplaire de la bibliothèque
française de ce nom qui a le premier attiré l'attention
des bibliographes; de même que la Bible de 36 lignes
est connue sous le nom de Schelhorn, qui le premier l'a
signalée aux érudits.
La Bible de 1/162 est divisée en deux volumes. Le
236 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
premier contient 2/12 feuillets, et se termine par la sous-
cription suivante , imprimée en rouge :
Anno m. (ici le double écusson) cccc. lxii.
Le second volume a 239 feuillets, et se termine par
une souscription en rouge qui varie dans quelques exem-
plaires. Voici les deux principales variantes :
i° Presens hoc opusculum artificiosa adinventione imprimendi
seu caracterizandi absque calami exaratione, in civitate Moguntina,
sic effigiatum , et ad eusebiam Dei industrie per Johannem Fust
civem , et Petrum Schoiffher de Gernszheym , clericum diotesis
ejusdem, est consummatum , anno Domini m. cccc. lxii, in vigilia
Assumpcionis virginis Marie.
2° Presens hoc opusculum finitum ac completum, et ad euse-
biam Dei industrie, in civitate Mogunlina, per Johannem Fust
civem, et Petrum Schoiffher de Gernszheym, clericum diotesis ejus-
dem, est consummatum, anno Incarnacionis Dominice M. cccc. lxii,
in vigilia Assumpcionis gloriose virginis Marie.
La plus grande différence qui existe entre ces deiix
souscriptions est l'omission dans la dernière du mode
d'exécution du livre. Plusieurs auteurs1 ont prétendu
que les exemplaires où l'on ne trouve pas les mots artifi-
ciosa adinventione imprimendi seu caracterizandi absque ca-
lami exaratione avaient été vendus comme manuscrits à
Paris. Ils ajoutent que, sur la plainte portée par les ache-
teurs contre Fust, qui les avait vendus lui-même, ce der-
nier fut poursuivi par le parlement, pour survente, et
1 Gabriel Nantie, Addition à l'histoire de Louis XI, p. 290; l'abbé Mer-
cier, Supplément à l'histoire de l'imprimerie, p. 10, etc.
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE V. 237
forcé de fuir. Mais c'est là tout simplement un conte,
comme je le prouverai plus loin. A l'époque de la
publication de cette Bible, la nouvelle de l'invention
de l'imprimerie était répandue dans l'Europe entière.
Cinq ou six productions de cet art l'avaient hautement
signalée depuis 1 45y , et Paris moins qu'aucune autre
ville ne pouvait l'ignorer. Nous verrons qu'en effet Paris
connut la découverte de fort bonne heure, et se mit
même en mesure de l'exploiter immédiatement. Tout
ce qu'on peut conclure du récit des chroniqueurs, c'est
donc le voyage de Fust à Paris vers 1 463 ; car en 1/162
il lui eût été impossible de sortir de Mayence , cette ville
étant alors assiégée par Adolphe de Nassau, qui s'en em-
para le 28 octobre.
Les différences qu'on remarque dans les souscriptions
de la Bible de 1/162 sont peut-être uniquement dues à
des erreurs réparées. Il est certain qu'on rencontre beau-
coup d'autres irrégularités dans ce livre. Les changements
qu'il a subis sont parfois si considérables, que plusieurs
bibliographes sont persuadés qu'il y a eu plusieurs édi-
tions la même année. Seemiler a soutenu cette opinion
dans une dissertation particulière qu'il a publiée à Ingol-
stadt, en 1785, sous ce titre : De latinoram Bibliorum
cum nota anni 1Ù62 impressa duplici editione Moguntina
exercitatio1 . Il y signale un certain nombre de variantes
tirées d'un exemplaire de la bibliothèque d'Ingolstadt , et
d'un second dont s'est servi Masch pour décrire ce livre
1 In-quarto de dix pages.
238 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
dans la nouvelle édition de la Bibliotheca sacra, de Le-
long1.
Mais de ce que ces variantes existent réellement doit-
on en conclure que le livre a été mis sous presse autant
de fois qu'il y a d'exemplaires dissemblables? C'est ce
qu'on ne peut raisonnablement admettre. Les feuillets
qui diffèrent, et qui se réduisent en réalité à un petit
nombre, sont des carions qui contiennent ou des correc-
tions importantes , ou des omissions essentielles qu'on
s'est empressé de réparer dès qu'on les a découvertes.
Pour ne citer qu'un seul exemple , on a remarqué qu'au
folio 5 1 du second volume , chapitre lviii d'Isaïe , une ligne
entière ayant été omise, par suite de quelques remanie-
ments, comme on le voit dans les exemplaires primitifs,
on l'a restituée au moyen de la réimpression du feuillet.
Dans les exemplaires intacts, ce feuillet commence au
recto, colonne première, par la ligne : p. dié, etc. dans
ceux pour lesquels on a fait un carton , il commence au
contraire par la ligne qui avait été omise : clamor, etc.
Une erreur plus singulière peut-être, quoique moins
importante , et qui n'a pas été réparée , c'est le mot opus-
culum, qui se retrouve dans toutes les souscriptions de
ce livre, et qui jure avec ses proportions peu communes.
Maittaire 2 prétend qu'il y a des exemplaires qui portent
le mot opus, mais Van Praet, mieux renseigné, affirme
le contraire , et doit être cru.
1 Part. II, t. III, p. 98.
2 Ann. typogr. t. I, part. I, p. 272 , édit. 1733.
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE V. 239
Van Praet 1 mentionne un exemplaire de la Bible de
1/162 sur lequel était inscrit un acte de vente en latin,
dont voici la traduction. «Moi, Hermann, d'Allemagne,
facteur (institor) de l'honnête et discret Jean Guymier,
libraire juré de l'Université de Paris , confesse avoir vendu
à l'illustre et savant maître Guillaume de Tourneville ,
archiprêtre2 et chanoine d'Angers, mon seigneur et très-
respectable maître , une Bible imprimée à Mayence , sur
parchemin, en deux volumes, pour le prix et somme de
ho écus, que j'ai touchés réellement, etc. En foi de quoi
j'ai apposé ici mon sceau, le 5e jour du mois d'avril, l'an
du Seigneur m. cccc. lxx. (1/171 nouveau style). »
Outre l'impression de cette Bible , l'atelier de Schoif-
fer produisit en 1/162 plusieurs documents relatifs aux
troubles civils qui affligeaient alors le diocèse de Mayence.
Le premier est un manifeste en allemand de l'archevêque
Diether de Isemburg contre Adolphe de Nassau, son
compétiteur, qui était soutenu par le pape et l'empereur.
Ce manifeste est daté du 6 avril 1 1162 , et dut être pu-
blié presque aussitôt. Il forme un in -piano exécuté avec
le caractère du Rationale, et composé de 1 06 lignes, em-
brassant toute la largeur du papier, et ayant 32 centi-
1 Catalogue (in-fol.), p. 5g.
2 Meerman, qui cite ce document (Ong. typogr. t. I, p. 7, note x), a
commis deux fautes dans les lignes qu'il lui a consacrées, l'une en prenant
Hermann pour le facteur de Schoiffer (il le devint à la vérité plus tard,
mais il ne l'était pas encore), l'autre en donnant à Guillaume de Tourne-
ville le titre d'archevêque d'Angers : Guillaume n'était qu'archiprètre de
cette ville.
240 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
mètres de large et /iq de haut. Je connais l'existence de
quatre exemplaires de ce curieux monument typogra-
phique, désigné sous le nom de Manifeste de Diether de
Isemburg :
i° Dans la Bibliothèque royale de Munich;
20 Dans la bibliothèque de lord Spencer à Althorp, en
Angleterre ;
3° Dans la Bibliothèque publique de Strasbourg;
k° Dans les archives de la ville de Francfort-sur-le-
Main.
C'est ce dernier exemplaire que j'ai étudié : il porte
au dos une souscription manuscrite en allemand , par
laquelle nous apprenons qu'il a été adressé aux « maîtres
et membres de la corporation des pêcheurs de Franc-
fort. » C'est comme document original qu'il se trouve
dans les archives de Francfort1. On voit dans le texte
quelques corrections faites à la main. On a oublié de
mettre en commençant la lettre A (la pièce débute par
le mot allen), qui avait été laissée en blanc à l'impres-
sion pour le rubricateur, suivant l'usage.
Diether ayant été chassé de la ville de Mayence, dont
son compétiteur se rendit maître de vive force le 28 oc-
tobre 1 462 , SchoifFer imprima alors une série de pièces
de même genre, mais d'un esprit opposé : je veux parler
des actes mêmes qui , dès 1 46 1 , avaient proclamé la dé-
chéance de Diether de Isemburg, et qu'on jugea conve-
1 M. l'archiviste Hertzog mit beaucoup d'obligeance à me faciliter l'étude
de ce monument lors de mon premier voyage à Francfort.
PREMIÈRE PARTIE.— CHAPITRE V. 241
nable de répandre dans le pays pour mieux achever la
ruine de ce prélat.
Voici la description de ces pièces, au nombre de cinq,
d'après ce qu'a écrit M. Bechstein , de Meiningen , qui
en est propriétaire1, dans un article du journal allemand
le Serapeum'2, dans les deux seuls volumes parus jusqu'ici
du Deutsches Muséum3, et dans quelques lettres particu-
lières à moi adressées :
La première est une lettre de l'empereur Frédéric III ,
proclamant la déchéance de Diether de Isemburg. Elle
est datée du samedi avant la Saint-Laurent (autrement dit
du 8 août 1 46 1 , car la Saint-Laurent tombait le lundi î o),
et est imprimée sur une demi-feuille de papier, avec le
caractère de la Bible de î 462. Ce document est en alle-
mand ; il a été publié par Gudenus4, mais avec une or-
thographe modernisée , et avec quelques changements
dans les premières lignes. Il commence ainsi (avec omis-
sion de la première lettre) : « [W]ir Friederich, etc. » et
finit par la date du règne de l'empereur. Le tout forme
28 lignes disposées dans la plus grande largeur du papier5.
1 On m'apprend que ces pièces ont été acquises depuis par M. Cule-
mann, imprimeur à Hanovre, qui possède une bibiiothèque fort riche en
livres des premières années de l'imprimerie.
2 T. I, p. 3o5 (3i octobre i84o).
3 T. I, p. io5, et t. II, p. i3q. (Ces volumes, publiés par M. Bechstein
même, ont été imprimés à Iéna, en 1 842-43, in-8°. )
4 Cod. dipl. t. IV, p. 345.
5 M. Bechstein en a donné un fac-similé et une description détaillée
dans le premier volume du Deutsches Muséum, p. io5 et suiv.
16
242 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Ce dernier est fort, et son filigrane porte une couronne
surmontée d'une croix.
Les quatre autres pièces sont toutes des brefs ou bulles
du pape Pie II, en langue latine, datées de Tivoli, et di-
rigées contre Diether de Isemburg. Elles sont imprimées
avec le petit caractère du Rationale. Elles commencent
toutes, avec omission de la première lettre, par les mots:
« [P]ius episcopus servus, etc. » Elles ont été publiées dans
la Mocjuntia devicta de Heîlwich1, mais avec une ortho-
graphe modernisée.
La première de ces bulles, relative à la déchéance
de Diether, se compose de 87 lignes, qui remplissent
une feuille de papier in-plano2, comme le Manifeste de
ce dernier. G et acte donne les motifs de la déchéance
de l'archevêque de Mayence , et ordonne de le fuir comme
une bête malade et pestilentielle (morbidum pecudem et
pestilentem bestiam). La date, qui se retrouve sur les trois
autres bulles , est ainsi conçue : « Datum Tyburi , anno
« Incarnationis Dominice millesimo quadringentesimo
«sexagesimo primo, duodecimo kalend. Septembris
« (2 1 août), pontificatus nostri anno tercio3. » Le fdigrane
du papier est une petite tête de bœuf avec les cornes
courbées en dehors.
1 Joannis, Ker. Mogunt. Script, t. II, p. ili&-
- Dans Joannis , cette bulle fait plus de six pages in-folio. M. Bechstein
en a donné un fac-similé et une description dans le tome II du Deutsches
Muséum, p. 129 et suiv.
3 Dans Joannis, les dates sont en chiffres arabes, ce qui n'était pas d'usage
alors.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 243
La deuxième bulle , adressée à Adolphe de Nassau, est
le décret de son installation : elle est sur une demi-feuille,
et se compose de 2 y lignes longues occupant la plus grande
largeur du papier. Le filigrane porte une grappe de raisin.
La troisième est adressée au chapitre de Mayence à
l'occasion de la précédente; elle est également sur une
demi-feuille de papier, et se compose de 1 !\ lignes dispo-
sées de la même manière. Pas de filigrane. On lit au bas :
« Collationata per me Jo. Stube, not. »
La quatrième est adressée à tous gens d'église du dio-
cèse de Mayence, et à tous vassaux de condition quel-
conque soumis à sa juridiction 1 , et elle les déclare
dégagés de leur serment envers Diether, qui y est de
nouveau traité de bête pestilentielle2. Elle se compose de
1 8 lignes pleines sur une demi-feuille de papier, égale-
ment sans filigrane, ce qui ne doit pas surprendre, parce
que, ce signe ne se trouvant que d'un côté, lorsqu'on
1 «Dilectis filiis universis, capituiis, prepositis, scolasticis, custodibus,
« camerariis , cantoribus, ihesaurariis , omnibusque et singulis prelatis
«quocumque nomine censeantur, canonicis, pastoribus, plebanis, vicariis
«perpetuis ac temporabbus , altaristis ecclesie et totius dyocesis Mogunti-
«nensis, omnibusque et singulis vasaibbus ligiis, castrensibus ac simpli-
« cibus , officiatisque omnibus cujuscumque status et conditionis existant,
«scabinis civitatum, oppidorum, viHarum, fortaliciorumque omnis burgi,
« magistris , consulibus , eorumque rectoribus, quocurnque censeantur
«nomine, et subditis universis et singulis ejusdem ecclesie Moguntinen-
« sis , salutem , etc. »
2 M. Becbstein a également fait faire un fac-similé de cette pièce, qui
n'a cependant pas été publié. Il a eu l'obligeance de m'en envoyer un
exemplaire, sur lequel j'ai copié la nomenclature qui précède.
16.
244 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
coupe une feuille par le milieu, il y a toujours une des
deux parties qui se trouve privée de filigrane1.
La collection de M. Bechstein renferme encore une
sixième pièce de même apparence , mais étrangère à l'ar-
chevêque Diether; elle est relative à la querelle des
électeurs. C'est une lettre du pape adressée à tous les
prélats , princes , cours et universités de la nation alle-
mande , à l'occasion de la mission manquée du cardinal
Bessarion et de la dîme des Turcs. M. Bechstein pense
que ce document n'a pas été publié ailleurs. Demi-feuille
de papier, 28 lignes longues; le filigrane représente une
couronne. La date diffère des précédentes ; elle est ainsi
conçue : « Datuni Tyburi , anno Incarnationis Dominice
« millesimo quadringentesimo sexagesimo secundo , pri-
« die non. Septembris, pontificatus nostri anno quarto.»
Cette date vient justifier ce que j'ai dit précédem-
ment de l'époque à laquelle toutes ces pièces ont été im-
primées. On voit, en effet, que, donnée à Tibur près de
Rome, le 4 septembre 1/162, cette dernière bulle ne
1 M. Fidelis Butsb, libraire à Augsbourg, a publié, au mois de juin i85i,
un catalogue de raretés bibliographiques où figure un second exemplaire
de cette bulle, qu'il croyait à tort d'une autre édition-, je me suis assuré,
dans la bibliothèque même de Mayence (où se trouve aujourd'hui cette
pièce), qu'elle est conforme ru fac-similé que m'avait adressé M. Bechstein.
Tout ce qu'a écrit à ce sujet M. Sotzmann dans le Serapeum de i85i et de
i852 est donc dénué de fondement, ainsi que ce qu'a publié d'après lui
M. Helbig dans le Bulletin du bibliophile belge. Gutenberg n'est pour rien
dans cette impression , qui d'ailleurs n'a pas été exécutée avec les carac-
tères du Catholicon. Le papier de l'exemplaire de Mayence a dans le fili-
grane une grappe de raisin.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE V. 245
put guère arriver à Mayence qu'au mois d'octobre de la
même année. Elle aura été imprimée , ainsi que les cinq
autres, en novembre, après la soumission delà ville à
Adolphe de Nassau.
Les troubles civils dont il vient d'être question parais-
sent avoir imposé à l'atelier de Schoiffer d'assez longs chô-
mages, qui ne furent pas toutefois sans profit pour l'huma-
nité, car la plupart des ouvriers de celui-ci en profitèrent
pour aller s'établir ailleurs à leur propre compte, comme
avaient déjà fait quelques-uns de leurs compagnons les
années avant. On ne connaît que deux opuscules qui aient
été exécutés certainement entre i463 et 1 465 , mais ils
sont sans date, sans nom de lieu ni d'imprimeur. Ce sont
deux éditions différentes d'une bulle du pape Pie II
contre les Turcs, donnée le 22 octobre 1 463 , et impri-
mée sans doute peu de temps après. La première, qui
est en latin , forme trois feuilles ou six feuillets in-folio.
Sur le premier de ces feuillets on lit, en gros caractère
du Psautier : «Bulla cruciata sanctissimi domini nostri
« papae contra Turcos. «Tout le reste du feuillet est blanc.
La bulle, imprimée en caractère du Rationale, commence
au feuillet suivant par ces mots, dont je supplée les abré-
viations et la première lettre , omise , suivant l'usage , pour
être peinte par un calligraphe : « [P]ius episcopus servus
« servorum Dei, » etc. et finit au recto du sixième feuillet
par cette souscription : « Datum Romœ , apud Sanctum
« Petrum , anno Incarnationis Dominice m0 cccc0 lxiij0.
«xi kal. Novembris, pontificatus nostri anno sexto. »Les
246 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
pages pleines ont 45 lignes; les trois feuilles sont encar-
tées les unes dans les autres.
Cet opuscule se trouve à la Bibliothèque nationale de
Paris. Il y en a aussi, dit-on, un exemplaire dans la
bibliothèque d'Aschaffenbourg.
La seconde édition de cette bulle est en allemand.
On n'en connaît qu'un exemplaire , conservé dans la bi-
bliothèque de lord Spencer. Cette édition forme quatre
feuilles ou huit feuillets. Elle a, du reste, les mêmes
dispositions que l'édition latine. Le titre commence ainsi :
«Dis ist die Bull zu Dutsch, etc.1 ».
Ces deux éditions parurent probablement en i464-
Aussitôt que l'ordre se fut un peu rétabli, SchoifFer
se remit à la besogne avec ardeur. Dès l'année 1 465 il
lit paraître deux éditions célèbres : les Offices de Cicéron
et les Décrétâtes de Boniface VIII.
Comme le premier livre ne porte pas l'indication du
jour de sa publication, nous parlerons d'abord du se-
cond, quoique la date de son impression dût peut-être
le faire considérer comme ayant été imprimé le dernier.
Le fait est d'ailleurs sans importance , parce qu'il est pro-
bable qu'on travailla aux deux ouvrages en même temps.
Le livre des Décrétales forme un volume grand in-
folio de cent quarante et un feuillets, y compris un petit
traité de Jean André, évêque d'Aléria, sur l'arbre de
consanguinité et d'affinité , qui forme quatre feuillets dis-
tincts, placés tantôt en tête, tantôt à la fin du volume,
' Dibdin, Bîbl. Spenc. t. IV, p. 460.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE V. 247
et parfois manquent tout à fait. Le livre de Boniface com-
mence ainsi en lettres rouges : « Incipit liber sextus De-
«cretaîium domini Bonifacii pape VIII, etc.» Il est dis-
posé typographiquement comme les Clémentines de i A6o,
c'est-à-dire que le texte, en gros caractère de la Bible
de 1A62, est entièrement encadré dans des notes ou
commentaires en caractère du Rationale. Ce livre est
divisé, selon l'usage, par cahiers de cinq fouilles. Voici
la souscription qu'il porte , du moins dans la plupart des
exemplaires, car il paraît qu'elle diffère dans quelques-
uns 1 :
Presens hujus sexti decretalium preclarum opus , aima in urbe
Maguntina inclyte nacionis Germanice , quam Dei clementia tam
alto ingenii lamine donoque gratuito céleris terrarum nacionibus
preferre illusirareque dignatas ' est, non atramento, pluniali canna ,
neoue aerea, sed artificiosa quadam adinventione imprimendi
seu caracterizandi sic eïïigiatum, et ad eusebiam Dei industrie est
consummatum per Jobannem Fust civem et Petrum ScbonTer de
Gernszheyni. Anno Domini M. cccc. lxv. die vero xvn. inensis
Decembri.
Je forai remarquer qu'il y a ici quelque réminiscence
de la souscription enthousiaste du fameux Catholicon , im-
primé cinq ans avant dans la même ville , mais par un
autre artiste, dont je parlerai plus loin. Seulement les
1 Voyez la Sema Santander, Diction, bibl. t. II, p. 287; Panzer, Annales
typogr. t. II, p. 1 1 5 ; Brunet, Manuel, t. I, p. A 12. La différence consiste
dans la suppression de ce que nous mettons en italique.
2 H est à peine nécessaire de relever ce solécisme , que Schoiffer copia
machinalement sur la souscription du Catholicon, et qu'il répéta jusqu'en
1 \ 69, où il écrivit enfin dignala, dans celle du saint Thomas.
248 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
imprimeurs des Décrétales sont trop fiers de leurs œuvres
pour négliger de se nommer comme celui-ci.
Le second ouvrage publié par Schoiffer en i/j65 est
le livre des Offices de Cicéron. C'est un in-quarto composé
de quatre-vingt-huit feuillets imprimés à longues lignes,
avec le caractère du Rationale de ikSq. Ce Cicéron est
le premier livre régulièrement interligné , à ma connais-
sance. Les pages n'ont que 28 lignes, par suite du large
espacement réservé entre elles. Le livre est divisé par
cahiers de deux feuilles, c'est-à-dire de huit feuillets et
non de dix , comme cela se faisait encore pour l'in-quarto
dans les autres imprimeries. Pendant quelques années,
Schoiffer est un novateur facile à reconnaître. Il est le
premier qui ait imprimé les rubriques et les capitales en
couleur; le premier qui ait fait emploi des notes margi-
nales; le premier qui ait employé des interlignes : c'est
l'ouvrier sans cesse occupé de perfectionner son art; mais
avec l'âge il perdit la précieuse faculté des innovations.
Le livre des Offices de Cicéron est aussi le premier où
l'on vit paraître du grec imprimé : il est vrai qu'il n'y en
a que quelques mots , et qu'ils sont non pas fondus , mais
gravés d'une façon assez grossière ; mais enfin c'est le dé-
but, et l'on s'en aperçoit bien aux fautes qui s'y trouvent1.
La même année, les imprimeurs établis au monastère
de Subiaco, près de Rome, et dont nous aurons occasion
de parler plus loin , publièrent un Lactance, où parurent
des passages entiers de grec en caractères mobiles.
1 Voyez Mailtaire , Ann. typoar. t. T, p. 274.
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE V. 249
Les Offices de Cicéron portent la souscription suivante :
Presens Marci Tulii clarissimum opus Johannes Fust , Mogun-
tinus civis , non atramento, plumali cana , neque aerea, sed arte
quadam perpulcra, Pétri manu pueri mei féliciter effeci. Finitum
anno m.cccc.lxv.
(Suit l'écusson , mais dans quelques exemplaires seule-
ment.)
On a conclu de ces mots pueri mei, employés par Fust
pour désigner Pierre Schoiffer, que ce dernier avait
épousé la fdle du premier. On s'est trompé : ces mots
rappellent bien une alliance contractée par Schoiffer dans
la famille de Fust, mais non avec la fille de ce dernier,
comme j e le démontrerai plus loin ; ils prouvent seule-
ment que cette alliance , que quelques auteurs font re-
monter aux premiers temps de l'association de Schoiffer
avec Fust, n'eut lieu qu'en 1 465, époque où le premier
abandonna, en effet, la qualification de clericus, qu'il avait
conservée jusque-là dans les souscriptions de ses livres.
L'année suivante , Schoiffer imprima également deux
ouvrages datés : le premier est une seconde édition des
Offices de Cicéron, qui fut achevée le 4 février. Elle est
en tout conforme à la première , sauf la souscription , qui
est ainsi conçue :
Presens Marci Tulii clarissimum opus Johannes Fust , Mogun-
tinus civis, non atramento, plumali cana, neque aerea, sed arle
quadam perpulcra, manu Pétri de Gernszhein pueri mei féliciter
effeci. Finitum anno m. cccc. lxvi. quarta die mensis Februarii.
Pierre Schoiffer reçoit encore ici le titre d'enfant de
250 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Fust; mais il figure d'une manière plus convenable que
dans la première souscription. Son nom de famille ne
paraît pas, il est vrai, mais, au moins, à son prénom est
joint le nom de son lieu de naissance.
La diversité des leçons et les différences assez sensibles
qu'on trouve dans les exemplaires de ces deux éditions
des Offices de Cicéron ont donné lieu à de nombreuses dis-
cussions parmi les bibliographes. Les uns prétendent que
ces éditions ne diffèrent entre elles que par la souscrip-
tion; d'autres, au contraire, soutiennent qu'il y a trois
éditions diverses exécutées en i/[65. Ni l'une ni l'autre
de ces opinions ne me paraît fondée. Je ne puis que ré-
péter ce que j'ai dit à propos de la Bible de 1/162. Les
différences qu'on remarque dans les divers exemplaires
proviennent uniquement, à mon avis, de la retiration
successive de quelques parties dans les deux éditions,
pour en faire disparaître des fautes ou des omissions , et
du mélange de ces deux éditions , ou du moins de quel-
ques feuilles de la première restées en magasin ; mélange
d'autant plus facile , que , dans leurs réimpressions , les pre-
miers typographes imitaient presque toujours servilement
leur modèle, et que la valeur intrinsèque des défets (les
deux éditions sont entièrement en vélin) devait engager
à les utiliser.
Fust vint lui-même placer son livre à Paris, dans le
courant de l'année 1/166. Il en donna de sa main un
exemplaire à Louis de Lavernade , premier président du
parlement de Languedoc, en juillet de cette année, c'est-
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE V. 251
à-dire quatre mois après que le livre eut été achevé. C'est
ce que constate une note écrite par Louis de Lavernade
sur son exemplaire, qui existe encore1. Le voyage de
Fust prouve mieux que tous les raisonnements qu'on
pourrait faire l'importance intellectuelle de Paris aux
yeux des imprimeurs de Mayence. Il prouve également
la fausseté du récit de certains auteurs, qui ont prétendu
qu'on avait exercé à Paris des poursuites contre Fust
pour la vente de sa Bible de 1662. Mais nous revien-
drons sur tout cela plus loin.
Le second ouvrage que publia l'association en î 466
est intitulé Grammatica vêtus rhitlimica. C'est une espèce
de grammaire en vers, comme l'indique son titre, et
composée de onze feuillets in-folio2. Elle est imprimée
avec le petit caractère du Rationale, et se termine par
une souscription en forme de logogriphe, où se trouve
mentionnée la date d'impression. Voici cette souscription :
Actis lerdeni jubilaminis octo bis annis,
Moguncia Reni me condil et imprimit amnis.
Hinc Nazareni sonet oda per ora Johannis ;
Namque sereni luminis est scaturigo perennis.
L'an 2 fois 8 du 3oe jubilé de 5o ans chacun corres-
pond à 1 466 -, car 29 fois 5o font 1 /ioo , et 2 fois 8,16:
1 Je reparlerai de ce précieux volume à l'article de Paris, dans la
deuxième partie de mon livre. (Voyez sous le n° 7 le fac-similé de la note
autographe de Louis de Lavernade.)
2 L'exemplaire de la Bibliothèque nationale a été acheté 3,3oo francs
à la vente de M. de Brienne. qui eut lieu en 1792.
252 DE LGRIGINE DE L'IMPRIMERIE.
ensemble 1 466. Le nom de Jean, qui se trouve au troi-
sième vers, fait allusion à celui de Fust, devant lequel
Schoiffer s'effaçait par déférence, depuis qu'il était de-
venu son allié. Nous possédons même des livres impri-
més par ce dernier où son nom ne figure pas du tout.
Tel est le suivant, qui est sans souscription, mais dans
le prologue duquel Fust seul est nommé :
S. Augustini Liber de arte preclicandi, seu cjusdem doc-
trines christianœ liber c/uartus. Vingt-deux feuillets petit in-
folio, ko lignes longues à la page ; divisé en deux cahiers
de cinq feuilles, plus une feuille détachée; petit carac-
tère de Schoiffer. Il y a aussi à la fin quelques lignes im-
primées avec le caractère de la Bible de 1/162. Le som-
maire de la première page , c'est-à-dire du prologue , est
imprimé en rouge. Le filigrane du papier porte deux clefs
adossées. Dans les marges du texte , on voit des lettres
servant à indiquer la division des pages et auxquelles
se réfèrent les tables, comme l'indique l'auteur inconnu
du prologue , dont voici les deux principaux passages :
. . . Quapropter cum nullo alio modo sive meclio id expedicius
fieri posse judicarem, discrète viro Johanni Fust, incole Magun-
tinensi, impressorie artis magistro, modis omnibus persuasi, qua-
tenus ipse assumere dignaretur onus et laborem multiplicandi
liunc libellum per viam impressionis , exemplari meo pre oculis
habito, ut sic cum ipse brevi in tempore eumdem libellum ad
magnam numerosilatem multiplicaret Sciât autem quisque
hune libellum a dicto artifice comparans, quod ille alpbabeti lit-
tere tam simplices quam duplicate ab extra per margines minores
posile deserviunt pro jam dicta tabula îibelli, que ad easdem
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE V. 253
litleras remittit per singuîa puncta , ut sic unumquodque in hoc
libelle- contentorum ad vota cum placuerit cito possit reperiri , et
nichilominus per remissionem, varietatem sive pluralitatempateat,
quid in diversis ejusdem libelli passibus nonnunquam de eisdem
punctis contineatur, quod plurimum proderit fructuose in eo stu-
dere voientibus , etc. Explicit prologus.
Ce livret fut certainement imprimé avant 1/167, car
tout tend à prouver que Fust mourut en 1 466. En effet,
non-seulement son nom ne figure pas sur la Somme de
saint Thomas, publiée le 6 mars 1 46 y, et dont nous nous
occuperons au chapitre suivant; mais encore on va voir
qu'il fut remplacé au commencement de 1/167 dans le
conseil de fabrique de Saint-Quentin , sa paroisse , où il
figurait depuis i464 ; et il ne peut rester aucun doute
sur le motif de ce remplacement, puisque, dans le do-
cument qui le constate, publié par Severus1, et réim-
primé plus tard par Wurdtwein 2 et Schaab3, Jean Fust
est qualifié àefea (selig).
Ainsi Fust est donc mort dans les six derniers mois
de 1 466. Quelques auteurs prétendent qu'il fut emporté
par une grande mortalité dont Paris fut affligé aux
mois d'août et de septembre 1 d66; mais il y a tout lieu
de croire qu'ii ne mourut que le 3o octobre (3 des
calendes de novembre ) , date d'un anniversaire fondé
pour lui à Saint-Victor de Paris, où il avait probable-
1 Paroch. Urbis Mogunt. Aschaffenburg , 1768.
'2 Bibl. Mogunt. n° 17, doc. 23 1 et 282.
3 Die Geschichte , etc. t. I, p. 443.
254 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
nient été enterre. \ oiei les ternies mêmes de cet anni-
versaire, tirés du Nécrologe de Saint-Victor, conservé
aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de Paris1.
B. III kal. Novembris obiit Arnulfus . etc
Item. Anniversarium honorabilium virorum Pétri Scofer, et
Conrardi ilenlif. ac Johannis Fust. civinm de Moguntia, impresso-
rnxn librorum. née non uxorum . tiliorum, parentaux, amieorum
et benetaetorum eorumdem. Qui Petrus et Conrardus dederuni
aobis Epistoîas beati Ihercninh . impressas in pargameno, excepta
tamen summa duodecim scutorum auri. quam prefati tmpressores
receperunt per manus domini Johannis. abbatis hujus ecclesie.
On voit que cet anniversaire fut fondé par Schoiffer
et par un nouvel associe appelé Conrad Henlif, au prix
d'un exemplaire des Epîtres de saint Jérôme, en parche-
min-, sur lequel encore l'abbe de Saint- Victor crut de-
voir rendre douze écus d'or. On ne sait pas précisément
en cruelle année eut lieu cette fondation; mais il v a tout
1 Département des mss. fonds Saint-Victor, n° iô, fol. 2o5. M. Schaab,
qui a imprimé cette pièce, y a laissé passer plusieurs fautes; nous les re-
lèverons à l'article de Paris, et pour plus d'exactitude, nous en donnons
le fac-similé sous le n° 3 des pièces.
- Meerman (Orig. tvpoqr. t. I, p. 7, note, et t. II, p. 271, 2e colonne)
parait croire que le Jean Fust cité dans le document de Saint-Victor était
un parent du célèbre Jean Fust, qui lui aurait succédé comme associé de
Schoiffer. Mais il est évident qu'il s'agit ici du bailleur de fonds de Guten-
berg lui-même. On voit en effet que le Fust en question était mort à l'é-
poque de cette fondation, car il n'est pas nommé à la cinquième ligne
avec les deux autres donataires, Schoiffer et Henlif. Il y a bien eu un
Jean Fust auquel pourrait s'appliquer l'assertion de Meerman (c'était un
petit-fils du premier), mais il était dans les ordres, comme nous le verrons
plus loin , et ne mourut qu'en 1 5o 1 .
PREMIERE PARTIE.— CHAPITRE V. 255
lieu de croire que ce fut en 1/171, car cette édition rie ,
Épitres de saint Jérôme, comme le constate l'exemplaire
en question, qui existe encore à Paris (bibliothèque de
l'Arsenal) , ne fut terminée qu'au mois de septembre 1/170,
et il n'est pas probable que les imprimeurs de Mayence
soient venus l'apporter à Paris dans l'hiver.
Schoiiïer fonda un autre anniversaire pour Jean Fus!
et pour la femme de celui-ci aux Dominicains de Mayence,
en 1/173; mais le jour de cet anniversaire n'est pas indi-
qué , du moins dans la copie de cette pièce que nous a
donnée Joannis1. Cet auteur dit seulement : «On lit ce
qui suit avant le jour de saint \ alentin martyr :
Anniversarium Johannis Fusti et Margaretae uxoris, et suo-
rum, pro quo conventus recepit Epistolare Ieronimi et Clemen-
tinas a venerabili Petro Gernsheim , impressore , suo genero , anno
M. CCCC. LXXIIL »
Le jour de saint Valentin tombant le 1 k février, il est
probable que ce second anniversaire fut fondé à l'époque
de la mort de Marguerite, femme de Fust, qui, de la
sorte , aurait survécu près de sept ans à son mari. Un fait
assez curieux à noter, c'est que Schoiffer paya le second
anniversaire comme le premier, avec un exemplaire des
Epitres de saint Jérôme, auquel il fut toutefois obligé d'a-
jouter un exemplaire des Clémentines, imprimées par
lui en 1 /17] , ce qui prouve la dépréciation considérable
qu'éprouvaient déjà les livres, à cause de la concurrence
qui grandissait autour des imprimeurs de Mayence.
1 her. Mogunl. Script, t. IJI, p. 428.
256 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
C'est ici le lieu d'entrer dans quelques détails sur Fust
et sa famille.
Nous avons déjà vu dans la pièce de procédure de
i/t55 que Jean Fust avait un frère appelé Jacques, qui
agit pour lui dans cette affaire. Ce Jacques était archi-
tecte de la ville en i /M 5. Plus tard il se fit orfèvre, et
devint bourgmestre de Mayence. Il remplissait cette
charge en 1 A62 , à l'époque où la ville fut saccagée par
les troupes d'Adolphe de Nassau. Il paraît avec cette double
qualité d'orfèvre (goldsmith) et de premier bourgmestre
dans des documents cités par Joannis1. D'un autre côté,
on vient de voir que Jean Fust était marié à une dame
appelée Marguerite, dont on ignore le nom de famille.
Tous les historiens ont prétendu jusqu'ici qu'il n'avait eu
de son mariage qu'une fille , appelée Christine , qu'il
maria à Schoiffer. Eh bien , c'est une erreur : Jean n'eut
pas de fille et eut au contraire un fils nommé Gonrad ,
qui lui succéda.
Ce Conrad ne figure pas, à la vérité, dans les pre-
miers travaux de l'imprimerie; mais il devint, après la
mort de son père, l'associé de Schoiffer, dont il était
déjà le beau-père.
On m'opposera sans doute ici le récit de Trithème,
qui dit positivement que Schoiffer, d'abord ouvrier (et
non pas domestique) chez Fust, devint ensuite son gendre
« tum famulus, postea gêner Joannis Fust2 »; et les
1 lier. Mogunl. Script, t. II , p. 188.
2 Annales Hirsaucjienses , t. II, p. 42 1 et suiv. (Voy. ci-après p. 296.)
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 257
déclarations encore plus expresses de Jean Schoiffer, fils
de Pierre. En effet, celui-ci, dans un des livres imprimés
par lui-même1, donne à Jean Fust le titre de grand-père
(avus), et dans deux autres2 dit être son petit-fils [nepos);
il rapporte que ce dernier donna sa fille Christine en
mariage à Pierre Schoiffer pour le récompenser de ses
travaux : « Cui etiam filiam suam Christinam. . . pro digna
« laborum multarumque adinventionum remuneratione
«nuptui dédit3. »
A cela, je réponds que ces expressions ne prouvent
rien, sinon le défaut de termes précis, dans la langue
latine comme dans la langue française, pour désigner le
degré de parenté existant entre Schoiffer et Fust. Les
mots gêner, avus , nepos et Jilia n'ont pas , dans les pas-
sages invoqués ici, le sens absolu qu'on leur attribue
ordinairement : le mot gêner peut aussi bien s'appliquer
au mari de la petite-fille d'un homme qu'à celui de sa
propre fille ; les mots avus et nepos s'entendent également
de tout ascendant ou de tout descendant, passé le pre-
mier degré -, enfin le mot fdia s'applique aussi bien à une
petite-fille qu'à une fille, surtout lorsqu'il n'y a qu'un
enfant du sexe féminin dans la famille , et qu'il a été élevé
par le grand-père , comme c'était probablement le cas.
Au reste, peu importe cette discussion grammaticale.
1 Breviarium secundum morem ecclesiœ Moaunt. 1009. (Souscription.)
2 Breviarium historiœ Francorum, 1 5 1 5, et Breviarium ecclesiœ Mindensis,
i5i6. (Souscriptions.)
3 Breviarium historiœ Francorum, 1 5 1 5. (Souscr.) (Voy. ci-après, p. 3o2.)
!7
258 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Le fait est parfaitement prouvé , et par plus d'un témoi-
gnage , comme on va le voir.
Le premier que j'invoquerai est la souscription des
deux éditions des Offices de Cicéron, que je viens de
mentionner. Le mot de puer, par lequel Jean Fust y dé-
signe Pierre Schoiffer, me semble préciser les rapports
d'alliance qui existaient entre eux deux. Ce mot, parfai-
tement placé dans la bouche d'un vieillard parlant de
son petit-fils , n'aurait pas été convenable dans celle d'un
simple beau-père à l'égard de son gendre, qui avait alors
plus de trente-cinq ans.
Le second est un document en allemand, imprimé
par plusieurs auteurs \ mais dont aucun, à mon avis, n'a en-
core compris le vrai sens. Jean Fust avait été élu l'un des
douze jurés de sa paroisse dès l'année ikGli. Au com-
mencement de 1 k 6 y, on renouvela ce conseil, et comme
Fust était mort, on lui donna pour remplaçant Adam
de Hochheim; mais en même temps on y admit, par
honneur, le fils du défunt, appelé Conrad, à titre de gref-
fier ou secrétaire , comme étant le plus jeune sans doute.
Voici le passage du registre de l'église de Saint -Quentin
qui nous intéresse : « . . . Adam von Hochheim an des Ver-
«varen Johannes Fusten stait, und Conradum an Henri
« Fabri Gerichtsschreibers stait, und ist der Cunradus Jo-
« hannis Fusten seligen nachvare. » Traduction littérale :
« Adam von Hochheim a remplacé Jean Fust, et
1 Voyez Severus, Parochiœ urbis Mogunt. 1768 ; Wurdtwein, Bibl. Mocj.
numéro 17, doc. 23i-232; Schaab, Die Geschichte , etc. t. I, p. 4 42-43.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 259
Conrad a remplacé Henri Fabri, greffier, et ce Conrad
est le successeur * de feu Jean Fust. »
Le nom de famille de Conrad n'est pas rappelé, il est
vrai , dans ce document ; mais c'est parce qu'il est men-
tionné après son père. Cette circonstance aurait du ouvrir
les yeux aux Allemands qui ont publié cette pièce. En
effet, Conrad est la seule de toutes les personnes qui y
sont nommées dont on ne cite que le prénom. De plus,
on lui donne le titre de successeur de Jean Fùst. Ce n'est
pas successeur dans la fonction de juré de la paroisse de
Saint-Quentin , puisqu'on voit que Jean Fust est remplacé
par Adam de Hochheim, et que Conrad remplace Henri
Fabri ; c'est donc dans l'imprimerie : or, à quel titre au-
rait-il hérité de l'imprimerie de Jean Fust, si ce dernier
n'avait eu qu'une fille mariée à SchoifFer?
Au reste , le troisième document que j'invoquerai ici
ne laissera pas de doute à cet égard. C'est un fragment ori-
ginal d'un registre de l'église de Saint-Pierre de Mayence,
qui se trouve aujourd'hui à Paris2, et dont je joins ici
un fac-similé exact (voyez le n" k des fac-similé de pièces).
1 Quelques savants allemands que j'ai consultés donnent au vieux mot
nachvare un sens beaucoup plus précis : suivant eux, il signifie descendant ;
et par induction , fils, de même que vorvare (vorfahr) signifie ascendant,
mais je laisse aux philologues le soin de fixer le vrai sens de ce mot : celui
que j'ai adopté suffit à ma thèse.
2 Département des manuscrits, t. II, fol. 1 45 de la Correspondance
d'Oberlin. Je dois la connaissance de ce document à M. Hauréau, conser-
vateur des manuscrits , qui , l'ayant aperçu en rangeant les lettres d'Ober-
lin, me l'a signalé.
'7-
260 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Voici la transcription fidèle de ce monument précieux,
dont on n'a jusqu'ici publié que des versions falsifiées1,
je ne sais dans quel intérêt:
DE LIBRO SUPER k° SENTENTIARUM EX LIBERARIA CONCESSO.
Anno Domini lxviii quo supra, die Jovis xim mensis Januarii,
hora vesperorum, in curia Ringravii, coram dominis decano et
aliis capitulariter congregatis, personaliter constitutus discretus
Conradus Fust, civis Magunt. petiit hiuniliter quod domini vellent
sibi et Petro, qui liabet filiam suam, concedere union lïbrnm ex libe-
raria ecclesie noslre, pro uno exempliari, videlicet beatum Tho-
mam super quarto sententiarum , ex quo vellent plures fieri, etc.
Domini délibérantes , attendentesque quod bujusmodi petitio esset
justa , pia , et plura bona ex ipsa possent fieri , addixerunt sibi hu-
jusmodi librum concedendum, salvo tamen quod in memoriam
hujus ponat ad locum sextum Decretalium , et det dominis , etc.
unam recognitionem , et sic est actum.
Cet article est bâtonné par deux traits en croix que
nous avons figurés sur le fac-similé par des points, et on
lit en marge la note suivante , qui indique le motif du
biffage : « Hic liber ad statum et infra octavam reporta-
« tus est. »
Voici maintenant la traduction ou pour mieux dire l'a-
nalyse de ce précieux monument: «Le jeudi soir 1 1\ jan-
vier 1 468 , le doyen et les chanoines du chapitre [de
Saint-Pierre] étant assemblés capitulairement dans la cour
du Rhingrave, discrète personne Conrad Fust, citoyen
de Mayence, demanda humblement à ces messieurs qu'ils
voulussent bien lui prêter, ainsi qu'à Pierre [Schoiffer],
1 Schaab, Die Ge.schichte , etc. t. I, p. i 18.
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE V. 261
l'époux de sa fille, le livre [manuscrit] de saint Tho-
mas [d'Aquin], intitulé : Liber super quarto sententiarum ,
qui se trouve dans la bibliothèque de notre église, et
dont ils veulent multiplier les exemplaires. Les chanoines,
considérant crue cette requête était juste, pieuse, et qu'il
pouvait en résulter beaucoup de bien, consentirent à la
demande [de Conrad] , à la condition toutefois qu'il rem-
placerait le livre [en question] par les Décrétâtes du pape
Boniface VIII [récemment imprimées par Schoiffer], et
donnerait une reconnaissance aux chanoines [comme ga-
rantie du prêt]. »
Ce qui avait été convenu ayant été accompli, et le
manuscrit de saint Thomas ayant été rendu en bon état,
dans la huitaine (infra octavam), on restitua à Conrad le
livre et la reconnaissance qu'il avait donnés en gage, et
on bâtonnasur les registres du chapitre l'acte qui précède.
Cela est-il assez clair? Je le pense. Rien n'y manque,
ni le nom de Fust donné à Conrad, ni la mention du
mariage de sa frile avec Pierre Schoiffer. On remarquera,
en outre, que ce n'est pas ce dernier qui emprunta le
manuscrit, mais bien Conrad Fust, en sa qualité de ci-
toyen de Mayence et de fds d'un personnage important
de la ville, circonstance qui lui avait déjà valu l'honneur
d'être admis parmi les jurés de l'église de Saint-Quentin,
sa paroisse, avec le titre de greffier1.
1 M. Wetter à qui j'avais cru devoir faire part de ma découverte , ainsi
qu'à M. Schaab , lors de mon premier voyage à Mayence , en 1 85o, a essayé
de combattre mon système de fdiation à l'égard de Conrad, système qui
262 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
L'importance de ce document, qui sera confirmé d'ail-
leurs par plusieurs autres que j'aurai occasion de citer
dans le chapitre suivant, exige que j'entre ici dans quel-
ques détails sur son origine et son authenticité. Je les
puiserai dans la correspondance d'Obeiiin, qui forme
douze volumes in-quarto, conservés à la Bibliothèque
nationale, à laquelle ils ont été cédés par les héritiers
mêmes de cet illustre Strasbourgeois.
Le i 7 fructidor an xm [k septembre 1 80 5 ) , Bodmann,
archiviste du département du Mont-Tonnerre , écrivait
de Mayence à Oberlin, alors professeur à Strasbourg,
une lettre en allemand dont voici le passage principal1 :
«Je vous envoie ci-joint l'extrait d'un protocole du
chapitre de l'église de Saint-Pierre, de l'année î Zj.68 , d'où
dérange celui qu'il a adopté dans son Histoire de l'imprimerie. Il a publié
dans la Revue de la Société des recherches historiques et archéologiques
rhénanes [Zeitschrift des Vereins zur Erforschung der Pdieinischen Geschichte
and Altertkiimer, Band I, Heft 4, Seite i-j2> sqq.) un travail où il accepte
l'identité que j'ai établie entre le Conrad du conseil de fabrique de Saint-
Quentin et le Conrad Hanequis des lettres patentes de Louis XI; mais
où il soutient que ce Conrad était, non pas le fils, mais un gendre de
Fust. J'ai répondu quelques mots à M. Wetter dans une lettre qui a été
insérée au Bulletin du bibliophile (français), numéro de janvier i85i, et
dans le journal allemand le Serapeum, numéro 7, du 1 5 avril même année.
Je n'y reviendrai pas ici. Je dirai seulement que M. Wetter m'a réfuté
sans connaître mes documents. Or on a vu que, dans ces documents, Con-
rad est appelé Fust, et qu'il était successeur, ou pour mieux dire descendant,
de Jean, ce qui lui fait donner le pas sur Schoiffer lui-même dans les lettres
patentes de Louis XI , où il est toujours nommé le premier.
1 Je dois la traduction de ce passage et des suivants de la Correspondance
d' Oberlin à l'obligeancedeM. Michelan, employé à la Bibliothèque nationale.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE V. 263
il résulte que Pierre Schoiffer n'était pas le gendre de
Jean Fust, mais bien de son frère Conrad. Ainsi donc
une petite rectification dans l'histoire de l'imprimerie. Si
vous voulez avoir l'original, je l'enlèverai du livre pour
vous l'envoyer, et je le recollerai ensuite. Il semble donc
que ce Conrad Fust a exercé l'état en société avec son
frère Jean et son gendre Schoiffer. Dans ma première,
vous recevrez un passage remarquable d'un arrêt rendu
à Paris, en l'an 1 468, sur la demande de Fust, [tiré] d'un
livre de droit imprimé à la fin du xvf siècle1. »
Il y a plusieurs observations à faire sur cette lettre de
Bodmann. On remarquera d'abord qu'il se trompe sur
le degré de parenté de Conrad avec Jean Fust. Il le con-
fond avec le frère de ce dernier, qui s'appelait Jacques.
Bodmann parle aussi d'un document curieux que nous
n'avons pas retrouvé dans les papiers d'Oberlin, et dont,
à la vérité , nous doutons qu'il ait compris le vrai sens , car
il nous paraît peu probable qu'on ait rendu en 1 Zi68 un
jugement en faveur de Fust, mort deux ans auparavant, à
moins qu'il ne soit question de la suite du procès de 1 45 5 ,
poursuivi par sa famille contre Gutenberg; peut-être aussi
s'agit-il ici du fils de Conrad, appelé également Jean,
comme son grand-père, et qui était alors chanoine du
chapitre de Saint-Etienne de Mayence2.
1 Correspondance d'Qberlln, t. II, fol. 86. L'extrait dont il est parlé à
la première ligne de cette lettre se trouve sur un feuillet détaché, au
folio 1 35.
2 Kôhler, Ehrenrettunc/ Gutenberg' s, numéro 99.
264 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Quoi qu'il en soit, Oberlin, qui vit sans doute plus
clair que Bodmann, insista pour avoir l'original du docu-
ment que celui-ci lui avait offert. Bodmann le lui adressa
le i3 vendémiaire an xiv (5 octobre i8o5), avec une
lettre dont voici le commencement 1 :
«Je ne comprends pas bien votre desiderium au sujet
de Fust. C'est pourquoi j'ai coupé le passage, que je vous
envoie 2. Soyez assez bon pour me le renvoyer, afin que
je puisse le recoller dans le livre. De Conrad Fust on
sait peu de choses : il était frère de Jean et demeurait
chez lui. Son fils était Jean Fust, juge au tribunal de
cette ville. Si je puis mettre la main sur les anciens né-
crologes des paroisses et des cloîtres, je trouverai peut-
être quelque renseignement sur lui et sa famille. Peut-
être a-t-il plus contribué au progrès du nouvel art qu'on
ne l'a cru jusqu'à présent. »
On voit que Bodmann persiste dans son erreur au
sujet de Conrad. De plus, il fait mention d'un second
Jean Fust, juge de Mayence, dont nous ne savons rien.
Peut-être confond-il ce Jean avec un Nicolas3 Fust, qui
était en effet juge à Mayence dès 1 Zi/n , et qui paraît avoir
figuré au jugement de Gutenberg en 1 455 ; mais on ne
connaît pas son degré de parenté avec Jean Fust. Plût à
1 Cetle lettre, également en allemand , se trouve au folio 88 du tome II
de la Correspondance a" Oberlin.
2 Ce document se trouve au folio iA5 du même volume.
3 C'est peut-être de ce Nicolas que descendaient les Fust d'Asckaffen-
burg, ou pour mieux dire de Francfort, qui revendiquaient au xvne siècle
la gloire d'être de la famille de Jean Fust.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. 265
Dieu que Bodmann eût envoyé à Oberlin , de la même ma-
nière (quelque blâmable que soit l'action au point de vue
administratif) les autres documents qu'il avait trouvés dans
son dépôt, et dont l'authenticité est aujourd'hui contestable
et contestée ! Paris pourrait restituer à Mayence ses titres
de gloire les plus réels. En effet, si le hasard n'avait pas
conservé, grâce à un abus de confiance, le document ori-
ginal que nous avons transcrit plus haut, ou si Bodmann
n'avait envoyé à Oberlin que la copie jointe à sa première
lettre, on aurait toujours ignoré les circonstances que je
viens de rappeler; car on ne retrouve. plus aujourd'hui à
Mayence le volume d'où ce document a été arraché, non
plus que la masse énorme de pièces qui composaient au-
trefois les archives du département du Mont-Tonnerre,
formées par les Français, et que les Mayençais ont laissé
distraire par leurs nouveaux maîtres , sans en garder
même le souvenir1 ! Il en serait aujourd'hui de ce docu-
ment ce qu'il en a été des deux lettres attribuées par
Bodmann à Gutenberg, et qui sont maintenant entière-
ment mises de côté comme apocryphes , les originaux
n'ayant pu être retrouvés.
Plus tard, le 7 frimaire an xiv (28 novembre 180 5),
Bodmann écrivait encore à Oberlin 2 :
«Parmi les manuscrits du professeur Dûrr, mort le
26 avril de cette année, et qui, depuis quarante ans,
1 Les seuls souvenirs que les Mayençais aient gardés de nous sont
leur bibliothèque et leur système judiciaire, basé sur noire Code.
2 Correspondance d'Oberlin, t. II, fol. 90.
266 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
avait rassemblé tous les documents possibles sur l'histoire
de la ville de Mayence , se trouve un fascicule sur l'im-
primerie, contenant tous les documents sur la maison où
ont été faits les essais du nouvel art. Je l'ai acheté des hé-
ritiers , et j'en ferai l'objet d'un travail pour notre société. »
Qu'est devenue la pièce dont parle ici Bodmann ? Je
l'ignore. Quant à la société dont il est question dans sa
lettre, c'était une association littéraire fondée sous l'inspi-
ration française , et qui s'occupait activement et presque
uniquement de la gloire typographique de May ence1 . Grâce
à elle, la France aurait doté cette ville d'une statue de
Gutenberg trente ans avant l'époque où il en a été érigé
une; mais la chute de l'Empire anéantit ce projet.
On me pardonnera, j'espère, cette longue digression,
qui n'est pas sans intérêt pour notre sujet. Je vais ache-
ver ce qui me reste à dire de Jean Fust et de sa famille.
Si l'on en juge par le temps raisonnablement néces-
saire pour que Jean Fust ait pu marier sa petite-fille en
i k6k, c'est-à-dire en donnant vingt ans à cette dernière,
vingt-cinq ans d'âge à son père et autant à son grand-père
à l'époque de leur mariage respectif, nous arriverons
à fixer la date de la naissance de Fust vers 1 3g5 ; il
1 Cette société, composée de quarante membres, s'était formée sous la
présidence du préfet du département du Mont-Tonnerre , Jean-Bon Saint-
André, et avait voté à son origine une médaille d'or de îAo francs pour
l'éloge de Gutenberg. De plus, elle avait décidé l'érection d'une statue à
cet illustre Mayençais. Celte décision avait été approuvée par le gouver-
nement français , et annoncée par tous les journaux de Paris et du reste
de la France.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE V. 267
aurait donc été un peu plus âgé que Gutenberg, qui,
en effet, mourut un an après lui. Suivant ce calcul, Fust
se serait marié vers 1 /i2 0. De sa femme, Marguerite, il
n'eut qu'un enfant, Conrad, qui ne paraît pas s'être oc-
cupé d'imprimerie avant la mort de son père , et qui ne
s'en mêla ensuite, autant qu'il est permis d'en juger par
ce que nous savons, que comme héritier de l'atelier ty-
pographique de ce dernier. Conrad se serait marié à son
tour en 1445, c'est-à-dire peu d'années avant l'associa-
tion de son père avec Gutenberg. J'ignore le nom de sa
femme ; mais il est certain qu'il eut deux enfants : Chris-
tine , mariée à Pierre Schoiffer, et Jean , qui entra dans
les ordres, devint chanoine, puis doyen du chapitre de
Saint-Etienne de Mayence , et s'éleva par ses qualités à
de hautes fonctions ecclésiastiques. Il mourut le 2 fé-
vrier 1 5oi 1.
Quant à Conrad, il vécut au moins jusqu'en 1/176,
car c'est de lui qu'il est question dans les lettres patentes
de Louis XI, de îlijb, sous le nom de Conrad Hane-
quis. Ce nom ou plutôt ce sobriquet, très-commun dans
l'Allemagne, lui avait sans doute été donné, dans sa jeu-
nesse, comme diminutif du prénom de son père, qui
s'appelait Jean , en allemand Hans, Hannes, Hennés, etc.
diminutif lui-même du latin Johannes. De ce mot on a
formé une foule de dérivés, encore en usage aujourd'hui,
même en France 2, de formes un peu différentes , il est vrai,
1 Schaab, Die Geschichte, etc. t. II, p. 60.
2 C'est de là que vient le nom de Hennequin, si commun en France,
268 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
suivant les dialectes , mais ayant toutes au fond le même
sens, qui répond chez nous au mot de Jeannot ou petit
Jean. C'est ce qui explique l'orthographe diverse du sur-
nom de Conrad dans les documents qui le lui donnent,
de préférence à son nom de famille. Ainsi dans l'acte de
fondation de l'anniversaire de Jean Fust son père, que
nous avons transcrit plus haut, Conrad est appelé Hen-
lif , peut-être par erreur du copiste , qui , dans le même
document, écrit le nom de Schoilfer, Scofer. Ailleurs,
comme nous le verrons, il est appelé Hanequis et He-
nekes, deux formes beaucoup plus régulières.
particulièrement du côté de Metz. (Voy. Essai philologique sur les monu-
ments de la typographie àMetz [par M. Teissier] , grandin-8°, Metz, 1828.)
Le nom de Jehannequin lui-même n'était pas rare autrefois. (Voy. ci-des-
sus, p. 70.)
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 269
CHAPITRE VI.
PIERRE SCHOIFFER ET CONRAD FUST, AUTREMENT DIT HANEQUIS.
1467-1503.
La mort de Fustne ralentit pas les travaux de Schoiffer.
Cette mort ne changeait rien, en effet, à l'état des choses;
elle vint au contraire régulariser la position fausse de ce
dernier, qui , devenu maître de l'atelier typographique ,
put dès lors revendiquer pour lui seul le mérite de ses
travaux, quitte à en partager les profits avec son beau-
père Conrad Fust.
Le premier ouvrage important qui sortit de l'impri-
merie de Schoiffer après la mort de Jean Fust fut la
Somme de saint Thomas d'Aquin, autrement dit Seconda
secondée1, dont la souscription porte la date du 6 mars
1 Les bibliographes attribuent à Schoiffer une édition sans date de la
première partie de la Somme de saint Thomas, qu'ils croient de Mayence,
et qu'ils datent, les uns de 1.467 (Van Praet ) , les autres de 1/170 (la
Serna Santander). Une étude attentive de ce livre, qui se trouve à la Bi-
bliothèque nationale de Paris, m'a donné la certitude qu'il ne sort pas des
presses de Schoiffer. Le caractère , quoique très-ressemblant à celui de
la Bible de 1^62, en diffère cependant par quelques points; en outre, il
est d'un corps un peu moins fort. Voici, du reste, la description de ce
curieux livre. Il se compose de 2 52 feuillets in-folio à deux colonnes. Le
premier tiers du volume a 5o lignes à la colonne, le reste n'en a que A7.
On a interligné ces dernières pages, afin de leur donner la même lon-
gueur qu'aux autres. Le livre est, comme c'était l'usage alors, divisé en
cahiers de 5 feuilles; il est terminé par la souscription suivante : «Expli-
270 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
1/167. Cet ouvrage forme un gros volume in-folio de
2 58 feuillets ou 5 1 6 pages à deux colonnes de 59 lignes
chacune, en caractère du Rationale; il est divisé, comme
toujours, par cahiers de 5 feuilles; la plupart des exem-
plaires se terminent par la souscription suivante , où l'on
retrouve en partie les termes mystiques du fameux Ca-
tholicon de 1 1\ 60 :
Hoc opus preclarum Secunda secunde, aima in urbe Moguntina
inclite nacionis germanice , quam Dei clementia tam alti ingenii
lumine donoque gratuito ceteris terrarum nacionibus preferre
illustrareque dignatus est , artificiosa quadam adinvencione im-
primendi seu caracterizandi absque ulla calami exaratione sic effi-
giatum , et ad eusebiam Dei industrie est consummatum per Pe-
trum Scboiffber de Gernszbeim. Anno domini m. cccc. lxvii. die
sexta mensis Marcii.
Les souscriptions des autres exemplaires présentent
deux variantes que signale Van Praet1.
Nous possédons un curieux document relatif à ce livre,
et qui prouve que Schoiffer vint lui-même le vendre à
« cit prima pars Summe fratris sancti Thome de Aquino , ordinis fratrum
« Predicatorum , magistri in theologia eximii. » Cette souscription est sui-
vie, dans l'exemplaire de la Bibliothèque nationale de Paris, de la note
manuscrite suivante : « Hoc volumen prime partis beati Thome de Aquino
« emptum fuit anno Domini m. cccc. octogesimo primo , tricesima mensis
« novembris, precio XL s. per reverendum in Christo patrem fratrem De-
«siderium Doneti, priorem» ( Celestinorum de Macoussiaco?). Ainsi, sui-
vant cette note, le volume, qui est en papier, aurait coûté ko écus, en 1 48 1 ,
au prieur des Célestins de Macoussy, ce qui semble constater la rareté du
livre à cette époque.
1 Catal. (in- fol.) p. 90.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE VI. 271
Paris en 1/168, comme Fusl était venu y vendre, deux
ans avant, les Offices de Cicéron. Ce document est la
quittance donnée par Schoiffer, le 20 juillet 1A68, aux
pensionnaires du collège d'Autun à Paris, de la somme
de 1 5 écus d'or pour le prix d'un exemplaire en vélin ,
non relié [in quaternis). Nous donnons (sous le n° 5 ) le fac-
similé de ce précieux monument de l'écriture de Schoiffer,
copié sur l'original , conservé dans l'armoire de fer des
Archives générales de la république1. Le signe qu'on voit
au-dessous de l'acte en guise de signature est une espèce
de monogramme où se retrouvent fondus ensemble les
signes qui paraissent sur les deux écussons de Fust et de
Schoiffer. Il convenait, en effet, parfaitement à ce der-
nier de réunir en un même chiffre les marques artistiques
qui avaient rendu son atelier si célèbre.
Voici le texte latin de cette quittance :
Ego Petrus Gernsziehem , impressor librorum dyocesis Magun-
tinensis, confiteor vendidisse venerabilibus magistris et scolaribus
bursariis collegii Eduensis Parisius fundati quendam librum nun-
cupatum Summa secunda secunde partis sancti Tbome , in per-
gameno , in quaternis , non illuminalam , incipiente in secundo
folio ut Augustinus dicit, et finiente in penultimo folio ante la-
1 S. 6346. Les rédacteurs de la Bibliothèque de l'école des Chartes (an-
née 1849), c[ui ont ^es premiers appelé l'attention sur ce monument,
disent à tort qu'il fut donné quatre mois après l'impression du livre. La
date du 6 mars 1 467 que porte la souscription de la Somme de saint Thomas
se rapporte bien à l'année 1467 , et non à l'année 1 468 nouveau style, car
on ne suivait pas à Mayence l'usage de la France. Il suffirait pour le prou-
ver de citer le livre des Offices de Cicéron, daté du mois de février 1466 , et
donné à Louis de Lavernade au mois de juillet de la même année.
272 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
bulam mgressus sed, etc. pro pretio quindecim scutorum auri , que
vere et realiter ab eis recepi; et de predicta summa quindecim
scutorum auri quito ante dictos magistros et bursarios , et predic-
tum librum garentisare promisi et promitto adversus quoscum-
que. Et in fidem et testimonium premissorum banc presentem
quitanciam mea propria manu Parisius scripsi et subsignavi. Anno
Domini millesimo quadringentesimo sexagesimo octavo , die vero
vigesimo mensis Julii.
(Ici le monogramme.)
Schoiffer, qui avait commencé l'année 1 46 y par la pu-
blication de la Somme de saint Thomas, la termina par
une seconde édition des Constitutions de Clément V1,
dont il avait publié la première en 1/160. Je n'ai rien à
dire de cette nouvelle édition , qui est entièrement con-
forme à la première , sinon qu'on retrouve dans la sous-
cription les mêmes termes que dans celle de la Somme
de saint Thomas , qu'il adopta dans la plupart des ou-
vrages publiés par lui à cette époque. Voici cette sous-
cription , dégagée bien entendu des abréviations en usage
alors.
Presens Clementis quinti opus Constitutionum clarissimum,
aima in urbe Maguntina inclite nacionis Gennanice, quam Dei
clementia tam alti ingenii lumine donoque gratuito ceteris terra-
rum nacionibus preferre illustrareque dignatus est , artificiosa qua-
dam adinventione imprimendi seu caracterizandi absque ulla ca-
lami exaratione sic effigiatum , et ad eusebiam Dei industrie est
consommatum per Petrum Schoiffber de Gernszbeem, anno Do-
minice Incarnacionis m. cccc. lxvii , octava die mensis Octobris.
1 On ne connaît jusqu'ici qu'un exemplaire en papier de ce livre (Bibl.
Schwartz , part. II, p. 67) ; tous les autres sont en vélin.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE Vf. 273
Le ilx mai 1A68, Schoiffer donna une première édi-
tion des Institutes de Justinien , sous le titre de Justiniani
imperatoris Instiiiitioiium juris libri VI, cum cjlossa. C'est
un volume in-folio de 100 feuillets disposés comme les
Clémentines, c'est-à-dire que le texte, sur deux colonnes
assez exiguës en caractère de la Bible de 1 k6i , est com-
plètement enfermé dans des notes en caractère du Ratio-
nale. L'intelligence avec laquelle est faite la mise en pages
de ces livres , fort à la mode alors , est admirable. On lit
à la fin du volume les vers suivants , relatifs à l'invention
de l'imprimerie , et qui trouvent naturellement leur place
ici. Je copie exactement l'orthographe de l'original :
Scema tabernaculi Moises , Salomon quoque templi ,
Haut prêter ingenuos perficiunt dedalos.
Sic decus ecclesie majus : major Salomone
.Jam renovans rénovât Beselehel et Hyram.
Hos dédit exiroios sculpencli in arte magistros ,
Cui placet en mactos arle sagire viros ;
Quos genuit ambos urbs Magunlina Johannes,
Librorum insignes protbocaragmaticos.
Cum quibus optatum Petrus venit ad poliandrum,
Cursu posterior, introeundo prior :
Quippe quibus prestat sculpendi lege sagitus
A solo dante lumen et ingenium.
Natio queque suum polerit reperire caragma,
Secum nempe stilo preminet omnigeno.
Credere difficile est doctores quam preciosa
Pendat mercede scripta recorrigere.
Ortbosinthelicum, cujus sinlagma per orbem
Fidget , Franciscum presto magistrum babet.
274 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Me quoque devinxit1 illi non vile tragema,
Publica secl comoda et terrigenum columen.
Sic2 utinam exscobere falsis molianlur ydeam ,
Qui sintagma regunt, et prothocaragma legunt!
Auréola indubie preniiaret eos logothece ;
Quippe libris cathedras mille suberudiunt.
Voici la traduction, aussi littérale que possible, de cette
poésie barbare, dans laquelle on trouve la trace de l'in-
vasion des Grecs en Occident3, après la prise de Cons-
tantinople, et peut-être aussi quelque réminiscence de
franc -maçonnerie, venue de la même source.
a Moïse par le plan du tabernacle, Salomon par celui
du temple , n'ont produit que des ouvrages ingénieux ;
l'Eglise brille d'un éclat plus vif. Plus grande que Salo-
mon, elle a renouvelé et renouvelle Beselehel4 et Hiram5.
Celui qui se plaît à développer le talent hardi nous a
donné deux grands maîtres dans l'art de graver du nom
1 Ce mot a été changé en conjunxit dans la réimpression que SchoiHer
fit plus tard des vers de son correcteur anonyme.
2 Les réimpressions portent 0 au lieu de Sic.
3 II est à remarquer toutefois que les mots grecs qui se trouvent dans
cette édition, au lieu d'être imprimés avec des caractères grecs, comme
dans les Offices de Cicéron, ont été imprimés avec des caractères romains ,
ou, pour mieux dire, gothiques, et fort incorrectement encore, ce qui jure
avec les prétentions affichées dans la pièce de vers citée plus haut.
4 Le neveu de Moïse, architecte et fondeur de toutes sortes de métaux,
employé par son oncle à la construction et à l'ornement du Tabernacle.
5 Roi de Tyr qui fournit les matériaux à David pour son palais, et à Sa-
lomon pour son temple. (Exod. xxx, 2-5; xxxv, 3o-33; II Reg. v, 1 î;
I Parai, xiv, i; III Reg. v, 8-io.)
PREMIÈRE PARTIE. —CHAPITRE VI. 275
de Jean , tous deux natifs de Mayence , et devenus illustres
par la première impression des livres. Pierre marcha
avec eux vers le but désiré : parti le dernier, il arriva le
premier1, rendu supérieur dans l'art de graver par celui
qui donne seul la lumière et le génie. Chaque nation
pourra maintenant se procurer son caractère propre, car
il excelle dans la gravure de tous les types. On a peine
à croire quel haut prix il donne aux savants pour corriger
ses éditions. Il a près de lui maître François, grammai-
rien dont la science méthodique est admirée de tout le
monde. Je lui suis aussi attaché, non par l'appât d'un
vil gain, mais par l'amour du bien général et la gloire de
ma patrie. Oh! s'ils parvenaient à purger les textes de
leurs fautes ceux qui règlent l'arrangement [des carac-
tères] (les compositeurs) et ceux qui lisent les épreuves
(les correcteurs), les amis des lettres les gratineraient in-
dubitablement d'une auréole, eux qui viennent en aide
par leurs livres à des milliers de chaires ! »
Comment s'appelait l'auteur de ces vers, et quelles
fonctions remplissait-il dans l'imprimerie de SchoifFer?
1 H y a ici dans le texte un jeu de mots faisant allusion au passage de
l'Évangile de saint Jean (xx, 3-6) où il est dit que l'apôtre chéri de Jésus,
parti après Pierre pour aller voir le tombeau du Christ, arriva cependant
avant lui : «Exiit ergo Petrus, et ille alius discipulus (Johannes), et ve-
« nerunt ad monumentum. Currebant autem duo simul, et ille alius disci-
«puius pracucurrit citius Petro, et venit primus ad monumentum (po-
«lyandrum).» Ici, au contraire, c'est Pierre qui arrive avant Jean. Voilà
l'explication fort simple de ce passage qui a tant intrigué les savants , et
particulièrement Schelhorn.
276 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Nous l'ignorons complètement. Nous n'en savons guère
plus sur maître François, ce correcteur si célèbre alors;
car nous ne connaissons que son nom. Quant aux deux
Jean natifs de Mayence, ce sont Gutenberg et Fust;
Pierre, c'est Schoiffer lui-même, qui n'entra que plus
tard dans la carrière , comme on le dit ici , et qui alla
plus loin que ses maîtres : ce qui n'est pas extraordinaire,
puisqu'il parlait du point où Gutenberg n'était arrivé
qu'après vingt ans de travaux.
Dans cette même année 1 468 , Schoiffer donna un
autre ouvrage daté , ce fut une seconde édition de la
Grammatica vêtus rhithmica , mais en caractères plus gros
que ceux qui avaient paru dans la première , et avec
des additions marginales fort importantes, qui deman-
dèrent de la part de l'ouvrier beaucoup de travail et d'a-
dresse, à cause des parangonnages qu'elles nécessitaient.
Le texte est ici en caractère de la Bible de 1/162; dans
les additions on trouve le caractère du Rationale et le
petit caractère du Psautier. A la fin de cette partie,
on lit une souscription en douze vers, dans le même
style que celle en quatre vers qui se trouve à la fin de la
première édition, et dans laquelle on apprend que le
livre a été imprimé à Mayence en i/j68 (Tcrseno sed in
anno terdeni Jubilei : l'an 3 fois 6 du 3oe jubilé de 5o
ans). A la suite de cette partie en vers déjà imprimée,
qui forme 1 8 feuillets , s'en trouve une autre entièrement
nouvelle , et en prose , de 2 y feuillets à deux colonnes ,
exécutée avec un nouveau caractère de la force de celui
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE VI. 277
du Rationale comme corps, mais d'un œil plus gros , et j'a-
jouterai plus beau, quoique dans le même style. Schoif-
fer se dispensa même d'en graver les capitales , et se ser-
vit de celles de son petit caractère , qui devaient suffire ,
en effet, puisqu'elles occupaient tout le corps de la lettre.
Le motif de cette économie doit être attribué sans doute
au désir d'éviter la façon d'un nouveau moule, instru-
ment fort coûteux, auquel il était difficile de donner
toujours la justesse nécessaire1.
Dès ce moment Schoiffer eut trois caractères parfai-
tement gradués, avec lesquels il pouvait, en les mariant
aux trois gothiques qui lui venaient de Gutenberg , exé-
cuter toute sorte de travail.
La seconde portion du livre dont nous nous occupons,
imprimée en caractère nouveau, commence ainsi : «Su-
it perioribus nuper diebus penitiora quedam grammatice
«rudimenta, etc. »
La Sema Santander dit qu'on trouve dans ce livre
tous les caractères dont Fust et Schoiffer ont fait usage :
c'est une erreur, car on n'y trouve ni le caractère de la
Bible de k 2 lignes , ni le gros caractère du Psautier.
On ne connaît qu'un seul ouvrage daté de Schoiffer de
l'année 1 469 ; mais on en possède trois de 1 A70. Celui de
1 A 6 9 est intitulé : S. Thomœ de Aquino Eocpositio libri quarti
sententiaram. C'est un grand in-folio imprimé à deux co-
1 «Le mécanisme en est même encore aujourd'hui d'une exécution
difficile.» Amb. Firmin Didot, article Typographie (Encyclopédie nouvelle,
t. XXVI, col. 586, note 3).
278 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
lonncs avec le petit caractère de Schoiffer, et divisé comme
toujours par cahiers de cinq feuilles. La souscription, en
caractère de la Bible de 1/462, et conforme, quant au
texte , aux souscriptions des Institales et des Clémentines,
nous apprend que ce livre a été terminé le 1 3 juin.
Nous avons déjà vu, dans le chapitre précédent1, un
document fort curieux relatif à ce livre, et qui peut nous
donner une idée du temps qu'on mit à l'imprimer, c'est
l'acte qui constate la date de l'emprunt fait par Conrad
Fust, au chapitre de l'église de Saint-Pierre de Mayence,
d'un exemplaire manuscrit. On voit que cet emprunt eut
lieu le 1 k janvier 1&68. Huit jours s'étaient à peine écou-
lés que le livre était rendu aux religieux, qui de leur côté
restituèrent le gage reçu en nantissement, et biffèrent la
mention du prêt sur leurs registres. Il est probable qu'on
se servit seulement du manuscrit en question pour colîa-
tionner la copie destinée au compositeur, car il n'est pas
croyable qu'on eut pu en si peu de temps faire transcrire
un aussi gros volume. C'était beaucoup que de le lire en
huit jours. Quoi qu'il en soit, l'impression de ce livre ne
fut terminée que dix-sept mois après, et on n'en sera pas
surpris lorsqu'on saura qu'il ne forme pas moins de 2 7 /j
feuillets ou 548 pages in-folio à deux colonnes, de 60
lignes chacune, en petit caractère du Bationale. Bien des
imprimeurs de Paris n'iraient pas plus vite aujourd'hui2.
1 P. 260, et fac-similé n° 4-
2 H y a loin de là cependant à la promptitude que M. de Laborde sup-
pose dans l'impression de la première Bible, qui aurait été, suivant lui,
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 279
Quant aux trois ouvrages datés de 1/170, les voici,
sinon dans l'ordre rigoureux de la chronologie , qu'il n'est
pas toujours possible de suivre avec les indications incer-
taines des souscriptions, du moins dans l'ordre probable.
Le premier fut une seconde édition des Décrétâtes de
Boniface VIII. Je n'ai rien à dire de ce livre, qui est ab-
solument conforme à l'édition de 1 465 , sauf la date, qui
est ici celle du 1 7 avril 1/170.
Le second est une édition des Epîtres de saint Jérôme,
en deux gros volumes grand in-folio, formant Zio8 feuil-
lets, divisés comme toujours par cahiers de cinq feuilles,
sauf une espèce d'avant-propos de deux feuilles séparées,
où Schoiffer fait une critique sage et judicieuse de l'édi-
tion donnée deux ans avant par les imprimeurs de Rome,
avec l'assistance de l'évêque d'Aléria x. Chaque page a
deux colonnes de 56 lignes chacune; les rubriques sont
imprimées. Tout est exécuté avec le caractère de la Bible
de 1 462. On apprend dans la souscription, placée à la fin
du second volume , que le livre a été achevé le 7 sep-
tembre.
exécutée en six mois, quoique beaucoup plus considérable (voyez Débuis
de l'imprimerie à Majence et à Bamberg, p. 2 3). Il est vrai qu'à la page sui-
vante M. de Laborde suppose que Schoiffer, qui devait être devenu plus
habile, a mis deux ans à imprimer la Bible de 1462 , qui est moins volu-
mineuse que la Bible de 42 lignes (ibid. p. 24).
1 « L'on croit lire, dit Mercier, abbé de Saint-Léger (Supplément à l'his-
toire de l'imprimerie de Prosper Marchand, p. i48), non pas l'écrit d'un
imprimeur, mais une discussion raisonnée d'un éditeur habile. » Mercier
ignorait que Schoiffer eût fait des études classiques , ce que nous avons
rapporté au précédent chapitre.
280 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Les Epîtres de saint Jérôme présentent une particula-
rité assez singulière, et qui a porté à croire qu'il y a eu
deux éditions de ce livre en îàio : plusieurs parties en
sont entièrement différentes. Il est du moins certain qu'on
a réimprimé l'introduction du premier volume, formant
k feuillets, et les i 38 derniers feuillets du deuxième vo-
lume. Je ne puis deviner le motif qui a porté Schoiffer
à faire cette réimpression. S'il s'agissait des premières
feuilles du livre , on pourrait croire que le chiffre du ti-
rage ayant été jugé trop restreint pendant l'impression , on
l'avait élevé pour les dernières feuilles , et qu'ensuite on
avait été forcé de retirer les premières; mais ici le cas
qui se présente est tout différent, et ne peut s'expliquer
que par une erreur de calcul. Peut-être avait -on fixé
pour le tirage de ce livre un chiffre plus élevé que d'ha-
bitude, fixation qui aurait été suivie pour les premières
feuilles et oubliée pour les dernières, qu'on aurait ensuite
été forcé de réimprimer. Quoi qu'il en soit, le fait existe,
et je le signale sans avoir la prétention de l'éclaircir.
Les Epîtres de saint Jérôme présentent encore un hors-
d'œuvre assez étrange. Le verso du dernier feuillet du
second volume est entièrement rempli de pièces de vers
en l'honneur de l'imprimerie, et parmi elles on voit pa-
raître celle qui se trouvait déjà à la suite des Institutes
de 1/168, avec quelques légères variantes seulement1.
Nous avons cité précédemment2 un extrait du Nécro-
1 Voyez ci-dessus, p. 274, notes 1 et 2.
- P. 254.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE VI. 281
loge de Saint- Victor de Paris qui prouve que Schoiffer
crut devoir venir placer lui-même son livre dans cette
ville. On voit, en effet, qu'il en donna, de concert avec
Conrad Fust, autrement dit Hanequis, appelé par cor-
ruption Conrad Henlif dans ce document, un exemplaire
à l'abbé de Saint-Victor pour la fondation de l'anniver-
saire de Jean Fust, qui y était sans doute enterré. Selon
l'usage, la date de cette fondation n'est pas indiquée dans
le volume; mais je crois qu'on peut sans hésiter la rap-
porter aux premiers mois de 1 kl 1 .
Le troisième ouvrage publié par Schoiffer en 1/170
est celui qui porte le titre barbare de Mammotrectus , sive
dictionarium vocabuloram , etc. Comme l'indique son titre,
c'est un dictionnaire destiné aux ecclésiastiques peu éclai-
rés. Ce livre est de Jean Marcliesinus , qui l'acheva en
1 466. L'édition de Schoiffer forme un volume petit in-
folio à deux colonnes en caractère du Rationale. La sous-
cription , imprimée en caractère intermédiaire de Schoif-
fer, que j'appellerai n° 2 , nous apprend que l'impression
ne fut terminée que le jour de la vigile de saint Martin,
c'est-à-dire le 1 o novembre , s'il s'agit du célèbre évêque
de Tours, dont la fête tombe le 11. Le même jour il
parut dans l'Argovie une autre édition de ce livre , dont
nous aurons occasion de parler plus loin.
L'année 1/171 n'est pas moins chargée que la précé-
dente. On connaît trois éditions de Schoiffer portant cette
date :
in Valerii Maximi De dictis factisque meniorabilibus , etc.
282 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Volume petit in-folio à longues lignes, caractère de la
Bible de 1/162; 198 feuillets divisés en cahiers de cinq
feuilles. Les sommaires sont imprimés en rouge. La sous-
cription porte que ce livre a été terminé le 1 8 des ka-
lendes de juillet, c'est-à-dire le ik juin. A la suite de ce
livre se trouve, dans un exemplaire seulement, un petit
traité de Probus, intitulé Epitlwma de prénomme apiul Ro-
manos1, formant 12 feuillets in-folio.
20 Clementis V Constilutiones , troisième édition de ce
livre faite par SchoiîFer. Cette dernière diffère des précé-
dentes en ce que les notes ou commentaires sont impri-
més avec le caractère n° 2. Les rubriques sont exécutées
à la presse. Les appels de notes sont écrits en rouge sur
les mots dans le texte, et au commencement des notes
dans les commentaires. La table des rubriques, qui est
imprimée , renvoie à des folios qui n'existent pas dans le
livre, et qu'on mettait sans doute à la main. Cette table,
du reste, n'est pas dans tous les exemplaires. La sous-
cription de ce livre , conforme à celle de l'édition précé-
dente , nous apprend qu'il a été terminé le 1 3 août.
3° S. Tkomœ deAquino Prima secundœ. C'est la première
et la seule édition de ce livre faite par Schoiffer, quoi
qu'en aient dit les bibliographes, qui lui attribuent à
tort une édition sans date , dont les caractères sont, il est
vrai, fort approchants de ceux de la Bible de 1/162, mais
en diffèrent cependant en quelques points2. L'édition
1 Voyez Van Praet, Vélins de la Bibholh. du roi, t. IV, p. 3i5.
2 Voyez la description de ce livre, ci-dessus, p. 269.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE VI. 283
de 1 A 7 1 forme un gros volume in-folio dont le sommaire
de la première page est imprimé. L'ouvrage est à deux
colonnes , de 6 1 lignes chacune, en caractère n° î . La sous-
cription , en caractère n° 2 , nous apprend que le livre a
été terminé le 8 novembre.
L'année 1/172 nous fournit également trois ouvrages
datés de Schoiffer.
Le premier, intitulé Gratiani Decretum, seu discordan-
tium canonum concordiœ, cum glossis Barilwlomei Brixiensis
et Johannis Theutonici, forme un gros volume in-folio de
ki 2 feuillets1, composé, comme les Clémentines, d'un
texte enfermé de tous côtés dans des notes ou commen-
taires. Ce texte est en caractère n° 3 de Schoiffer, les
notes en caractère n° 2 . La souscription du livre , d'une
forme toute nouvelle, nous apprend qu'il a été terminé
aux ides (c'est-à-dire le 1 3) d'août. Voici cette souscrip-
tion, imprimée en rouge, comme tous les sommaires,
et suivie du double écusson :
Anno Incarnalionis Dominice M. cccc. lxxii , idibus Augustiis,
sanctissimo in Christo pâtre ac domino domino Sixto papa quarto
pontifice maximo; illustrissimo , nobilissime domus Austrie, Fri-
derico , Romanorum rege gloriosissimo , rerum dominis ; nobili
necnon generoso Adolpho de Nassau archiepiscopatum gerenle
Maguntinensem , in nobili urbe Moguncia , que nostros apud ma-
jores aurea dicta, quam divina eciam clementia, dono gratuito,
pre ceteris terrarum nationibus arte impressoria dignata est illus-
trare, hoc presens Gratiani decretum, suis cum rubricis, non
1 La Bibliothèque nationale de Paris en possède un magnifique exem-
plaire divisé en deux tomes.
284 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
atramenlali penna, cannave, sed arte quadam ingeniosa impri-
mendi, cunclipolente adspiranti Deo, Petrus Schoiffer de Gern-
szheym suis consignando scutis féliciter consummavit.
Le second ouvrage publié par Schoiffer en 1/172 fut
une Bible en deux volumes, conforme en tout à l'édition
de 1462, sauf la souscription, qui est semblable à celle
des Décrétâtes de i/i65, et nous apprend que l'impres-
sion a été terminée la vigile de saint Matthieu apôtre (le
20 septembre) 1 k 7 2. On n'en connaît point d'exemplaire
sur vélin , ce qui a droit de surprendre , quand on songe
au grand nombre d'exemplaires de cette dernière espèce
qu'on possède de l'édition de 1/162. Sans doute que déjà
le vélin commençait à faire défaut.
Le troisième ouvrage est une seconde édition des Ins-
titutes de Justinien conforme à la première, celle de 1 468 ,
sauf la date d'impression, qui est ici du 29 octobre « mïlie-
n'simo (sic) cccc lxxii. » La souscription est également
suivie des vingt-quatre vers que nous avons déjà donnés
page 273.
L'année 1/170 nous fournit aussi trois éditions datées :
i° Une troisième édition des Décrétâtes de Boni-
face VIII, conforme aux précédentes, sauf le caractère
des commentaires , qui est ici le n° 2 au lieu du n° 1 .
Le volume se compose de 161 feuillets , y compris celui
sur lequel se trouve la souscription , qui est détaché.
Les sommaires sont imprimés ; le livre est divisé comme
toujours en cahiers de cinq feuilles. La souscription an-
nonce qu'il a été terminé aux nones (le 5) d'avril.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 285
2° Augustinus, De civitate Dei libri xxn, cum commen-
tariis Tlwmœ Valois et Nie. Triveth, un volume grand in-
folio à deux colonnes. Le texte est encadré dans les
commentaires , comme au volume précédent. Les carac-
tères sont ici les nos 1 et 3 de Schoiffer. La souscription ,
emi est dans le genre de celle du Décret de Gratien im-
primé en 1/172, nous apprend que le livre a été ter-
miné le 5 septembre.
3° GregoriilXNova compillatio Decretalium , un volume
grand in-folio; sommaires imprimés; texte en caractère
n° 3 , encadré dans des commentaires en caractère n° 2 .
La souscription , conçue dans les mêmes termes cpie celle
du Décret de Gratien de 1/172, nous apprend que le
livre a été terminé le 9 des calendes de décembre (23 no-
vembre) 1/173. A la fin du volume se trouvent (sur le
verso du dernier feuillet dans quelques exemplaires, et
dans d'autres sur un feuillet distinct) plusieurs pièces
de vers en l'honneur de la typographie, parmi les-
quelles figure encore celle qui termine les Institutes de
Justinien de 1 468.
L'année 1 A 7 A ne nous fournit que deux ouvrages datés :
i° Henrici Herp Spéculum aureum decem preceptorum
Dei, un volume in-folio de Ao3 feuillets ou 806 pages,
à deux colonnes de A 9 lignes chacune ; caractère n° 1 . La
souscription, conçue dans les termes ordinaires et im-
primée en caractère n° 2 , nous apprend que le livre a
été terminé le A des ides (c'est-à-dire le 10) de sep-
tembre.
286 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
2° Turrecremata , Expositio brevis et utilis super toto psal-
terio, un volume petit in-folio, à longues lignes, carac-
tère n° 3 de Schoiffer, avec des capitales d'une forme go-
thique allemande pour marqner les versets. Il paraît qu'on
gravait ces capitales à mesure qu'on composait , et qu'il y
en avait peu d'abord , car on en a laissé beaucoup en blanc
dans les premières pages. Les titres ou sommaires sont
en caractère n° î de Gutenberg; la souscription, très-
simple, nous apprend que le livre a été terminé le 3 des
ides (c'est-à-dire le 1 1) de septembre, le lendemain du
jour où fut achevé l'ouvrage de Henri Herp , cité ci-dessus.
L'année 1 1\ 7 5 ne nous fournit également que deux
ouvrages datés :
i° Justiniani Codex, cum glossis, un volume grand in-
folio de 3a3 feuillets ou 6h6 pages à deux colonnes;
le texte , en caractère n° 3 , est encadré dans les com-
mentaires en caractère n° 2. L'ouvrage a été terminé
le 7 des calendes de février (c'est-à-dire le 26 jan-
vier) î /ty5.
20 Bemarcli Serniones , un volume grand in-folio, de
k 6 k pages à deux colonnes, en caractère n° 3 de Schoiffer.
Les sommaires sont imprimés. La souscription nous ap-
prend que le livre a été terminé le 1 k avril; elle est suivie
d'une table des sermons. Dans l'exemplaire de la Biblio-
thèque nationale, il y a une partie supplémentaire assez
considérable à la fin du volume.
En 1/176, nous trouvons quatre éditions datées de
Schoiffer :
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI. 287
i° (9 janvier) Bonifacii VIII Liber sextus Decretalium ,
quatrième édition, conforme à la troisième (1/173);
i° (10 mars) Turrecremata, Expositio psalterii, deuxième
édition, conforme à la première (1/17/1);
3° ( 1 3 mai [10 kal. junii]) Justiniani Institationes ,
troisième édition, conforme à la deuxième (1/172);
l\° (10 [k là.] septembre) Clementis V Constituiiones ,
quatrième édition, conforme à la troisième (1/171).
Je ne pousserai pas plus loin cette description des
livres de Schoiffer, qui, au point où nous sommes arri-
vés, n'offrent plus un grand intérêt pour nous.
Depuis un certain nombre d'années, beaucoup d'im-
primeries s'étaient élevées dans les principales villes de
l'Europe. Schoiffer redoubla d'activité pour lutter contre-
la concurrence redoutable que lui faisaient ses nouveaux
confrères. Il se mit à la hauteur des circonstances en éten-
dant son commerce de livres. Ne se contentant pas de
vendre ceux qu'il fabriquait, il se lit le commission-
naire général , pour la France , de ceux qui se publiaient
en Allemagne : c'est ce que démontre un ouvrage de
Duns Scoti, qui se trouve à la bibliothèque de l'Arsenal,
à Paris, et qu'on croit avoir été imprimé par Koburger,
à Nuremberg, vers 1 k 7 k. Ce livre , qui forme un volume
in-folio , est accompagné , en guise de souscription , d'une
quittance de Pierre Schoiffer, de laquelle nous apprenons
que l'ouvrage a été vendu par ce dernier à Jean Henri ,
chantre de l'église de Paris1, moyennant trois écus d'or.
1 Voyez le fac-similé n° 7 des documents. M. Schaab (Die Gesch. etc.
288 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Cette circonstance força Schoiffer à agrandir son éta-
blissement * de Mayence , et à avoir des facteurs pour le
placement de ses livres dans les grands centres intellec-
tuels. Il établit particulièrement un de ces facteurs à
Paris, où il ne pouvait se rendre aussi souvent qu'il l'au-
rait voulu sans doute.
La personne que Schoiffer choisit pour le représen-
ter en France pendant ses absences fut ce même Her-
mann ou mieux Hermann de Stathoen , son compatriote
(car il était du diocèse de Munster), que nous avons
vu figurer précédemment comme facteur de Guymier,
libraire juré de l'Université de Paris. Hermann, qui avait
reçu en dépôt un nombre assez considérable de livres
de l'imprimeur de Mayence, mourut vers l'année 1/17/1,
sans avoir de lettres de naturalisation. Les commis-
saires du roi , en vertu du droit d'aubaine , saisirent
tous les livres qui se trouvaient chez Hermann au mo-
ment de sa mort. La plupart furent divertis ou vendus ,
parce que Conrad Fust (autrement dit Hanequis) et
Pierre Schoiffer, auxquels ils appartenaient, ne purent
les réclamer en temps opportun. Mais, sur les plaintes
de ces derniers, Louis Xï ordonna, par un acte très-
connu et qu'on trouvera plus loin , de leur rembourser
t. I, p. 12 1) , n'ayant connu cet acte que par la copie informe qu'en avait
donnée le rédacteur du Catalogue Lavallière , a lu à tort Pisieiisis pour
Parisiensis.
1 Le jour de saint Laurent 1476 , Schoiffer acheta la maison zum Korb
pour la réunir à son établissement (Schaab, Die Geschichte , etc. t. Il,
p. 70, et Wurdtwein , Bibl. Mocj. doc. n° 19).
PREMIÈRE PARTIE —CHAPITRE VI. 289
une somme de i,lii5 écus, à laquelle ils avaient estimé
la valeur de leurs livres l.
Le lundi après le dimanche Jubilate, c'est-à-dire le
28 avril 1 A772, Schoiffer s'engagea , pour lui et sa femme
Dyna (ce nom est le diminutif de celui de Christina),
par-devant Jean de Sorgenloch, dit Gensfleisch, juge
laïque de Mayence , à vendre dans sa librairie deux cents
exemplaires ( cent quatre-vingts en papier et vingt en vé-
lin) des Décrétâtes imprimées par lui dans l'année pré-
cédente3, et appartenant à son beau-frère Jean Fust,
qui en percevrait le prix. Cette convention éprouva sans
doute quelque difficulté , car elle ne fut publiée , c'est-à-
dire définitive , que le 7 juin (feria secundo, proxima post
dominicain Trinitatis) 1/179.
J'ignore à quel titre Jean possédait ces deux cents
exemplaires des Décrétâtes. Peut-être était-ce comme
héritier de Conrad Fust, son père, qui serait mort vers
cette époque, c'est-à-dire entre le 9 janvier 1/176, date
1 Pour tous ces détails, voyez l'article de Paris, dans la seconde partie
de ce livre.
2 Kôbler, Ehrenrettung Gutenberg's, p. 99; Wetter, Kritische Gesch. etc.
p. 5o/i. M. Scbaab cite quatre fois cet acte d'après Kôhler, et lui assigne
autant de dates différentes, dont aucune n'est bonne [Die Geschichte, etc.
t. I, p. 120- 12 1; t. II, p. 60-6 1 , 70, 483); de plus, il donne à Scboiffer
tantôt le prénom de Pierre, tantôt celui de Jean.
3 M. Scbaab dit que les Décrétales en question étaient de l'édition de 1^3,
ce que l'acte n'indique pas. Il me paraît beaucoup plus probable qu'il s'a-
gissait de l'édition de 1476, récemment acbevée. En effet, pourquoi aurait-
on fait alors une autre édition de ce livre , s'il en fût resté encore deux
cents exemplaires au moins à vendre?
'9
290 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
de la publication des Décrétâtes dont Jean eut sa part,
et le 10 mars de la même année , où fut publiée la se-
conde édition schoifférienne de l'ouvrage du cardinal de
Torquemada, intitulé Expositio psalterii, à partir de la-
quelle Schoiffer fut seul propriétaire de l'imprimerie *.
Toutefois, nous voyons encore figurer Conrad Fust sous
le nom de Henékes dans un procès pendant en 1 48o
entre Pierre Schoiffer et la veuve de Hans Bitz , un de
ses facteurs de librairie établi à Lubeck, qui était mort
sans lui rembourser le prix des livres dont il avait été
chargé d'opérer la vente. L'électeur Diether delsemburg,
qui était remonté sur son siège archiépiscopal après la
mort d'Adolphe de Nassau , délivra pour cette affaire un
rescrit au magistrat de Francfort , qui l'adressa , avec une
lettre d'envoi, au conseil de Lubeck. Ce conseil fit com-
paraître la veuve de Bitz et le tuteur de ses enfants, et
donna acte de cette citation dans une réponse au magistrat
de Francfort. La citation de la veuve de Bitz et celle du
tuteur sont datées de la Saint-Barnabe (1 1 juin) i Zi8o. On
lit sur ces pièces, qui sont conservées à Francfort, un titre
allemand dont voici la traduction : « Plainte de Conrad
Henekes et Pierre Schelfer, imprimeurs à Mayence2. »
Du reste, la mention de Conrad sur ces actes ne
1 Faut-il admettre, au contraire, que Jean Fust, associé jusque-là aux
bénéfices de l'imprimerie, avec sa sœur Christine et son père Conrad, ju-
geant la chose incompatible avec sa qualité et son rang dans la hiérarchie
ecclésiastique , crut devoir prendre avec sa famille certains arrangements ,
à la suite desquels il resta propriétaire des livres en question ?
2 J'emprunte ce renseignement à M. Schaab ( Die Geschichte, etc.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 291
prouve pas absolument son existence à cette époque. Il
se pourrait que Bitz fût mort avant 1/176, et que les
poursuites , commencées aussitôt contre ses héritiers par
les deux associés, se soient prolongées jusqu'en 1/180,
aux mêmes noms. L'acte de 1/180 entendu ainsi, celui
de 1A77 devient parfaitement clair.
En tout cas , l'existence de Conrad ne se prolongea
guère au delà de 1 A80 , car son nom ne paraît plus nulle
part après cette époque.
De son côté, Schoiffer, qui vieillissait, avait alors perdu
beaucoup de son activité. A partir de 1/180, son impri-
merie, qui s'était maintenue assez active jusque-là, com-
mença à décliner, et bien loin de donner, comme en
1/176, quatre éditions par an, il n'en donna pas tou-
jours une. Cependant on le voit s'occuper encore avec
assiduité de ses affaires jusqu'en 1/189.
Dès l'année 1/179 (le 6 septembre), il s'était fait re-
cevoir bourgeois de Francfort-sur-le-Main, où l'appe-
lait souvent son commerce. Il paya pour cela 1 o livres
h schellings \ et prêta serment en cette qualité2. Le 2 1 juil-
let i/i 8 5 (vicjilia sanctœ Mariœ Magdalenœ) , il écrivait de
t. I, p. 5 19), mais je dois dire que j'ai fait de vaines recherches pour voir
auRômer ou ailleurs, à Francfort, les pièces citées ici; MM. Hertzog, Ec-
chard et Kloss , ayant cherché pour moi , n'ont rien pu trouver non plus.
1 C'est la somme qu'avait payée vingt ans auparavant ie briefdrucJter
Jean de Petersheim. (Voyez la deuxième partie de ce livre, à l'article de
Mayence, p. 18.)
2 Schaab, Die Geschichte , etc. t. II, p. 70 et 484, d'après l'original
( Bùrgerbucli) existant aux archives de Francfort.
»9-
292 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
la même ville à Jean Gensfleisch , juge laïque de Mayence,
pour lui réclamer le payement d'une créance déjà an-
cienne, payement dont il avait besoin pour ses affaires1.
Le titre de collègue que Schoiffer donne amicalement
à ce Gensfleisch dans sa lettre nous ferait croire qu'il était
déjà juge lui-même. En tout cas, on a la preuve qu'il le
devint en 1 48o,2, car il existe des actes judiciaires scellés
par lui cette même année d'un sceau où on lit : Sig.
Pétri Schoeffer, jud. sec. judic Mogunt. (Sceau de Pierre
Schoeffer, juge séculier de la justice de Mayence.)
Cette circonstance explique sans doute le déclin qu'é-
prouva alors l'imprimerie de Schoiffer. Absorbé par ses
fonctions de magistrat, il ne pouvait plus lutter avec
avantage contre la concurrence de plus en plus active que
lui faisaient, non-seulement les imprimeurs du dehors,
mais encore ceux qui s'étaient établis à Mayence même.
D'ailleurs son âge (il avait au moins soixante ans en 1/190)
ne lui permettait pas de suivre avec assez de rapidité les
modifications qu'éprouvaient les procédés d'exécution. La
nécessité d'admettre dans les ateliers typographiques , vu
leur multiplication , des ouvriers d'une intelligence et d'une
instruction secondaires , forçait à matérialiser l'œuvre. G'est
alors qu'on voit se généraliser l'usage des signatures , des
réclames, des folios, destinés à simplifier la besogne de l'im-
primeur et du relieur, mais qui n'avaient longtemps été
1 Fischer, Essai, etc. p. 45; Wetter, Kritische Geschichte, etc. p. 424.
C'est la lettre dont il a été question précédemment, p. 202.
2 Gudenus, Cod. dipl. t. II, p. 492.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 293
employés que par quelques artistes. Schoiffer, jadis no-
vateur, mais aujourd'hui devancé par ses confrères, fut
un des derniers à adopter ces signes typographiques , qui
caractérisent une nouvelle période de l'art. A la fin ce-
pendant il fut obligé de suivre le courant, ou du moins
de laisser à ses ouvriers la liberté de le suivre. Il est un
point, toutefois, sur lequel il ne céda pas. Partout la
forme des caractères fut changée : mais Schoiffer n'aban-
donna jamais ceux qui avaient fait sa gloire. Soit entête-
ment de vieillard , soit reconnaissance ou affaire de goût,
il continua à imprimer avec ses vieux caractères go-
thiques , tandis que beaucoup de ses confrères , même en
Allemagne , avaient adopté les caractères romains , dont
la forme nette et précise devait l'emporter un jour chez
tous les peuples libres de préjugés. Aussi le déclin de
son atelier devint-il de plus en plus sensible. Durant les
douze ans qui se sont écoulés de 1/190 à i5o2, on ne
connaît que six ouvrages de lui : c'est deux ans pour un
volume. Le dernier fut une édition du Psautier, datée
du 20 décembre 1 5o2. C'est par cette quatrième édition
qu'il finit sa carrière typographique , comme il l'avait
commencée , près d'un demi-siècle avant , par la première
et célèbre édition de 1 h 5 7.
Pierre Schoiffer est probablement mort dans les pre-
miers mois de 1 5o3 , car son fils Jean publia cette année
même, la vigile des Rameaux (8 avril), le Mercurius Tris-
metjistm, qu'il déclare dans la souscription être son pre-
mier livre.
294 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
On ignore non-seulement le jour où mourut Pierre
Schoiffer, mais encore le lieu où il fut enterré. Sa femme
Christine, qui l'avait épousé fort jeune, car il est pro-
bable que ce fut son âge seul qui retarda le mariage
jusqu'en i/i65, se remaria et lui survécut plusieurs an-
nées : c'est du moins ce qui me semble résulter d'une
inscription tumulaire en allemand publiée par M. Schaab 1,
et qui est datée de l'année 1619. Quant à son fds Jean,
qui devait probablement ce prénom à son bisaïeul , du
vivant duquel il vint au monde, il exerça la profession
d'imprimeur une trentaine d'années après son père. Il
employa parfois le double écusson de Fust et Schoiffer;
mais il se servit aussi de dessins particuliers : ainsi je vois
sur un livre imprimé par lui en 1 5 2 1\ , et intitulé Qua-
tuor Evangeliorum consonantia , une gravure représen-
tant un berger qui garde des moutons, par allusion à son
nom de famille, qui veut dire berger2; près de là on
aperçoit, pendues à un arbre, ses initiales entrelacées, et
au-dessous un autre écusson , où paraît un simple chevron
accompagné de deux étoiles en chef et d'une quinte-
feuille en pointe. C'est, sauf la quintefeuille , qui rem-
place une étoile, celui des deux écussons employés par
1 Die Geschichte, etc. t. II, p. 62.
2 Marchand [Histoire de l'imprimerie, 1. 1, p. 49) a imprimé une marque
analogue, qui est, je crois, non pas de Jean, comme il le dit, mais de
Ives Schoiffer. Le sujet représente également un berger, au-dessus duquel
est le chevron paternel , et au-dessus encore sont les lettres I. S. On trou-
vera dans le premier volume de l'ouvrage de M. Schaab une liste de livres
publiés tant par Jean que par Ives, son successeur.
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 295
son père, et qui lui était propre, l'autre appartenant à la
famille Fust1.
Avant de clore ce chapitre, qui termine la première
partie de mon livre, je dois réfuter l'assertion de quelques
auteurs, qui, se fondant sur des récits inexacts, ont pré-
tendu attribuer à Schoiffer seul l'honneur de l'invention
des caractères mobiles de métal fondu. C'est dans un récit
de Trithème et dans une souscription de Jean Schoiffer,
qu'on a puisé cette opinion ; je vais les discuter l'un et
l'autre. Je commencerai par la narration de Trithème ,
qui est la plus importante, et, pour le faire avec plus de
fruit, je donnerai d'abord le texte latin fidèlement copié
sur l'édition originale de la Chronique d'Hirscliau, impri-
mée seulement, comme on sait, dans le cloître de Saint-
Gall, en 1 690 , quoiqu'elle ait été rédigée avant 1 5 1 !\ - :
His temporibus , in civilate Moguntina Germanise , prope Rhe-
num , et non in Italia, ut quidam falso scripserunt , inventa et exco
gitata est ars iila mirabilis et prius inaudita imprimendi et charac-
terizandi libros per Joannem Guttenberger, civem Moguntinum ,
qui cum omnem pêne substantiam suam pro inventione bujus artis
exposuisset, et nimia diflicultate laborans, jam in isto, jam in alio
deficeret , jamque prope esset ut desperatus negolium intermil
teret, consilio tandem et impensis Joannis Fust, aeque civis Mo-
guntini, rem perfecit incœptam. In primis igitur cbaracteribus
1 Ives Schoiffer se servait d'une vignette tout à fait semblable à celle de
Jean son père. (Voyez-en la représentation dans l'ouvrage de Roth-Schoitzius
intitulé Insigna bibliopolarum et tjpographorum , in-foi. n° 1 1.)
2 Annales Hirsaugienscs , deux vol. in-fol. 1690. (Voyez sous l'an i45o,
t. II, p. 42 1.)
296 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
litterarum in tabulis ligneis per ordinem scriptis, formisque corn-
positis, vocabularium Calholicon nuncupatum impresserunt ; sed
cum iisdem formis nihil aliud potuerunt impnmere, eo quod
characteres non fuerunt amovibiles de tabulis, sed insculpti, sicut
dLximus. Post haec inventis successerunt subliliora, invenerunt-
que modum fundendi formas omnium lalini alpbabeti litterarum ,
quas ipsi matrices nominabant ; ex quibus rursum aeneos sive
stanneos cbaracteres fundebant , ad omnem pressuram sufficientes,
quos prius manibus sculpebant. Et rêvera sicuti ante 3o ferme
annos ex ore Pétri Opilionis de Gernsbeim, civis Moguntini, qui
gêner erat primi artis inventons, audivi, magnam à primo in-
ventionis suse baec ars impressoria habuit difficultatem. Impi^essuri
namque Bibliam , priusquam tertium complessent in opère qua-
ternionem , plus quam 4ooo florenorum exposuerunt. Petrus au-
tem memoratus Opilio , tune famulus , postea gêner, sicut diximus ,
inventons primi , Joannis Fust , bomo ingeniosus et prudens , fa-
ciliorem modum fundendi cbaracteres excogitavit, et artem, ut
nunc est, complevit. Et hi très imprimendi modum aliquandiu
tenuerunt occuitum, quousque per famulos, sine quorum minis-
terio artem ipsam exercere non poterant, divulgatus fuit, in Ar-
gentinenses primo, et paulatim in omnes nationes.
Voici maintenant la traduction :
§ iei. «Ce fut à cette époque (i/t5o), dans Mayence,
« ville de Germanie , sur le Rhin , et non en Italie , comme
«quelques-uns l'ont écrit faussement, que fut imaginé
« et inventé cet art admirable , et jusqu'alors inouï, d'im-
« primer les livres au moyen de caractères, par Jean
« Gutenberg , citoyen mayençais. »
Tri thème semble avoir copié ici la Chronique de Co-
logne, dont nous avons donné précédemment la tra-
duction. Comme l'auteur de ce livre, il réfute ceux qui
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 297
prétendaient attribuer à l'Italie l'honneur de la décou-
verte; mais il ne dit rien des travaux des Hollandais,
auxquels il semble pourtant faire allusion dans un pas-
sage de sa Chronique de Spanheim écrite vers 1 5 06 1,
§ 2. «Après avoir compromis jusqu'à son existence
« pour la recherche de cet art , et lorsque , travaillé par
(( la nécessité , il faillissait de tous côtés , et était sur le
« point, dans son désespoir, d'interrompre son entreprise ,
« Gutenberg trouva enfin dans les conseils et les avances
« en argent de Jean Fust, également citoyen de Mayence,
« les moyens de mener à fin son œuvre commencée. »
Il n'y a rien à dire sur ce paragraphe.
§ 3. «Ils imprimèrent d'abord au moyen de carac-
« tères gravés l'un après l'autre sur des tablettes de bois ,
« et dont les figures étaient artistement faites, le vocabu-
« laire appelé Catholicon; mais ils ne purent imprimer rien
«autre chose avec ces caractères2, parce qu'ils ne pou-
ce vaient être séparés des tablettes, y étant gravés, comme
« nous l'avons dit. »
Ici Trithème mêle à des notions positives de vagues
1 «His quoque temporibus (i£5o), ars imprimendi et characterizandi
« iibros a novo reperta est in civitate Moguntina , per quemdam civem qui
« Joannes Gutenberg dicebatur ; qui cum omnem substantiam propter ni-
« miam difficultatem inventionis nova? in eam perficiendam exposuisset ,
« consiiio et auxilio bonorum virorum Jobannis Fust et aborum adjutus ,
« rem incœptam perlicit. Primus autem bujus artis dilatator fuit, post
« ipsum inventorem , Petrus Opiiionis de Gernsbeim , qui multa volumina
«suotempore impressit. » (Chron. Sponlieim. Francfort, 1601, in -foi.
p. 366.)
2 Mot à mot, « avec ces figures (formis), parce que les caractères. ...»
298 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
renseignements sur l'origine de l'art. Ce n'est pas pour
imprimer des planches xylographiques , procédé connu
depuis plus d'un demi-siècle , que Gutenberg aurait com-
promis jusqu'à son existence. Cette partie du récit de
Trithème est non-seulement improbable , mais encore
formellement contredite par les termes de l'acte d'asso-
ciation de Gutenberg et de Fust, dont nous avons donné
une traduction. Trithème cite, il est vrai, un livre qui
aurait été exécuté de cette manière -, mais son assertion
est fausse de tous points s'il veut parler du Catholicon de
1 46o, attribué à tort jusqu'ici à Gutenberg, et tout à fait
invraisemblable s'il a entendu parler d'un autre livre
dont il ne resterait pas de trace aujourd'hui.
§ 4. «Plus tard, à ces inventions en succédèrent de
« plus ingénieuses : ils trouvèrent le moyen de fondre les
«figures de toutes les lettres de l'alphabet latin (qu'ils
« appelaient matrices) , au moyen desquelles ils fondaient
« ensuite des caractères en airain ou en étain , résistant à
« toute pression , caractères qu'ils sculptaient auparavant
«à la main. »
Ce passage de Trithème est très-obscur. Parlant de
choses qu'il ne connaît pas , le bon abbé fait une confu-
sion déplorable. Suivant lui , les inventeurs gravaient
d'abord à la main leurs caractères. Il veut sans doute par-
ler ici des caractères sur planches fixes ; mais comme ce
membre de phrase vient après celui où il est question de
la fonte des caractères, Meerman en a conclu que Guten-
berg avait d'abord fondu des corps de lettre sur lesquels
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 299
il gravait ensuite l'œil. Ce système est tout simplement
absurde; il fait d'ailleurs peu d'honneur au génie de Gu-
tenberg, en lui déniant l'idée si naturelle de fondre Y œil
en même temps que le corps de la lettre. Ensuite, dit Tri-
thème , ils fondirent des matrices de toutes les lettres de
Yalphabet latin. Je ne discuterai pas sur ce mot d'alpha-
bet latin donné aux caractères gothiques dont les pre-
miers imprimeurs de Mayence se sont servis , parce qu'en
réalité les caractères gothiques ne sont pas autre chose
que des lettres latines déformées , et que Trithème a pu
leur donner ce nom par opposition aux lettres de l'al-
phabet grec, par exemple; mais ce que je n'admets pas
aussi facilement , c'est la fonte des matrices. Il est difficile
de croire que Gutenberg n'en était encore arrivé qu'aux
matrices fondues, lorsqu'il a commencé sa Bible. La
chose sérail admissible, peut-être, s'il s'était agi de fondre
quelques caractères. M. Prunelle d'abord1, et M. Wet-
ter ensuite2, ont fait des essais qui prouvent qu'on peut,
à la rigueur, fondre tant bien que mal une certaine quan-
1 «Je sais par expérience qu'en se servant du mélange ordinaire on
peut couler dans une matrice de plomb jusqu'à 120 à i5o lettres, sans
que la matrice soit fondue. Seulement, après les 5o ou 60 premiers jets,
elle paraît un peu altérée, et les traits les plus fins des caractères dispa-
raissent, pour faire place à d'autres traits plus durs. On peut donc fournir
cette première raison des différences que présentent les mêmes lettres
dans une même page, » [Magasin encyclop. de Millin, 1806, t. I, p. 7/1. )
2 Kritische Geschickte, etc. p. 34o, et pi. II. M. Wetter m'a montré à
Mayence ses matrices en plomb. Comme pour ses caractères de bois, il a
eu soin de choisir des caractères très- gros, ce qui infirme un peu ses
conclusions.
300 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
tité de lettres , non pas de cuivre , mais de plomb , avec
une matrice en plomb fondu1. Mais, dans le cas particu-
lier qui nous occupe , ce n'est pas par centaines , c'est par
milliers, par centaines de mille qu'on a procédé, comme
nous l'avons vu, et je doute fort qu'on eût pu arriver à
un résultat par le moyen des matrices en plomb. J'ajou-
terai que le seul livre connu pour avoir été exécuté par
Gutenberg est imprimé avec un caractère parfaitement ré-
gulier, employé plus tard par Schoiffer lui-même , le pré-
tendu inventeur des poinçons. Evidemment, Trithème
confond ici les premiers essais de Gutenberg avec les
premiers travaux de l'association mayençaise.
§ 5. «Et en vérité, il y a de cela près de trente an-
« nées, j'ai appris de la bouche de Pierre Schoiffer2, de
« Gernsheim , citoyen de Mayence , qui était gendre du
«premier inventeur, que cet art de l'imprimerie avait
« rencontré , dès les premiers pas de son invention , de
« grandes difficultés. »
Trithème prétend tenir ce qu'il dit de Schoiffer lui-
même , qui le lui aurait raconté trente ans auparavant.
Si nous retirons trente ans de 1 5 1 h , époque où fut ter-
minée la Chronique d'Hirschau, nous trouvons iàSl\. Or
il y avait plus de trente ans alors que Gutenberg avait
réalisé ses plans -, il y en avait près de vingt qu'il était
1 Voyez ce que j'ai dit moi-même à ce sujet, p. i44 note. On verra du
reste, à l'article de Strasbourg, un essai de ce genre de fonte.
- Le mot de Schoiffer veut dire berger en allemand; Trithème le tra-
duil par le mot latin opilio, qui a le même sens.
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI. 301
mort. Ce n'est pas tout, Trithème reçoit à vingt ans les
confidences de Schoiffer, et c'est trente ans après, lors-
que ce dernier est mort aussi, qu'il les consigne sur le
papier. Joignons à cela qu'il ignorait complètement la
pratique de la profession , et que Schoiffer, qui n'assista
pas aux premiers essais de l'association, a pu, par amour-
propre , ne pas lui dire exactement la vérité.
Je relèverai en passant la contradiction manifeste qu'il
y a dans ce paragraphe, où Trithème donne le titre de
premier inventeur à Fust (non pas beau-père, mais grand-
bcau-père de Schoiffer, s'il est permis de s'exprimer ainsi,
pour être plus exact), et celui où il attribue cet hon-
neur à Gutenberg seul : c'est sans doute de sa part un
simple lapsus calami; mais cela prouve qu'il ne faut pas
prendre à la lettre tout ce qu'il dit.
§ 6. «En effet, ayant entrepris d'imprimer la Bible,
« avant qu'ils eussent achevé le troisième cahier [quater-
« nionem), ils avaient dépensé plus de Zi,ooo florins. »
Lambinet, dont cependant tout le système est basé
sur le récit de Trithème , rejette dédaigneusement ce
passage , qui me semble à moi parfaitement exact. « Est-
il probable, dit-il1, que (les inventeurs) aient commencé
leur opération par la Bible ? . . . . Dans la supposition
qu'ils l'aient commencée, je ne pense point qu'ils l'aient
achevée Les trois premiers quaternions leur avaient
déjà coûté /i,ooo florins du Rhin. Or, chez les anciens
imprimeurs, le quaternion était un assemblage de quatre
1 Origine de l'imprimerie, t. I, p. 1 33.
302 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
feuilles formant seize pages in-folio , et les trois quaternions
quarante-huit. Selon le rapport des monnaies anciennes
aux modernes, que l'on trouve dans le recueil de Sal-
zade (Bruxelles, 176/1, in-quarto), le florin du Rhin est
évalué à 3 livres de notre monnaie. Les trois quaternions
auraient donc coûté 1 2,000 francs. Il fallait encore plus
de cent quaternions pour achever une Bible de huit cent
soixante et dix feuillets, semblable à celle deSchelhorn.
Que l'on juge par là des travaux et des dépenses d'une
pareille exécution ! ... La Bible aux trois quaternions de
Gutenberg et de Fust n'est donc pas celle qu'on a cru re-
marquer dans l'exemplaire décrit par Schelhorn. On ne
la retrouvera point non plus dans celle aux lx 2 lignes qui
suit. >) Ici vient une description de la Bible de Gutenberg,
dans laquelle Lambinet confond tout. Ainsi , suivant lui ,
le caractère de la Bible de k 2 lignes serait le même que
celui du Calendrier de i/i5y, et celui de ce Calendrier
le même que celui employé dans un Donat imprimé par
Schoiffer. Cela est d'autant plus étrange que Lambinet
donne un fac-similé de ce dernier Donat et de la Bible
de A 2 lignes. J'ai précédemment éclairci cette question;
je n'y reviendrai pas. Je relèverai seulement le singulier
calcul de Lambinet à propos des frais qu'auraient occa-
sionnés, suivant Trithème, les trois premiers quaternions
de la Bible de Gutenberg. A ce prix , le livre aurait coûté
800,000 francs. Qui ne voit combien ce raisonnement
est faux? Il est évident que les trois premiers cahiers de
la Bible de Gutenberg ont dû coûter fort cher, si on leur
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 303
applique, comme cela est naturel, toutes les dépenses
des essais antérieurs. Pour pouvoir imprimer ces trois
cahiers, il fallait non-seulement avoir résolu toutes les
difficultés typographiques , avoir gravé et fondu le carac-
tère nécessaire à tout l'ouvrage, mais encore avoir ras-
semblé tous les matériaux, papier, parchemin , encre , etc.
On a pu voir, au reste , par ce que nous avons dit précé-
demment, que cette somme ronde de /i,o.oo écus (ou flo-
rins) avait été dépensée et au delà par Gutenberg avant
la publication de sa Bible , si l'on y comprend , ce qui est
de toute justice , les frais de l'association de Strasbourg ,
dont tous les travaux ne furent sans doute pas perdus.
Je dois relever une autre erreur de Lambinet. Suivant
lui, le mot quaternion désignait autrefois, chez les impri-
meurs, un cahier de quatre feuilles d'impression. A ce
compte, il pouvait résolument affirmer que Gutenberg
n'avait pas imprimé de Bible, car il n'y en a pas une seule
ancienne et anonyme qui ne soit en cahiers de cinq
feuilles. . . Seulement il se serait trompé doublement. Le
mot de quaternion ou de quaterne n'avait pas du tout le
sens absolu que lui attribue Lambinet, et la preuve,
c'est que Schoiffer le donne lui-même à des livres
imprimés dont les cahiers sont de cinq feuilles, comme
on peut le voir dans la quittance qu'il fournit en 1/468
au collège d'Autun pour un exemplaire de la Somme de
saint Thomas. Ce mot servait tout simplement à désigner
les cahiers d'un livre1 , de quelque nombre de feuilles qu'ils
1 Voyez le Glossaire de Ducange au mot quaternio.
304 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
fussent composés. Il est encore en usage avec ce sens géné-
ral dans l'Allemagne et la Hollande1, où un livre en qua-
ternes désigne un livre non relié , c'est-à-dire en feuilles
ou en cahiers. Il tirait sans doute son origine de l'usage
où l'on était précédemment de composer les cahiers des
livres de quatre feuilles ou huit feuillets, comme on le
voit dans les plus anciens manuscrits, et il subsista en
dépit d'un usage différent introduit par l'imprimerie 2.
§ 7. «Mais Pierre Schoiffer, déjà nommé, alors ou-
«vrier, ensuite gendre, comme nous l'avons dit, du pre-
«mier inventeur Jean Fust, homme ingénieux et habile,
« imagina un mode plus facile de fondre les caractères ,
« et donna à l'art la perfection qu'il a aujourd'hui. »
Nous avons déjà vu que Trithème se trompait en attri-
buant à Schoiffer le titre de gendre de Fust (il n'était que
son petit-gendre) , et qu'il se trompait également en don-
nant à celui-ci le titre de premier inventeur, ce qui est
en contradiction avec le commencement de son récit. Il
1 Et même en France et en Italie. En effet, je lis dans les Archives
administratives de la ville de Reims, publiées par M. Varin , dans la Collection
des documents inédits de l'histoire de France, une lettre du xvne siècle, où
il est question d'un quaterne de neuf feuilles (t. I, p. cxxiii). Et d'un
autre côté je trouve dans le livre qu'a publié M. Antonelli (Giuseppe),
sur les premiers livres de Ferrare [Ricerche bibliogr. sulle edizioni Ferra-
resi del secolo xv, Ferrare, i83o, in-4°), le curieux passage que voici
(p. o,3) : «Quaderno con questo nome s' intende indicare dai bibliografi
« un fasciocolo di carta qualunque si sia di tre, di quattro o di più fogli. »
2 C'est ainsi que nous donnons aujourd'hui le nom de plume à un ins-
trument en fer qui n'a aucun rapport avec celui auquel on l'a donné pri-
mitivement, si ce n'est que comme lui il sert à écrire.
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI. 305
ne se trompe pas moins s'il attribue à Schoiffer, comme
on le prétend, l'invention des poinçons et tout ce qui
s'ensuit. Plusieurs années avant qu'il fût employé par
l'association , cette dernière avait commencé l'impression
de la Bible de k i lignes , et le commencement et la lin
de ce livre sont exécutés avec le même caractère , carac-
tère fondu, dont Schoiffer s'est servi lui-même plus tard.
Si l'on rejetait cette conclusion, en contestant l'attribu-
tion de la Bible de Zi2 lignes à Gutenberg, je pourrais
encore m'appuyer sur un autre monument d'une date
incontestable, les Lettres d'indulgences de iA5/i. La
beauté et la netteté des caractères qui figurent dans la
composition de ces Lettres, qui a 3 1 lignes, démontrent
qu'on avait déjà fait usage de poinçons et de matrices
frappées avant Schoiffer. Mais, en admettant que tout ce
que dit Trithème dût être cru à la lettre , malgré les rai-
sons qu'il y aurait de s'en délier, je ne vois pas où Four-
nier, Lambinet et autres ont pu y trouver la preuve de
leur système. Il dit seulement que Schoiffer a inventé un
mode plus facile de fondre les caractères1, ce que j'admets
1 H a pu proposer un mélange de métaux plus convenable que celui
employé jusque-là par Gutenberg. «Ce n'est qu'après nous les avoir re-
présentés, Fust et Gutenberg, occupés des premiers essais de cet art, et
luttant contre les difficultés, qu'il (Trithème) prononce enfin le nom de
Schoiffer, et qu'il amène cet ingénieux artiste pour découvrir seulement
une manière plus facile de fondre les caractères. . . H y a plus de cent ans
que Tentzel a interprété ainsi les paroles de Trithème. Il est difficile de
concevoir pourquoi on leur a donné un autre sens. » (Daunou, Aperçu, etc.
p. i3o, et dans la réimpression de Lambinet, t. I,p. A17.)
306 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
volontiers. Schoiffer a perfectionné l'art, cela est cer-
tain; mais qu'on lui doive l'idée du poinçon, je le nie,
et en cela je me fonde non-seulement sur ce que dit
Trithème , mais encore sur toutes les souscriptions de
Schoiffer lui-même , qui , quoique très-élogieuses pour
lui, ne la revendiquent pas. Que réclame -t- il dans ces
souscriptions? Uniquement l'honneur d'avoir trouvé le
moyen d'exécuter sans plume, non pas le texte de ses
livres , mais les rubriques et les capitales : «... venustate
« capitalium decoratus , rubricationibusque sufïicienter
« distinctus absque calami ulla exaratione. » Quant à
l'invention de l'imprimerie , ni lui ni Fust n'y prétendent
rien. Ils disent seulement que leurs livres sont exécutés
par un art nouvellement inventé : « . . . artificiosa quadam
« adinventione imprimendi seu caracterizandi. » Ils n'au-
raient pas désigné par quadam une invention à laquelle
ils auraient eu une si grande part. Auraient-ils négligé
de s'attribuer le principal, lorsqu'ils se glorifiaient tant
de l'accessoire ? Une pareille hypothèse n'est pas soute-
nable. Dans les vers imprimés à la fin de l'édition des Ins-
titutes de i/i68\ alors que Fust et Gutenberg étaient
morts , Schoiffer déclare positivement que ces deux
Mayençais l'avaient précédé dans l'art de graver. Il dit,
il est vrai , qu'il les a surpassés , ce qui n'aurait rien de
surprenant; mais ce qui pourtant, pour être admis sans
conteste , aurait besoin de venir d'un autre que de lui-
même ou de ses employés.
1 Voyez ci-dessus, p. 273.
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE VI. 307
§ 8. « Tous trois tinrent pendant quelque temps secret
«leur mode d'imprimer, jusqu'à ce que leurs ouvriers,
« sans le travail desquels ils ne pouvaient exercer leur
«art, l'eussent fait connaître d'abord à Strasbourg, et
« successivement chez les autres nations. »
Je n'ai rien à dire sur ce paragraphe, sinon que ce
prétendu secret imposé aux premiers ouvriers typographes
n'avait pas empêché plusieurs d'entre eux de s'établir tant
à Mayence qu'ailleurs avant qu'il en vînt aucun à Stras-
bourg. C'est ce que je démontrerai dans la seconde partie
de ce travail.
Venons maintenant à ce qu'a écrit Jean Schoiffer dans
la souscription du livre de Trithème intitulé Compcn-
clium sive breviarum primi voluminis annaliam sive historia-
rum de origine regain et gentis Francorum, etc. in-folio,
Mayence, 1 5 1 5. Je copie fidèlement cette souscription
sur l'édition originale :
Impressum et completum est presens chronicarum opus, anno
Domini mdxv. in vigilia Margaretae virginis, in nobili famosaque
urbe Moguntina, hujus artis impressoriae inventrice prima, per
Joannem Schôffer, nepotem quondam honesti viri Joannis Fusth ,
civis Moguntini, memorate artis primarii auctoris. Qui tandem
imprimendi artem proprio ingenio excogitare specularique coepit
anno Dominicae nativitatis mccccl. indictione xin. régnante illus-
trissime- Ro. imperatore Frederico III. présidente sanctae Mogun-
tinae sedi reverendissimo in Christo pâtre domino Theoderico,
pincerna de Erpach, principe electore. Anno mcccclii. perfecit
deduxitque eam (divina favente gratia) in opus inprimendi (opéra
tamen ac multis necessariis adinventionibus Pétri Schôffer de
308 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Gernsheim, minislri suique filii adoptivi). Cui etiam filiam suam
Christinam Fuslhin pro digna laborum multarumque adinventio-
num remuneratione nuptui dédit. Retinuerunt autem hii duo jam
prœnominati Joannes Fusth et Petrus Schôffer hanc artem in se-
creto (omnibus ministris ac familiaribus eorum, ne illam quo-
quomodo manifestarent , jurejurando astrictis). Quo tandem de
anno Domini mcccclxii per eosdem familiares in diversas ter-
rarum provincias divulgata haud parum sumpsit incrementum.
Voici la traduction : « L'impression de la présente chro-
nique a été achevée l'an du Seigneur 1 5 1 5 , à la vigile
de Marguerite vierge , dans la noble et célèbre ville de
Mayence, où l'art de l'imprimerie vit le jour, par Jean
Schôffer, descendant de feu l'honorable Jean Fusth, ci-
toyen de Mayence, inventeur de l'art ci-dessus rappelé. Ce
fut en l'année î 45o, î 3e indiction, sous le règne du très-
illustre empereur romain Frédéric III, le très-révérend
père en Christ monseigneur Théodoric , grand bouteiller
d'Erpach, prince électeur, occupant le siège sacré de
Mayence, que ce Jean Fusth commença d'imaginer et
qu'il réalisa enfin , par la seule puissance de son génie,
l'art d'imprimer. L'an i452, la grâce divine aidant, il
avait donné à son art assez de perfectionnements pour
produire des impressions; perfectionnements pour les-
quels cependant il eut besoin des travaux et des décou-
vertes de Pierre Schôffer, son ouvrier et son fils adoptif,
à qui aussi, en récompense de ces travaux et découvertes,
il donna en mariage sa [petite-] frile Christine Fusth. Les
deux susdits Jean Fusth et Pierre Schôffer gardèrent d'a-
bord le secret de leur art, exigeant à cet effet de leurs
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI. 309
ouvriers et familiers le serment qu'ils n'en divulgueraient
en aucune manière les procédés; cependant, à partir de
l'an 1/162, porté par ces mêmes ouvriers dans les diverses
parties du monde , il prenait un grand développement. »
Il ne sera pas nécessaire d'insister longuement pour
faire voir l'inexactitude de ce document, où le nom de
Gutenberg ne paraît pas même. Il est évident que Jean
Schoiffer a voulu donner à sa famille tout le mérite de
l'invention , afin d'avoir plus de relief auprès de ses con-
temporains. Il a saisi pour cela un moment opportun ,
celui où tous ceux qui auraient pu le contredire étaient
morts. Mais les menteurs ne s'avisent jamais de tout :
Jean Schoiffer avait déjà rendu justice au mérite de
Gutenberg dans la dédicace en vers allemands d'un Tite-
Live publié quelques années avant (1 5o5) : « Que Votre
Majesté, disait-il, s'adressant à l'empereur Maximilien,
daigne accepter ce livre , imprimé à Mayence , ville dans
laquelle l'art admirable de la typographie fut inventé, l'an
iA5o, par l'ingénieux Jean Gutenberg, et ensuite per-
fectionné aux frais et par le travail de Jean Fust et de
Pierre Schoiffer. » Voilà la vérité tout entière 1. . . Toute-
fois Jean Schoiffer aurait été plus exact s'il eût dit que
l'art avait été perfectionné « aux frais de Jean Fust et
par le travail de Pierre Schoiffer , » car, dans toute cette
1 Cela n'empêcha pas cet empereur de déclarer officiellement plus tard,
dans le privilège d'un Tite-Live latin publié par le même imprimeur, et
daté du 9 décembre 1 5 1 8 , que l'aïeul de Jean Schoiffer avait inventé l'im-
primerie (chalcographiu) , tant le mensonge audacieux a de puissance !
310 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
affaire , Jean Fust n'a eu qu'un mérite , celui d'avoir de
l'argent d'abord, et ensuite des descendants qui, par
vanité, ont cherché à faire rejaillir sur lui la gloire de
Gutenberg, que personne n'était directement intéressé
à défendre. Il est du reste curieux de suivre ici les pro-
grès de l'erreur : la Chronique de Cologne, tout en attri-
buant un grand mérite à l'invention de Gutenberg , cons-
tate pourtant une invention hollandaise antérieure qui
avait inspiré Gutenberg lui-même. Dans les récits de Tri-
thème1 et de Jean Schoiffer, l'invention hollandaise ne
figure plus, et l'on donne à Gutenberg deux associés dont
la Chronique de Cologne n'avait pas parlé; dans la sous-
cription de ïAbrécjé de l'histoire des Français, de 1 5 1 5 , il
n'est plus question de Gutenberg, et ce sont les derniers
venus qui ont tout le mérite de l'invention.
Je crois que ce que j'ai dit suffit pour caractériser par-
faitement le rôle de chacune de ces trois personnes dans
l'invention de l'imprimerie. Je terminerai cette partie de
mon travail par quelques observations relatives à un livre
sans date , de Schoiffer, qui a beaucoup occupé les bi-
bliographes.
La Bibliothèque nationale de Paris possède quelques
fragments en vélin de deux Donats in-folio imprimés
1 Les Annales d'Hirschau n'ont été connues que fort tard, à la fin du
xvne siècle ou au commencement du xvnie, et n'ont pu par conséquent
avoir d'influence sur les historiens antérieurs ; mais déjà, dans la Chronique
de Spanhcim (ou Sponhcim), publiée au commencement du xvie siècle, Tri-
thème avait dit à peu près la même chose , quoique avec moins de déve-
loppements. (Voyez ci-dessus, page 297, note 1.)
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE VI. 311
avec le caractère de la Bible de ki lignes, c'est-à-dire en
gothique de dix-huit points typographiques. L'un de ces
Donats a 33 lignes à la page; les initiales n'en sont pas
imprimées , mais dessinées à la main , comme dans la
Bible de Gutenberg : je n'ai pas hésité à l'attribuer à ce
dernier. Quant à l'autre Donat, qui a 35 lignes, quelques
auteurs l'ont attribué également à Gutenberg, mais c'était
avant qu'on eût acquis la preuve qu'il ne lui appartient
pas, ce qui n'eut lieu qu'en i8o3. A cette époque, une
personne de Trêves céda à la Bibliothèque nationale de
Paris quelques fragments de vélins détachés de la cou-
verture de vieux livres , et parmi ces fragments se trouva
un feuillet du Donat en question sur lequel est imprimée
en rouge la souscription suivante :
Explicit Donatus arte nova impriniendi seu caracterizandi per
Petrum de Gernszheym, in urbe Mogunlina , cum suis capilalibus
absque calami exaratione effigiatus.
En présence d'un pareil témoignage, le doute n'est
plus permis ; mais ce témoignage n'existât-il pas qu'il n'y
aurait pas sujet de douter davantage. En effet, ce livre
porte d'autres preuves qu'il est sorti des presses de Schoif-
fer. Ces preuves sont : î ° l'impression des capitales en cou-
leur; 2° l'emploi des mêmes lettres ornées que dans le
Psautier de î k^q. Quanta la date de l'impression du Donat,
s'il n'est pas possible de la fixer d'une manière précise, il
est du moins certain qu'elle eut lieu après î 466, époque
de la mort de Fust, car il n'y est pas question de ce der-
nier, qui conserva toujours, de son vivant, comme nous
312 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
l'avons vu, la haute main sur l'atelier typographique de
Gutenberg, dont il était en réalité le seul propriétaire.
Quelques bibliographes , frappés de cette circonstance
de la possession du caractère de la Bible de l\ i lignes par
Schoiffer, en ont inféré que cette Bible appartenait à ce
dernier, et ont attribué alors à Gutenberg la Bible de
36 lignes; M. de Laborde a même imaginé sur ces don-
nées tout un roman1. Le rang distingué que tient ce sa-
vant parmi ceux qui se sont occupés de l'origine de l'im-
primerie me fait un devoir de le réfuter.
M. de Laborde suppose que, dès 1 452 , Gutenberg et
Schoiffer, dans un but de rivalité, travaillaient séparé-
ment, quoique dans le même atelier et pour la même
association , celle dont Fust était le bailleur de fonds , à
se supplanter clans l'esprit de ce dernier, et qu'ils produi-
sirent chacun deux caractères différents (l'un dit de mis-
sel, et l'autre de somme), qui trouvèrent leur premier
emploi dans les Lettres d'indulgences, pour l'exécution
desquelles les deux artistes furent obligés de mêler leurs
types. «Immédiatement après, dit-il, Schoiffer imprima
un Donat, et Gutenberg un Appel contre les Turcs, cha-
cun avec le caractère qui lui appartient »
Il est évident que tout ce système est basé sur un seul
fait, celui de l'impression du Donat par Schoiffer. Or
M. de Laborde renverse lui-même son raisonnement lors-
qu'il ajoute en note2 : «Je ne suis pas encore compléte-
1 Débuts de l'imprimerie à Mayence et à Bamberg , p. 2 i et suiv.
2 Ibid. p. 2 2 , note 1 .
PREMIERE PARTIE. —CHAPITRE VI. 313
ment fixé sur l'époque de la publication de ce Donat. Le
nom de Schoiffer à la fin serait peut-être un indice qu'il
suivit la mise au jour de la Bible. C'est d'ailleurs un fait
de peu d'importance » Comment ! de peu d'impor-
tance! Mais toute la question est là! Suivant moi, le nom
de Schoiffer figure seul dans la souscription du Donat,
parce qu'il n'a été imprimé qu'après la mort de Fust.
Comment admettre, en effet, que celui-ci, dont le nom
paraît toujours le premier dans les souscriptions des livres
publiés par l'association , et quelquefois même tout seul ,
eût permis à Schoiffer de se proclamer l'unique impri-
meur du Donat de 35 lignes, si remarquable d'exécu-
tion, s'il eût été publié dès i452 ou 1 Zi S Zi. ? Il n'a donc
pu l'être que plus tard. Or nous savons qu'en i/i55 Fust
devint propriétaire de tout l'attirail typographique de
Gutenberg; il n'est donc pas surprenant qu'on retrouve
dans l'atelier dont Schoiffer hérita le caractère de la Bible
de ki lignes.
J'ignore complètement sur quoi s'est fondé M. de La-
borde pour prétendre que Gutenberg et Schoiffer mêlè-
rent leurs caractères, car on ne connaît pas un seul livre
imprimé avec les deux petits caractères des Lettres d'in-
dulgences , et il est impossible de dire par conséquent à
qui ils appartiennent. Au reste , toute son argumentation
pèche par la base. A qui persuadera-t-on , en effet, que
Fust, qui avançait avec tant de peine à Gutenberg l'argent
nécessaire à l'impression de sa Bible, eût, de gaieté de
cœur, doublé ses dépenses en payant les frais de deux
314 DE L'ORIGINE DE L'IMPRIMERIE.
Bibles imprimées simultanément? qu'il eût perdu ainsi
son temps et son argent à faire graver pour le même ate-
lier des caractères différents, mais différents de si peu de
chose , qu'ils peuvent passer pour semblables ? En vérité
on ne reconnaît pas là la sagacité habituelle de M. de La-
borde dans les questions typographiques.
Une fois lancé dans cette fausse voie , ce savant a été
entraîné vers d'autres erreurs. Ainsi , ne pouvant nier la
possession par Pfister, dont nous parlerons bientôt, des
caractères de la Bible de 36 lignes, il en a conclu que
Gutenberg, auquel il a gratuitement attribué ce carac-
tère , l'avait donné à son ancien élève. Mais Pfister im-
primait certainement avec ce caractère en 1 46 1 , à Bam-
berg, et nous voyons que l'atelier de Gutenberg existait
encore à Mayence en 1 468. Une des raisons sur les-
quelles M. de Laborde appuie son hypothèse, c'est que
les caractères qui ont servi dans les derniers ouvrages
de Pfister paraissent usés : il n'y aurait rien d'étonnant à
ce que ces caractères eussent été usés après le long ser-
vice qu'ils avaient fait depuis plusieurs années, et sur-
tout après l'impression de la Bible , qui a été exécutée ,
comme nous le verrons, par Pfister avant i46o; mais
l'observation de M. de Laborde n'est pas parfaitement
exacte, car on connaît quelques ouvrages de Pfister qui
sont aussi nets que la Bible.
Dans son système, M. de Laborde est obligé de sup-
poser que la Bible de 4 2 lignes a été imprimée par Schoiffer
dans l'espace de sept mois, c'est-à-dire dans l'intervalle
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. 315
qui s'est écoulé entre la rupture de l'association de Gu-
tenberg et Fust, en novembre i/i55, et le mois d'août
iA56, date que porte l'exemplaire de la Bibliothèque
nationale souscrit par Cremer. Une pareille célérité est
inadmissible au début de l'art , quelque activité et quelque
adresse qu'on suppose dès lors à Schoiffer et à ses aides
Ajoutons pour conclure que cet artiste paraît comme
simple témoin , et non comme associé de Gutenberg et
de Fust, dans le procès que ces deux Mayençais eurent
ensemble en 1 k 5 5 , ce qui prouve qu'il n'était encore
alors qu'un simple ouvrier de leur atelier typographique,
et non pas le concurrent du premier, comme semble le
croire M. de Laborde.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
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